Attentat contre « Charlie » : Le témoignage de Fatma H. arrache Peter Cherif à son mutisme
« Je ne souhaite pas m’exprimer, Madame la présidente ». C’est par ces mots que Peter Cherif a refusé de raconter son parcours de vie à l’ouverture de la deuxième journée d’audience, mardi. Jusqu’à ce qu’un témoignage l’après-midi fasse sauter brutalement les digues.
Le premier jour de son procès, Peter Cherif avait accepté de répondre aux quelques questions posées (notre récit ici). On espérait donc qu’il allait participer aux débats normalement. Las ! Alors qu’au matin du deuxième jour, la cour lui demande de présenter son parcours de vie, il répond simplement « Je ne souhaite pas m’exprimer Madame la présidente ». Après lui avoir rappelé qu’il en avait le droit mais que c’était regrettable, la présidente décide d’entendre l’enquêtrice de personnalité plus tôt que prévu. S’il refuse de parler, quelqu’un d’autre le fera à sa place.
Adolescent, il rêve de devenir trader
D’autant qu’il n’a pas toujours été aussi taiseux. L’enquêtrice qui s’exprime depuis son lieu de vacances en visioconférence, a passé quatre heures avec lui à Bois d’Arcy en février 2019 et l’a trouvé fort loquace. Elle a aussi entendu des membres de sa famille. Sa mère, de nationalité française et d’origine tunisienne est le pilier de cette famille aux pères absents, mais un pilier douloureux. Atteinte par une maladie grave à l’âge de 18 mois, elle dit avoir été placée en Tunisie par des parents qui sont ensuite parti s’installer en France sans elle. Elle ne les rejoindra qu’à l’âge de six ans mais pour devenir le souffre-douleur de sa famille. Enceinte très jeune de son premier enfant, elle confie encore que cette grossesse est un lourd secret de famille. On n’en saura pas plus. Plus tard, elle rencontre le père de Peter Cherif. Elle a 23 ans quand elle tombe enceinte, son compagnon la bat. Elle accouche dans un état traumatique et quitte cet homme. Le premier souvenir qu’a Peter Cherif de son père, c’est au parloir alors qu’il purgeait une peine de prison pour vol à main armée. C’était un homme volage, instable, buveur, dragueur, mais il n’a jamais frappé son fils, qui conserve une bonne image de lui. Il grandit auprès d’un beau-père violent et d’une mère qui souffre beaucoup, tant de ses pathologies qui se multiplient, que des violences qu’elle a subies. Elle est cependant attentive à l’éducation de ses fils, et nourrit des ambitions pour leur avenir. Élève brillant, selon sa mère, moyen et faisant son intéressant selon lui, Peter Cherif obtient son brevet des collèges en 1997. A l’époque, il rêve de devenir trader, pour le prestige et la rémunération.
La mort du père et l’échec à l’armée
Tout bascule lorsqu’il apprend la mort de son père en rentrant de colonie de vacances. Sa mère confie qu’elle a vu son fils sombrer. Il abandonne sa scolarité en première, commence les séjours en prison. C’est alors qu’il se tourne vers l’armée. Son grand-père maternel était militaire et une bonne partie de sa famille aussi. Ce qui l’attire, confiera-t-il à l’enquêtrice, c’est l’ordre, la régularité, un rythme de vie sain, des voyages. Et la possibilité de se racheter, complète sa mère. Il obtient son brevet de parachutiste à Pau, mais une blessure à la cheville suite à un saut retarde son intégration. Il tombe en dépression, renonce à son projet et c’est alors qu’il se tourne vers la religion. Il vit alors de petits boulots compatibles avec les nombreuses prières quotidiennes. Il y cherche la même chose que dans l’armée « une vie stable et saine ». En 2003, Peter Cherif part en Syrie, officiellement pour y apprendre la religion. C’est le début d’un long périple qui le mènera en Irak puis au Yémen, jusqu’à son arrestation en 2018 à Djibouti. « Il s’est construit dans une famille avec beaucoup de douleurs et de violence » souligne l’inspectrice.
« Pas de réponse »
La présidente se tourne vers l’accusé. Il apparait toujours en costume, mais il a rajouté une cravate. Y a-t-il des éléments qu’il souhaiterait corriger ou préciser ? Silence. Peter Cherif accepte de se lever pour s’exprimer mais garde le visage baissé et les mains croisées dans le dos. Elle déroule quand même la liste de ses questions, ne recueillant en réponse qu’un laconique « pas de réponse » à chaque fois. C’est comme un métronome qui bat la mesure de cet étrange interrogatoire asymétrique, empêchant le contradictoire de se déployer. « Pas de réponse », « pas de réponse », « pas de réponse ».
Vient le tour de l’avocat général.
« — Bonjour Monsieur Cherif
— Bonjour.
— Est-ce que j’aurai plus de succès ?
— Je ne pense pas ».
L’avocat général poursuit. « Vos avocats sur les marches du palais ont expliqué que vous pourriez vous exprimer si les débats étaient sereins et la cour pas hostile, pourquoi ne pas répondre ? « Je suis désolé Monsieur, je ne peux pas répondre à votre question ». Bras croisé sur la poitrine, masque chirurgical sur le visage, l’accusé s’est refermé. L’avocat général aura beau tenter de l’attendrir en l’interrogeant sur ses amis « mot curieusement absent de l’enquête de personnalité », il ne dira plus rien.
C’est au tour de Me Richard Malka, l’avocat de Charlie, d’essayer. « Tout au long du dossier vous avez dit que vous étiez épris de justice, peut-on prétendre rechercher la justice quand on refuse d’y participer ? »
— C’est une bonne question.
— Merci.
— Pas de réponse ».
L’avocat ne se décourage pas. « Dans cette salle, il y a des parties civiles qui ont sérieusement souffert et qui viennent pour la troisième fois (NDLR : elles ont déjà assisté au procès des attentats de janvier 2015 et à l’appel). Vous êtes attaché à l’humanitaire, au respect, vous ne croyez pas que ce serait du respect de répondre, car vous connaissiez la personne qui a causé leur malheur ? »
Silence.
Un autre avocat a aperçu une ouverture.
« — Vous avez dit « pour aujourd’hui », êtes-vous susceptible de modifier votre ligne de conduite ?
— C’est possible ».
« Si des questions intelligentes sont posées (…), peut-être que j’y répondrai »
Alors que l’on pense que l’audience va s’achever sur ce silence, soudain l’accusé se met à parler. « Juste une observation, je tiens à présenter mes excuses si mon attitude provoque une frustration pour les parties civiles, je souhaite respecter la douleur des victimes, ce n’est pas une stratégie de défense, c’est une façon pragmatique de m’inscrire dans ce procès, je n’ai pas la capacité aujourd’hui de m’exprimer face à un auditoire aussi conséquent après avoir passé six ans à l’isolement, je n’ai pas été pas préparé. Si des questions intelligentes durant ce procès sont posées qui visent à apaiser le débat et les relations au sein de cette assemblée, puisque malgré moi je suis au premier plan, peut-être que j’y répondrai ».
La présidente rebondit, acide. « Je suis désolée de ne pas poser des questions intelligentes à votre sens, j’entends que c’est compliqué, pour autant cette salle a une configuration qui vous permet de vous adresser non pas à toute une assemblée, mais à quelques personnes en face de vous.
— J’ai répondu au maitre (sic) pour ne pas manquer de respect aux victimes, j’en resterai là et ne répondrai à aucune question.
— C’est votre choix de participer ou pas, le processus restera le même » conclut la magistrate.
L’audience est levée à midi. Chacun songe alors que ce procès s’annonce bien mal, il n’y a rien de pire, notamment pour les victimes, que de ne pas obtenir de réponses à leurs questions.
« Je ne peux pas ! »
A la reprise, l’après-midi, il est prévu d’entendre Fatma H. la première épouse de l’accusé. Ils se sont mariés à l’été 2009, alors de Peter Cherif venait de sortir de prison. Une jeune femme brune, vêtue d’un chemisier fleuri sur un pantalon noir, tête nue, entre par une porte latérale. A la vue de la salle d’audience, immense, remplie de gens, elle se met à pleurer et retourne sur ses pas. « Je ne peux pas ! ». Son mari se précipite à son secours, mais il est bloqué par un gendarme. Impossible de la suivre dans la salle des témoins où elle est en train de retourner. L’audience est suspendue.
Quelques minutes plus tard, elle s’est reprise, et la voici qui remonte la longue allée centrale de cette salle immense pour s’approcher de la barre. Fatma H. est la petite sœur de Boubaker El Hakim, le plus haut gradé français de l’État islamique (tué en 2016 par un drone à Raqqa). Il est aussi l’un des principaux acteurs de la filière des Buttes Chaumont qui, dans les années 2000, a envoyé à l’époque des combattants français en Irak. Les frères Kouachi, auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo, le fréquentaient. Le fait que Boubaker El Hakim ait donné sa sœur en mariage à Peter Cherif n’est évidemment pas anodin quant à l’implication possible de ce-dernier dans des projets d’attentats en France, et la cour espère en apprendre plus avec cette audition sur les relations entre les deux hommes, mais aussi sur la personnalité de l’accusé à cette époque.
Un témoignage rare
La jeune femme pose deux mouchoirs en papier blanc sur le pupitre qu’elle n’aura de cesse, tout au long de sa déposition, de publier et déplier. Si elle a semblé effrayée en arrivant, elle prend vite ses marques et se lance avec un courage et une énergie qui très vite subjuguent la salle dans le récit de sa jeunesse au sein d’une famille radicalisée. Ce qui frappe, c’est sa liberté de ton, si elle a peur, comme elle le confie volontiers, le besoin de raconter est plus fort que tout. Et son témoignage rare. Dans les procès terroristes en effet, soit les femmes (mères, sœurs, épouses, petites amies) sont elles-mêmes radicalisées et tiennent un discours convenu, soit elles ne le sont pas ou plus, mais en disent le moins possible, par peur des représailles.
« J’étais obligée d’apprendre le Coran sinon il me battait »
Cette femme est visiblement l’une de ces rebelles qui refusent le joug de l’islamisme, quoi qu’il leur en coûte. A la maison, raconte-t-elle, quand son frère Boubaker, est devenu chef de famille et a commencé à faire la loi, elle a dû porter le niqab. Il a interdit Internet et la télévision. Elle n’a que onze ans quand il la retire de l’école et se met en tête de l’éduquer. « J’étais celle qu’il fallait modeler, encore toute propre, j’ai tout vu, les vidéos de décapitation, la vie de Ben Laden, celle de Zarkaoui, j’étais obligée d’appendre le Coran, sinon il me battait… ». A 17 ans, son frère décide de la marier religieusement « avec cet homme à gauche », dit-elle en désignant le box où se tient Peter Cherif. Au début du mariage, le jeune marié lui rend visite le soir chez sa mère. « J’ai fugué une première fois, je ne voulais plus vivre cette vie. Toute seule, personne ne m’a aidée. Et pourtant quand j’ai été déscolarisée à 11 ans on aurait dû le voir, quand je portais un voile intégral noir, on aurait dû le voir aussi » accuse-t-elle. Sa voix se perd dans les larmes.
Enfermée, elle dit avoir subi des viols à répétition
Son frère la retrouve et la ramène à la maison. « Ma mère m’avait promis que Peter Cherif ne viendrait plus, mais c’est Boubaker qui décidait » raconte-t-elle. Son époux lui offre des fleurs, des petits cadeaux pour l’amadouer, puis il finit par l’emmener chez sa mère. « Je suis rentrée directement dans sa chambre et n’en suis plus ressortie, parce que c’était interdit que son beau-père me voie. J’avais un ordinateur et il me donnait des Kellogg’s au miel avec une brique de lait quand il s’absentait, je n’avais que ça à manger ». La porte de la chambre est verrouillée, celle de l’appartement aussi. Ses seules sorties consistent à aller à la mosquée accompagnée de son mari. Elle subit des viols à répétition, mais ne se résigne pas. Secrètement, elle prépare sa fuite en se connectant à des tchats. Hélas pour elle, Peter Cherif est bon en informatique. Fatma H. a beau effacer soigneusement ses historiques, un soir il récupère tous ses échanges et entre dans une colère noire. « C’était comme au cinéma, il m’a attrapée par le cou, m’a soulevée et plaquée contre le mur, j’avais les pieds qui battaient l’air ». Ce jour-là, elle se voit mourir. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il est violent. Elle raconte qu’un jour en voiture alors qu’elle a soulevé son voile et qu’un automobiliste a osé la regarder, Peter Cherif a stoppé le véhicule sur le périphérique et en est descendu frapper l’imprudent. « Le 31 décembre, le bon dieu a fait son travail » confie-t-elle. La mère de Peter Cherif, qui a oublié d’acheter le pain, ressort en oubliant de verrouiller la porte. Fatma s’enfuit. La voilà qui erre dans Paris, entre Saint-Michel et Bastille, droguée, alcoolisée pour oublier, mais libre. « Il m’a violée, il me battait, il m’a séquestrée » assène-t-elle à la barre en guise de conclusion.
« Si tout le monde a peur d’eux, imaginez moi ! »
Pourquoi n’a-t-elle par porté plainte à l’époque ? « Si le monde a peur d’eux, imaginez, moi ! Qu’est-ce que je pouvais faire ? ». Cette fois, précise-t-elle, sa plainte est prête, sur le bureau de Me Marie Dosé. Elle espère que ce témoignage lui donnera la force d’aller enfin la déposer. On apprend encore que toute sa famille est morte en Syrie, excepté un neveu qu’elle a sauvé de cet enfer. « Il ne sera pas un des leurs, ce sera un enfant libre qui aura le choix » assène-t-elle à la barre. Et de conclure, « aujourd’hui j’ai un mari merveilleux, trois enfants, un chien, je bois un verre de vin rouge quand j’en ai envie, je fume, je danse, j’ai des amis ». Avec son énergie et sa gouaille, elle est parvenue plusieurs fois à faire rire la salle, mais elle a aussi montré qu’en France, à Paris, des femmes vivent emmurées comme les Afghanes.
« Ces gens-là ne changent pas »
Mais cette résilience est nourrie de colère. Contre l’homme dans le box et les islamistes en général, cette femme qui se revendique elle-même musulmane a des mots très durs. « Il ne faut pas confondre l’Islam avec ces personnes, ce sont des gens qui ont une haine dans leur cœur, et qui n’ont rien d’autre à faire que d’aller dans le Coran et de ne s’intéresser qu’à ce qui parle de guerre ». Plus tard elle met en garde « ces gens-là ne changent pas. Ils adorent faire des crimes, je n’y crois pas une seconde qu’il a changé » explique-t-elle à propos de Peter Cherif. A la présidente qui lui révèle que l’accusé se tait depuis le matin, elle répond « Pourquoi il fait ça ? Pour rendre fous les gens ». Selon elle, le fait qu’il se présente en costume cravate à l’audience n’est qu’une « blague ». « Vous sursautez dès que quelque chose bouge à votre gauche, c’est un réflexe d’hypervigilance » note l’avocate générale. « Ces gens sont imprévisibles, il a peut-être une téléphonie en cellule, j’imagine qu’il peut acheter des gardiens, qu’il peut transmettre un message ».
« Je ne souhaite pas rajouter à sa douleur mais je conteste les faits »
C’est alors que, contre toute attente, Peter Cherif sort de son mutisme et procède à une déclaration, dont chaque mot soigneusement pesé dans un exercice dialectique impeccable contraste avec la spontanéité de la jeune femme. « Bien évidemment, le contexte dans lequel elle est venue témoigner pose la question des motivations de ce genre de témoignage et, au-delà, de ce qu’on peut en tirer pour cristalliser dans le temps l’image que l’on me prête. Je ne souhaite pas rajouter de la douleur à Madame H., mais je conteste les faits qu’elle a évoqués ». Il la remercie de ce témoignage qui, dit-il le met face à la réalité » tout en précisant qu’il se sent obligé de la reprendre « sur des événements qui ne sont pas la réalité ». La salle écoute religieusement, la presse note avec frénésie. On n’entend plus que la voix de l’accusé et le bruit des claviers d’ordinateurs. L’avantage d’une parole rare, c’est qu’elle capte l’attention. Peter Cherif poursuit sur un terrain résolument mystique « je la remercie aujourd’hui de m’avoir humilié, c’est une richesse, car en vérité celui qui est le plus proche de Dieu, c’est celui qui est le plus humilié auprès des hommes ». Il l’invite pour finir à déposer plainte « pour exorciser sa douleur ». La cour n’est pas saisie des faits et ne peut les juger, mais l’effet du témoignage est redoutable. Est-ce pour cela qu’il s’est décidé à parler ?
« Je suis en totale rupture avec ce passé »
Toujours est-il qu’il est sorti de son mutisme. Alors les magistrats tentent d’en obtenir autre chose que de prudentes déclarations d’ordre général. A force de patience, ils parviennent à lui faire préciser sa version des faits. Les seules contraintes qu’il reconnait est d’avoir imposé le voile et interdit de croiser son beau-père dans l’appartement. Mais elle n’était pas séquestrée selon lui, car elle pouvait matériellement sortir. On comprend que c’était juste interdit…Elle dit être restée plusieurs semaines, il affirme que c’était une seule. Oui, il s’est mis en colère en découvrant ses tchats, mais par jalousie, parce qu’il l’aimait et non à cause de la religion, il l’a giflée et a brisé les meubles de sa chambre pour ne pas la frapper davantage. Il nie également l’avoir violée. En le voyant décidé à parler, l’avocat général pousse son avantage et lui demande qui il est aujourd’hui. L’accusé saisit l’opportunité offerte de renier son passé : « Bien évidemment aujourd’hui, au regard du temps en détention, des lectures, de l’enseignement reçu en prison, il est obligatoire pour moi de condamner, le personnage que j’ai été, les idées que j’avais. Je suis en totale rupture avec ce passé. Peu importe la peine que vous allez demander, c’est pour moi l’occasion d’assumer mes erreurs ».
Alors que l’on interroge Fatma H. pour savoir si elle a quelque chose à ajouter avant de quitter la barre, elle répond « si j’avais voulu mentir, j’aurais pu dire « il m’a parlé d’attentat ». Je ne l’ai pas fait, parce qu’il ne m’en a pas parlé, mais oui il m’a violée, battue et séquestrée ».
Référence : AJU467433