Tribunal de Paris : Le SDF du RER A, la juge et l’ange gardien

Publié le 05/06/2025 à 9h00

Lundi, alors que l’attention des médias était mobilisée par le traitement des dossiers des émeutes du week-end, d’autres dossiers défilaient, racontant l’histoire de la misère anonyme que l’on croise dans la rue.

Tribunal de Paris : Le SDF du RER A, la juge et l’ange gardien
Tribunal de Paris (Photo : ©P. Cabaret)

Il est le premier à entrer dans le box ce lundi 2 juin, alors que la salle des comparutions immédiates est inhabituellement remplie de journalistes venus observer le traitement judiciaire des émeutiers de la victoire du PSG. Le vieil homme aux cheveux blancs n’est pas mêlé aux événements. Il n’intéresse donc pas grand-monde. Né en juin 1960, il fait plus que son âge. La rue, ça use. S’il est là aujourd’hui, c’est que le 31 mai dernier, il est accusé d’avoir agressé sexuellement un jeune autiste, SDF comme lui. Il lui aurait saisi le sexe et touché les fesses. On ne l’a amené dans le box que pour interrompre le délai impératif entre la fin de la garde à vue et la présentation à un juge. Déjà, il repart dans les geôles. Le prévenu qui le remplace est le premier casseur de la journée. Un jeune homme de 20 ans, sans casier, qui habite encore chez ses parents et vient de décrocher un CDI de cariste. Les magistrats soulignent ce pédigrée impeccable qui tranche avec la clientèle habituelle des CI. L’affaire est traitée en 20 minutes.

« J’ai pas de parents, ils sont tous morts »

Le vieil homme, que nous appellerons Jean, revient dans le box. À la question traditionnelle « Voulez-vous être jugé maintenant ou bénéficier d’un délai pour préparer votre défense ? « (NDLR : avec le risque de passer ce temps en détention), il répond oui. Son avocat se lève et corrige, au contraire, il demande un renvoi. Le tribunal sursaute : ce n’est pas courant une telle divergence d’opinion entre l’avocat et le client. Mais on devine que Jean n’a peut-être pas toute sa tête. Il ne sera pas jugé aujourd’hui, en revanche, il faut déterminer si on le place en prison dans l’attente de son procès ou si on le laisse libre. Sa victime est âgée de 25 ans, mais en parait 15, révèle le dossier, elle ne parle pas. Son autisme est une circonstance aggravante des violences sexuelles. D’un autre côté, Jean n’a pas de casier et puis il est cardiaque, sous traitement, avec un pacemaker. Son enfance, telle que la résume la magistrate en lisant ses cotes n’est pas ce qu’on peut qualifier d’heureuse. Sa vie non plus. Ses parents étaient alcooliques tous les deux, ils sont morts, sa mère à la suite d’une agression. Il dit avoir été victime d’abus sexuels dans son enfance. Une méningite contractée à l’âge de cinq ans aurait engendré une déficience intellectuelle. Il n’a donc pas poussé les études bien loin, ni beaucoup travaillé, mais il touche quand même 600 euros de retraite. « J’ai pas de parents, ils sont tous morts » explique-t-il aux magistrats en mâchonnant ses mots d’une voix chevrotante.

L’ami de Pierrefitte

Jean est donc seul au monde. Enfin pas tout à fait. Au bout d’un banc dédié au public, un homme âgé écoute avec attention les débats. Car Jean a un ami, qui veille sur lui depuis plus de 20 ans. L’avocat le désigne du doigt et explique aux magistrats que Jean est domicilié chez lui, dans sa maison à Pierrefitte (93). C’est précieux, un domicile en comparution immédiate, ça peut faire la différence entre la liberté et la détention. « Oui, mais je n’aime pas aller là-bas » déclare-t-il maladroitement. Puis il essaie de s’expliquer sur les faits reprochés « je lui ai touché les fesses, je l’ai même serré contre moi, mais pas le sexe » lance-t-il. L’avocat explique que la détention mettrait en péril sa santé psychique déjà fragile. On croit comprendre qu’il vit le plus souvent à Nation, dans le RER A. Depuis son banc, son ami confirme silencieusement qu’il est là, qu’il va s’occuper de lui. On le devine inquiet. L’examen du cas de Jean touche à sa fin, il y a encore beaucoup de dossiers à juger et il est bientôt trois heures. Avec une maladresse touchante, il s’adresse à la présidente, demande s’il doit l’appeler Madame ou Mademoiselle, puis prononce des paroles qu’on n’entend pas tandis que son escorte l’entraîne hors du box. L’audience poursuit son cours. À 18 heures, le tribunal suspend pour délibérer. Il y a une demi-douzaine de décisions à rendre, dont une sur le sujet sensible des émeutes et une autre dans un gros dossier de vol de plusieurs motos BMW.

Comme il est interdit de rester dans la salle, le public, les familles des prévenus, les journalistes et les avocats sortent dans le grand couloir blanc qui longe l’atrium au 6e étage du tribunal. L’attente commence. Quelques journalistes en profitent pour faire leur sujet devant la caméra sur pied de leurs médias plantée à l’entrée des salles 6.01 et 04, tandis que d’autres discutent au sein de petits groupes éparpillés. Pas trop loin de la salle pour ne pas manquer le moment où on donnera le signal que les décisions attendues avec anxiété sont sur le point d’être rendues. L’ami de Jean ère, tout seul, puis s’approche. « Vous avez peur qu’il parte en prison ? l’interroge-t-on.

— Oui, il ne supportera pas. Et puis il y a ses problèmes cardiaques, c’est moi qui ai son traitement, il ne l’a pas pris depuis trois jours…

— Mais pourquoi a-t-il déclaré qu’il n’aimait pas aller à Pierrefitte ?

— C’est la ville qu’il n’aime pas, il s’est mal exprimé. »

À quoi ça peut tenir le destin, une maladresse d’expression et tout peut basculer.

« J’irai plus, il y a trop de problèmes là-bas »

On apprend qu’il appelle son ami et la femme de celui-ci « papa » et « maman », qu’ils se connaissent depuis plus de 20 ans et que, depuis tout ce temps-là, son ange gardien veille sur lui. Parce qu’il est fragile, un peu fêlé peut-être et difficile à gérer, Jean, mais que c’est un chic type, devine-t-on. L’agression ? Peut-être une vengeance, le plaignant aurait demandé à Jean qu’il lui paie à manger, celui-ci aurait refusé, l’autre aurait décidé de l’accuser d’attouchements pour le punir. C’était son anniversaire, dimanche, il devait le passer à Pierrefitte justement, on lui avait préparé une fête. Au lieu de quoi, il s’est retrouvé en garde à vue. Certains destins semblent abonnés au malheur.

Au bout d’une heure, retour dans la salle. Les prévenus se lèvent, chacun écoute le tribunal prononcer sa peine, puis repart dans les geôles. On s’inquiète pour Jean. La présidente attrape son dossier, c’est l’avant-dernier. Il devra subir une expertise psychiatrique, c’est la règle en cas d’agression sexuelle, sa victime aussi. Mais il est libre, le tribunal ayant tenu compte de son état de santé. Attention, le prévient la présidente, il a interdiction de retourner dans le RER A, sinon il va tout droit en prison. « J’irai plus, y’a trop de problèmes là-bas », jure-t-il. Son procès est fixé début août.

Sur son banc, son ami est soulagé. Il a tremblé pendant plusieurs heures, on est passé pas loin de la catastrophe, mais finalement Jean va pouvoir sortir, prendre ses médicaments, fêter son anniversaire, préparer sa défense. À croire que les anges gardiens existent. Si on ne les voit pas, c’est simplement parce qu’ils n’ont pas toujours une robe blanche ceinturée d’or, des ailes et une auréole. Parfois, ils prennent les traits d’un vieil homme fatigué assis sur un banc, au fond d’une salle d’audience.

 

 

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