Affaire « Depardieu » : la complexité de la justice des violences sexuelles n’est pas soluble dans l’indignation

Publié le 20/05/2025 à 9h00

La décision du tribunal correctionnel de Paris de condamner, le 13 mai dernier, Gérard Depardieu pour agressions sexuelles et de lui infliger en outre des dommages et intérêts à payer en raison du comportement de son avocat n’en finit plus de susciter le débat. Contre ceux qui y voient une atteinte intolérable à la liberté de la défense, Me Elodie Tuaillon-Hibon estime qu’il faut raison garder. 

Avocate
Photo : ©AdobeStock/MikeFouque

Dans l’affaire qui concerne G. Depardieu, en plus d’être condamné pour les faits d’agression sexuelle en première instance [G. Depardieu a fait appel, il reste donc présumé innocent], il aurait été jugé que le prévenu était également condamné, au titre de la « victimisation secondaire », en raison d’une  « défense des plus offensive fondée sur l’utilisation répétée de propos visant à les [les parties civiles] heurter et qui n’était manifestement pas nécessaire à l’exercice des droits de la défense »(nous n’avons pas la copie du jugement stricto sensu mais des extraits – qui ont circulé très rapidement – d’un document intitulé « copie de travail » et qui a servi au Président à résumer la condamnation pour le délibéré).

Cette condamnation serait intervenue en raison des propos de l’avocat de la défense, ce qui a immédiatement suscité une levée de boucliers d’une partie de la profession, qui estime notamment que :

1° cela porterait atteinte à la liberté de défendre de l’avocat ;  2° cela porterait atteinte au principe de la responsabilité du fait personnel ; 3° cela ne tiendrait pas compte du fait que c’est le Président du tribunal qui exerce la police de l’audience et qu’aucun incident (en résumé, procédure d’audience en cas de différend sur des faits ou des propos) n’aurait été élevé ;   4° que les propos tenus par l’avocat de la défense à l’égard  de ses consoeurs ne seraient justiciables que d’une action disciplinaire ;  5° que la diffamation ne pourrait être retenue à l’encontre de l’avocat que pour des propos étrangers à la cause.

La victimisation secondaire, une création désormais établie de la CEDH

En dehors de l’outrance de certaines critiques (non, je vous rassure, nous ne sommes pas sous un régime « stalinien », non je ne vous écris pas d’Afghanistan, juste dans une démocratie et un État de droit en pleine mutation, sous la pression de forces antagonistes, conservatrices et progressistes, pour mieux prendre en compte les violences sexuelles et les agissements sexistes qui sont endémiques), ces positions de « défense de la défense » (défense que je partage évidemment totalement sur le principe) appellent d’emblée des observations. Si je comprends que cette partie de la motivation telle que lue à l’audience « chiffonne », et pourquoi, il ne faut cependant pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Il importe de ne pas oublier dans cette réflexion d’autres éléments importants.

S’il convient d’attendre la rédaction précise et officielle retenue dans le jugement pour se prononcer de façon plus affirmée, plusieurs points permettent d’ores et déjà de prendre de la distance par rapport à ces critiques.

La liberté d’expression de l’avocat à l’audience : est réelle et préservée notamment par la CEDH au titre de l’article 10. Oui, c’est un élément important dans une démocratie (c’est un « principe fondamental »), mais elle n’est pas et n’a jamais été absolue. Elle est, comme la plupart des libertés, toujours « mise en balance » avec d’autres, avec l’intérêt général, dans un contexte, ainsi qu’avec la déontologie, et avec une marge d’appréciation des États. L’immunité, en droit interne, n’est pas absolue non plus et il existe toujours en droit français des voies de poursuite et de condamnation diverses des avocats. Les présidents de la formation, en matière civile comme pénale, exercent au demeurant une « police d’audience » (nous y reviendrons cf. infra). La question est donc en réalité celle des « limites à la limite ».

La victimisation secondaire : (concept qui, en résumé, renvoie au fait que la procédure judiciaire vient ajouter au traumatisme de l’agression) est une création désormais établie de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). La France vient d’être condamnée notamment pour cela par la CEDH le 24 avril 2025 (elle le sera probablement encore dans les semaines à venir) ; la Cour de cassation avait déjà (23 mars 2022) opéré un bougé sur ce point en condamnant civilement l’accusé pour « l’aggravation du préjudice moral » que ses dénégations répétées (son système de défense) avaient causée à la victime. Certes, à ce jour, la jurisprudence de la CEDH vise davantage la responsabilité de l’État que celle du prévenu ou de son avocat, mais compte tenu notamment des dispositions de la Convention d’Istanbul, elle n’est pas figée et les États membres restent libres de la faire évoluer en interne.

La responsabilité du fait personnel : c’est évidemment un principe essentiel de notre droit. Cependant, il est permis de penser que le choix d’un avocat, l’adhésion à un système de défense exercé en son nom et en sa présence, la tenue de propos outranciers par le prévenu lui-même, l’approbation aux propos de son conseil… constituent bien des « faits personnels » du prévenu ou de l’accusé. Ce sont aussi ses choix. Mentir, se taire, en font partie, au même titre qu’applaudir aux propos de son conseil ou changer de défense ou de défendeur. Rappelons que le client a, d’ailleurs, la liberté de récuser son conseil, voire (sous réserve que le tribunal ne lui impose pas d’avocat) de se défendre seul. Si l’on ne peut évidemment, ni assimiler, ni résumer l’avocat à son client ou à sa cliente, ni l’inverse, le fait de porter une parole, d’être « appelé pour » donne un sens particulier à notre mandat. Pas contre, ni sans la personne assistée. Ce qui nous amène d’ailleurs régulièrement à soutenir des confrères ou consoeurs qui estiment ne pas pouvoir être « commis d’office » contre la volonté du prévenu ou de l’accusé.

La responsabilité disciplinaire de l’avocat : elle peut être le fait de l’auto-saisine de l’Ordre (pour des raisons objectives ou légitimes) ou de la saisine des parties concernées. Elle n’empêche nullement le choix d’autres voies de droit. L’atteinte à la déontologie, mais aussi la discrimination, l’atteinte au principe d’égalité sont des motifs de saisine. Cependant, il est permis de se demander dans quelles conditions peut s’exercer une saisine disciplinaire lorsqu’un Ordre, présent à l’audience, n’intervient pas pour tenter amiablement de faire cesser (par tous moyens) des propos manifestement outranciers, car violemment sexistes (cela arrive, je l’ai déjà vécu dans d’autres dossiers), et donc, discriminatoires, mais s’empresse de communiquer publiquement à l’issue d’un délibéré pour attaquer celui-ci. Où est désormais l’apparence d’impartialité nécessaire à la confiance de tous les justiciables dans tout exercice de la justice ? La question doit être posée sans tabou tant certaines positions interrogent.

5° La prérogative exclusive des présidents de chambre de régir la « police de l’audience » : il est tout à fait exact que ce que l’on appelle « la police de l’audience » appartient exclusivement aux présidents de la formation de jugement qui sont chargés de faire respecter un certain nombre de critères caractérisant « la bonne administration » de celle-ci. La manière dont se fait cette « police » est cependant loin d’être inscrite dans le marbre et les modalités sont variées, le sujet étant finalement peu abordé dans la jurisprudence. La jurisprudence actuelle n’impose-t-elle pas aussi de tout faire pour éviter les incidents (moments particulièrement pénibles pour nos clients, et même parfois pour les auxiliaires de justice) afin de prévenir la victimisation secondaire ? Ne peut-on considérer que, pour éviter tout incident (au sens strict) qui porterait atteinte au cours des débats, on préfère, par exemple, faire inscrire au plumitif sans se manifester publiquement ?  Ne pas intervenir publiquement est-il le signe que cette police n’a pas été faite ? Quelles sont les limites d’une stratégie « discrète » ? Quelle place pour le contradictoire dans cette façon de procéder ? Est-ce équivalent à ne rien dire, ne rien faire, laisser des femmes (avocates ou victimes) se faire littéralement « tabasser verbalement » de propos sexistes ? Le soutenir me semblerait particulièrement osé. La question de ce qu’est la « police de l’audience » est donc posée, de même que celle de la responsabilité de l’État, et le sujet ne s’épuisera pas en quelques joutes verbales, même bien tournées.

L’avocat ne peut être poursuivi en diffamation ou outrage que pour des propos « étrangers à la cause » : c’est tout à fait exact selon la loi du 29 juillet 1881. Reste la question de déterminer ce que sont des « propos étrangers à la cause ». Si l’on prend appui sur la jurisprudence relative à la diffamation contre un élu ou une fonctionnaire (elle doit avoir lieu à raison des fonctions, en conséquence, les agressions sexuelles alléguées n’en font pas partie), il est permis de se demander si le fait d’insulter une partie civile dans un autre dossier présente dans la salle, ou si le fait de tenir des propos manifestement sexistes ou injurieux à l’encontre de consœurs ou de parties civiles est ou non « étranger à la cause ». (Personnellement, je vois mal comment soutenir que ça n’est pas étranger, mais tout est ouvert puisque le cas est nouveau).

Comment peut-on faire l’impasse sur le « sexisme d’audience » ? 

Mais d’autres éléments doivent, à mon sens, être pris en considération, éléments qui sont pour l’instant absents de ce débat (débat qui ne doit pas cacher la réflexion implacable et le raisonnement juridique « chimiquement pur » qui a abouti à cette condamnation de première instance sur le sujet des agressions sexuelles, sous réserve de l’appel).

À supposer qu’en droit la rédaction de cette motivation ou même, son fondement, soient critiquables (ce que la Cour d’appel tranchera, mais dont on peut débattre d’emblée, sans oublier cependant toutes les données du problème), comment peut-on, sans porter atteinte au raisonnement, faire l’impasse sur le « sexisme d’audience » (la « maltraitance de prétoire » comme l’a définie un des avocats de Gisèle Pélicot lors du procès dit de Mazan), tant à l’égard des parties civiles que des avocats de celles-ci (ce que nous vivons encore bien trop souvent), sexisme sur lequel cette affaire a de nouveau jeté une lumière très crue ? Comment cela peut-il ne pas rentrer en ligne de compte ? Comment ne peut-on voir que ce débat ne surgit pas à l’occasion d’un dossier de « narcotrafic » (où les Ordres et syndicats dernièrement n’ont pas été avares de communiqués de presse), mais bien au sujet d’une affaire de violences sexuelles contre des femmes, assistées par des avocates femmes et accompagnées par une association féministe (l’AVFT) ? Ne pas en tenir compte, c’est être « aveugle au genre », nier à nouveau que notre pays (et notre justice) baigne dans un sexisme parfois crasse, contre lequel le niveau de conscience n’est pas encore suffisamment élevé. Pourtant, il n’est pas aberrant d’attendre de la justice et de tous ses auxiliaires un minimum de tenue et même, de retenue, de ne pas porter atteinte à l’intégrité, y compris psychique, des parties. Ici, je crois qu’il faut rendre à César ce qui lui appartient et le dire sans outrager quiconque : ce « sexisme d’audience » est souvent partagé, sinon propagé, de différentes façons, par des tribunaux, des avocats, des représentants d’ordres professionnels, voire par des journalistes. Lutter pour l’égalité et contre le sexisme reste un combat quotidien, même dans notre profession, même en audience, et concerne donc absolument tous les acteurs et toutes les actrices d’un procès.

On doit s’interroger aussi sur l’incroyable facilité qu’il y a, comme souvent, à renvoyer d’abord la responsabilité des faits sur celles qui en ont été la cible (les avocates, les parties civiles), à qui l’on reproche de « ne pas avoir agi » ! C’est une reproduction du « victimblaming » propre à la culture du viol. C’est un summum du sexisme d’audience. Cela provient peut-être aussi d’une méconnaissance du rôle et de la place particuliers que la procédure pénale française réserve aux parties civiles, ainsi qu’aux charges qui sont celles de leurs conseils. Porter le poids de la parole d’une victime de violences sexuelles dans une audience (où votre place est sans cesse contestée) c’est d’emblée ne pas être « à armes égales » avec la défense, le tribunal ou le Parquet. Je ne dis évidemment pas qu’il n’y a pas de charge morale ou émotionnelle à défendre. Je dis que les modalités et les places sont différentes. Il n’y a pas de symétrie. D’autant qu’en France, cette place de la partie civile n’a de cesse d’être sous le feu des critiques. L’ignorer, c’est donc être d’une particulière mauvaise foi. Ce n’est pas que les consœurs dans ces situations ne « savent pas » se défendre, c’est qu’elles en sont en partie empêchées pour des raisons qui ne leur appartiennent pas personnellement, mais qui relèvent de leur charge. Raison pour laquelle il faut que les tribunaux et les ordres en tiennent compte et n’attendent pas qu’elles agissent pour se positionner. Enfin, justement, la prévention de la victimisation secondaire (prévention qui évite aux uns et aux autres d’être condamnés pour cela, c’est aussi ce que nous dit l’arrêt de la CEDH « J.L. contre Italie ») impose que les cibles des faits dommageables n’aient pas à s’en défendre elles-mêmes.

Un manque de moyens effarant 

Reste évidemment le problème de cette « embolisation » (le terme est repris par nombre de magistrats) de la justice française actuellement (situation qu’il faut dénoncer sans relâche), due à un manque de moyens matériels et financiers totalement effarant, qui pèse très lourd sur ce type de procès. On jette tout et tout le monde « sous le bus » parce qu ’on n’a pas les moyens de tenir une audience de renvoi à bref délai, qu’on n’a pas la salle, pas les magistrats, les greffiers… nécessaires. Cette audience en a été une illustration « grandeur nature », hélas, et cela a servi d’arme à la défense. Il est, en effet, évident que des parties civiles, de surcroît souvent traumatisées, ou abîmées, ne souhaitent pas s’infliger encore 18 mois d’attente et de joutes médiatiques par journaux interposés avant que le prévenu comparaisse enfin sur le fond (lorsqu’il n’est pas détenu, l’allongement des délais est évidemment bien plus profitable au prévenu, qui reste présumé innocent, ce qui peut avoir son importance, surtout s’il fait l’objet d’autres poursuites par ailleurs). Cette affaire (tout comme les solutions « d’économie de bout de chandelles » de la Chancellerie) imposerait au moins de nous unir sur ce point, car cela n’est plus tolérable.

En conclusion, ces questions ne seront purgées que par des procédures qui s’annoncent encore longues et pleines de rebondissements, dans cette affaire, mais dans d’autres également, d’autant plus que la responsabilité de l’État est de plus en plus souvent recherchée sur ces aspects (devant le tribunal judiciaire ou devant le tribunal administratif). Mais il est on ne peut plus important, face à cette complexité, de ne pas céder à la tentation de la facilité, de « l’effet de manches », du simplisme, et de prendre en compte absolument tous les paramètres et toutes les responsabilités. Cette décision aura au moins eu le mérite d’ouvrir franchement un débat qui couvait depuis des mois.

L’exercice est difficile, mais la justice n’est pas et n’a jamais été une « chose simple ». Cette complexité n’est pas une coquetterie de juriste, c’est l’essence même du sujet.

 

 

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