Assassinat de S. Paty : « Ça m’a terrorisée » confie un professeur concernant la vidéo de B. Chnina
À la barre, mercredi 13 novembre, les deux professeurs qui se sont désolidarisés de Samuel Paty tentent de s’expliquer. L’un, rigide, maintient sa position tout en admettant avoir été trop dur. L’autre était visiblement terrifié.
Voilà quatre ans qu’ils intriguent, ces deux professeurs qui se sont « désolidarisés » de Samuel Paty. La cour d’assises les a entendus ce mercredi matin en qualité de témoins. Ils sont cités par la défense qui espère démontrer que le père de l’élève et le militant islamiste étaient fondés à critiquer les méthodes de Samuel Paty, dès lors que celles-ci étaient remises en cause par ses collègues eux-mêmes. Les deux enseignants se retrouvent donc dans la position très délicate d’avoir à justifier un désaveu qui a pris une tournure tragique, au risque d’être instrumentalisés contre leur ancien collègue par ceux qui sont accusés de sa mort.
Le premier à témoigner est J.,51 ans, professeur d’histoire. Mince, pull à col roulé sous une veste foncée, lunettes, on le croirait sorti d’une adaptation d’un roman de Dan Brown. Il s’approche de la barre et commence un récit étrangement syncopé, dans lequel les phrases sont entrecoupées de silences et de raclements de gorge gênés. À l’évidence, ce témoignage est une épreuve. Voilà comment il explique le mail qu’il envoie le 10 octobre (l’incident a eu lieu le 6 octobre, l’attentat le 16) en réponse à celui de la principale dans lequel il se désolidarise de son collègue : « Je refusais de m’associer au fait d’avoir proposé à certains enfants de sortir du cours. Pour moi, cela n’est pas conforme et je n’ai pas changé d’avis. Je ne me suis pas prononcé sur son cours, ni sur l’usage des images, parce que c’est parfaitement conforme ».
« Même si le tribunal de l’opinion a donné de moi une image négative, je suis en deuil ».
Des regrets ? Oui, mais seulement d’avoir écrit « je me désolidarise de mon collègue ». « S’il était là, je lui demanderais pardon d’avoir été si dur » précise-t-il d’un ton égal et sans exprimer d’émotion particulière. De toute façon, il est trop tard. Quand il a écrit ça, il craignait une manifestation devant l’établissement, mais lorsqu’il a compris que la menace était différente, qu’elle visait Samuel Paty et que ce-dernier était physiquement en danger, il s’est tu, se justifie-t-il encore. On comprend au fil de son témoignage que ce qui le ronge depuis quatre ans, ce sont surtout les attaques des médias à son endroit. Ainsi juge-t-il utile de préciser qu’il n’est que le deuxième à avoir désavoué Samuel Paty ce jour-là. C’est sa collègue S. qui a, en premier, exprimé son désaccord et répondu qu’il avait « altéré le lien de confiance ». Lui, n’a fait que se « désolidariser » en exprimant un désaccord pédagogique, c’est sa seule faute, et elle ne valait pas à ses yeux les quatre ans d’opprobre qu’il a subis. Durant toute la semaine qui suit, il se tiendra à l’écart, fuyant en particulier la salle des profs et ses « rumeurs ». Le vendredi 16 octobre, c’est enfin les vacances que tout le monde attend, en espérant que les choses s’apaiseront. Il quitte le collège à midi. « En début de soirée, une amie m’annonce ce qui est arrivé, ça m’a déchiré le cœur », indique-t-il, avant de reprendre le fil de sa défense « même si le tribunal de l’opinion a donné de moi une image négative, je suis en deuil ». Quelques semaines plus tard, la principale le convoque pour lui dire qu’il est menacé et qu’il doit quitter la région. Depuis, il enseigne toujours l’histoire, mais loin de ce collège.
« — Vous ne remettez pas en cause les caricatures ? l’interroge une assesseure.
— Non, c’est dans le programme
— Ce que vous n’admettez pas, c’est que les élèves puissent être discriminés ?
— Pour moi, ce n’est pas conforme. Un cours doit être pour tous les élèves
— Donc, vous n’auriez pas fait précéder ces images d’un avertissement ?
— Je n’ai jamais utilisé ces images-là…hum….J’aurais plutôt utilisé des images sans rien de sexualisé (NDLR : une des caricatures montrait le prophète nu).
— Vous auriez choisi un autre outil pédagogique ?
— Oui. »
Il déplore aussi que la principale ait reçu Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui. « Un militant islamiste qui se fait recevoir, c’est une intrusion, c’est le nouveau fascisme qui vise spécialement l’école et la laïcité ». Mais, tempère-t-il un peu plus tard, « la principale a tenté aussi un dialogue ».
« Il y a une vérité dans mes larmes »
Un autre épisode attire l’attention, le concernant. Peu après le fameux cours du 6 octobre, aux alentours du 11 (l’attentat a lieu le 16) une classe de 3e lui pose des questions sur ce qui s’est passé. Il leur présente alors un résumé de son propre cours sur la laïcité, la séparation du politique et du religieux, le pluralisme, et, très ému, se met à pleurer. Plusieurs mois plus tard, une collègue lui dira à cause de cet épisode, « tu as armé le bras du terroriste ».
« — Sur vos larmes, je trouve cela excessif, relève Me Le Roy, avocate de la famille de Samuel Paty.
— Je me suis senti piégé.
— Pouvez-vous considérer que cela a pu accréditer chez les élèves l’idée que quelque chose de grave s’est passé du fait de Samuel Paty ?
— Je peux comprendre que ça les ait perturbés, mais il y a une vérité dans mes larmes » élude le témoin, décidément plus sensible à son sort qu’à celui de son collègue.
C’est le tour de la défense.
« — Si je vulgarise votre mail : ce qui est discriminatoire, c’est d’exclure des élèves à raison de leur religion ?
— Oui, je n’ai pas changé d’avis, mais je refuse qu’on instrumentalise mon propos pour défendre une cause qui n’est pas la mienne » se cabre le témoin aussi rigide avec les accusés qu’il l’avait été avec Samuel Paty.
À une autre question sur le nombre de soutiens de Samuel Paty, versus ceux qui le critiquaient, le témoin répond que c’était de l’ordre de 50/50. La défense jubile : ainsi donc ses clients avaient raison de s’indigner.
Les témoins ont le droit de rester dans la salle à l’issue de leur audition, mais J. sort du prétoire, visiblement pressé de mettre fin au supplice.
« J’ai terminé le mail en disant que je ne le soutenais pas »
Sa collègue, S, 52 ans, professeur de littérature, s’avance à son tour devant la cour. Cheveux longs, pantalon noir, tee-shirt vert, veste pied-de-poule, elle est aussi émue que J. était nerveux. Au point d’être dans l’incapacité totale de faire la déclaration spontanée qui, traditionnellement, précède la séance de questions. Le président commence donc à l’interroger directement. Samuel Paty était un collègue avec lequel elle entretenait des « rapports cordiaux et professionnels ». De Z., l’élève qui a menti, elle explique qu’elle était souvent absente, bavardait beaucoup et ne travaillait pas suffisamment. C’est le vendredi 9 octobre qu’elle apprend qu’il y a « des soucis avec un cours de Samuel » et que « les familles se sont manifestées ». Le lendemain, elle est la première à se « désolidariser » et s’en explique, d’une voix qui chavire : « J’ai trouvé important d’exprimer mon avis, j’ai pris le temps de réfléchir, et j’ai essayé de choisir mes mots pour exprimer plusieurs choses, d’abord que je ne prenais jamais la parole de cette façon, ensuite, que je n’étais pas d’accord avec le fait de proposer à des élèves de sortir. Et j’ai terminé le mail en disant que je ne le soutenais pas. Voilà ! ».
Elle a écrit, rappelle le Président, que Samuel Paty « met en danger l’ensemble de la communauté du collège » et qu’il « rompt le lien de confiance avec les familles qui font le choix de l’école publique ». Comment faut-il comprendre ces propos ? L’attentat devant les anciens locaux de Charlie Hebdo vient de se produire (le 25 septembre) et elle a peur, répond-elle. « Faire cours, c’est être tous ensemble, explique-t-elle encore. Ce qui me posait problème, c’était de montrer des images que certains ne pouvaient pas voir ». Le week-end passe. Suite à la réunion du lundi soir avec le référent laïcité qui explique que la situation est apaisée, elle attend les vacances, espère laisser la tension retomber et voir « Samuel » ensuite pour lui parler et lui expliquer ce qu’elle ressentait. C’est à la télévision qu’elle apprend la mort de son collègue, le vendredi soir.
Et si le « désaccord pédagogique » était surtout de la peur ? Le témoin évoque à la barre les difficultés au quotidien, le manque de moyens, les « pressions extérieures » et les « rapports avec les familles parfois extrêmement compliqués ». Avant d’avouer, quand on l’interroge sur la vidéo dans laquelle Brahim Chnina dénonce Samuel Paty : « Ça m’a terrorisée ».
« Quand j’ai vu cette vidéo, tout pouvait arriver, n’importe quand »
« — Pourquoi, questionne le président.
— Parce que vous devenez une cible. Quand j’ai vu cette vidéo, tout pouvait arriver n’importe quand », confie-t-elle, en larmes.
On apprendra plus tard avec le témoignage d’un autre professeur que certaines femmes ne mettaient plus de talons pour pouvoir courir en cas de nécessité et que tout le monde craignait une intrusion dans le lycée, notamment une attaque au couteau.
Me Francis Szpiner prend la parole au nom du fils de Samuel Paty. Vous avez dit « pour moi, son cours rompait le lien de confiance que nous essayons de maintenir avec les parents qui mettent leurs enfants dans l’école publique, vous connaissez le sens des mots, le lien entre erreur pédagogique et lien de confiance n’est-il pas disproportionné ?
— Si, mais il y avait un contexte, j’étais extrêmement inquiète.
— Donc, c’est le lien de confiance ou la peur qui vous a motivée ?
— Les deux ».
La défense tente de pousser son avantage.
« —Est-ce que votre position était partagée par vos collègues ?
— Ils étaient perdus, mais ne partageaient pas forcément notre opinion…
— Votre opinion était minoritaire ?
— Oui ».
« La relation de confiance avec les élèves a été cassée »
Ce n’est pas ce que vient de répondre son collègue qui a évoqué un 50/50, mais elle l’ignore puisque les témoins ne peuvent assister aux débats qu’après avoir livré leur témoignage. L’après-midi, un autre professeur vient à la barre. Lui a quitté la profession, suite à l’attentat, il travaille désormais dans le marketing. « La relation de confiance avec les élèves a été cassée, surtout quand on a appris que certains d’entre eux avaient désigné Samuel Paty au terroriste, explique-t-il. Quelle aurait été mon attitude un an après si un élève m’avait dit lors d’un hommage, « bien fait pour lui » ? Je ne peux plus être professeur si je ne contrôle pas mes mots ». Il raconte que durant tout le week-end qui suit le cours, il passe son temps sur les réseaux sociaux à surveiller les réactions sous la vidéo de Brahim Chnina. Samuel Paty était très en colère alors, contre l’élève, les parents, et aussi ses collègues qui l’avaient désavoué. Il comptait sur la justice. Surtout, il précise que les professeurs n’ont été que deux sur cinquante-cinq à se « désolidariser ».
Et les élèves dans tout ça ? Beaucoup se sont rendus à l’hommage spontané organisé le lendemain de l’assassinat. À la rentrée, les professeurs, eux-mêmes traumatisés, ont dû trouver les mots pour leur expliquer ce qui s’était passé. Si la très grande majorité d’entre eux a été choquée et a ressenti de la tristesse, un élève a lancé à une camarade, « je vais te faire une Samuel Paty », tandis que deux autres ont échangé la photo de la tête coupée de leur professeur en y ajoutant des smileys. Ils étaient âgés de 10 ans et demi.
Alors que la cour s’apprête à écouter ensuite un enquêteur évoquer le parcours du terroriste, le président prévient qu’à l’issue de cet exposé, on projettera la revendication de l’attentat qui comprend la photo de la tête coupée de Samuel Paty. Et il précise que les personnes susceptibles d’être choquées pourront quitter la salle. Exactement les mêmes mots qui ont coûté la vie à Samuel Paty, mais dont nul ne songe un instant à s’offenser dans cette salle. L’intention bienveillante est si évidente à qui ne cherche pas des raisons de se victimiser.
Référence : AJU482274