La citoyenneté européenne donne-t-elle droit à un état civil « sur mesure » ?

Publié le 06/05/2025 à 9h00

La citoyenneté européenne est-elle sur le point d’engendrer un droit à la reconnaissance dans tous les États membres des droits acquis dans l’un d’entre eux, s’agissant de l’état des personnes et du droit de la famille ? Certaines décisions récentes de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pourraient inciter à le penser. Entretien croisé avec le professeur de droit de la régulation et de la compliance Marie-Anne Frison-Roche et le professeur de droit international privé Louis d’Avout.

Entrée de la Cour de justice de l'union européenne
Cour de justice de l’Union européenne (Photo : ©AdobeStock/nmann77)

Actu-Juridique : Plusieurs affaires récentes, jugées tant en France qu’à l’échelon européen, semblent venir bouleverser le droit de la famille et la capacité des États à définir les règles en la matière, qu’en pensez-vous ?

Marie-Anne Frison-Roche : Nous assistons à un bouleversement inédit en la matière. Jusqu’à présent, les sociétés sont construites sur un certain nombre de » piliers », pour reprendre le terme choisi par Carbonnier, dont la famille, qui fabriquent des ancrages par lesquels les individus se situent dans le groupe. Ainsi la filiation est, par exemple, un ancrage vertical tandis que le mariage un ancrage horizontal. Cela engendre de nombreuses conséquences sur le nom, le patrimoine, les obligations, etc. Ces ancrages stabilisent aussi bien l’individu que la société dans le temps. De cela, l’État est le garant, car cette structure d’ancrage constituée par la famille est de nature politique. Cela qui se traduit, par exemple, par l’indisponibilité de l’état civil.  De tout temps, le système juridique de chaque pays a forgé l’équilibre entre les libertés individuelles à l’intérieur de ces contraintes publiques et les a articulées avec celles-ci.

Mais nous assistons à un phénomène radicalement nouveau qui consiste à considérer que cette structure d’ancrage n’existerait pas, chaque individu déclarant  « c’est moi qui décide de tout ce qui me concerne et j’exige que l’État reconnaisse mon choix sans rien en dire » ; autrement dit, à travers moi ce sont toutes les règles de la société qui doivent au besoin changer. L’individu qui devient alors la seule norme pertinente, pour que sa conception devienne l’unique norme juridique qui le régisse, choisit un pays qui lui permet de réaliser cet ordre normatif familial idéal, puis revient ensuite dans son pays en exigeant que celui-ci écarte pour ce qui le concerne ses règles étatiques car elles n’auraient plus de pertinence pour lui. C’est un bouleversement dans les sources du droit, dans le rapport entre l’individu et le groupe, dans la place de l’Etat, dans la définition même du droit.

Louis d’Avout : Le droit international privé devient ainsi l’instrument qui permet de faire triompher les aspirations individuelles sur l’ordre et les ancrages collectifs. Chacun peut non seulement quitter son pays parce que son droit impératif lui déplaît (ce qui est bon du point de vue des libertés), mais encore y revenir après s’être constitué à l’étranger le statut même que la collectivité nationale prétendait interdire ! Au vu de certaines affaires récentes, on a le sentiment que les juges de l’Union européenne entendent discipliner les États membres au plus profond de leur ordre civil à raison des mobilités individuelles. Les citoyens européens étant encouragés par l’Union à circuler à travers les différents États, la tâche du juge de l’Union, tel qu’il semble aujourd’hui la concevoir, consiste en l’harmonisation radicale du droit civil au sein de l’Union pour que les individus bénéficient d’une continuité de statut.

On évoque la « portabilité » automatique des statuts civils à l’étranger, comme s’il s’agissait d’emboîtements et d’interconnexion mécaniques propres à faire fonctionner un réseau électrique, numérique ou autre. Alors, faut-il y insister, qu’il est question de culture juridique dans des matières enracinées, non pas marchandes. Et qu’il subsiste par ailleurs une question essentielle de souveraineté des collectivités nationales, le droit de la famille n’entrant pas dans les compétences attribuées à l’Union. La compétence attribuée en droit international privé, au titre de l’Espace de liberté, sécurité, justice, se conçoit comme la création d’un système de justice fondé sur les droits fondamentaux et respectant la diversité des « systèmes et traditions juridiques » des États membres (art. 67.1 TFUE).

Le conflit entre un droit fondamental à coloration individuelle et une ou plusieurs traditions nationales, reflétées dans un régime impératif de droit civil, devrait-il toujours se résoudre par la prévalence des aspirations individuelles (premier élément) sur les cadres sociétaux collectifs ? Certains le souhaitent, c’est entendu ; d’autres objectent fermement (v. dernièrement le livre d’Y. Lequette paru aux éditions Dalloz : Défense et illustration de l’ordre civil français). Les avocats de l’individualisme intransigeant ont-ils mesuré les conséquences, sur le long terme, de ce qui apparaîtra aussi comme un irrespect des identités nationales et du droit des populations à la détermination indépendante des conditions de leur vivre ensemble ? Tout cela est hautement délicat ; aucune hiérarchie ne s’impose d’évidence ; en revanche, le principe devrait être celui du respect de la compétence institutionnelle la plus essentiellement concernée.

Actu-Juridique : Parmi les décisions auxquelles vous faites référence figure celle de la CJUE prononcée le 4 octobre dernier dans l’affaire Mirin en matière de changement de sexe*. L’arrêt de la CJUE y déclare que la citoyenneté européenne ne permet pas que la réglementation d’un État membre s’oppose à la transcription d’un droit acquis dans un autre État. La citoyenneté européenne serait-elle désormais supérieure à la citoyenneté nationale ?

Louis d’Avout : Vous résumez parfaitement les termes du débat ! Les textes fondateurs du droit de l’Union considèrent la citoyenneté régionale comme un complément, un supplément à la citoyenneté étatique. Cette dernière, plus large, plus complète, autosuffisante dans l’ordre international, devrait donc être comprise comme constituant le lien civique fondamental. Pourtant, certains fédéralistes européens appellent à considérer la citoyenneté européenne comme « le » statut fondamental des Européens. Véritable renversement des principes initiaux qui ne manque pas de surprendre !

Pour revenir à l’arrêt Mirin, certains observateurs en ont fait une lecture amplifiante et considèrent, en effet, qu’il suffirait désormais, sur tous les sujets concernant l’état des personnes et la famille, de choisir un pays qui accorde le droit que l’on souhaite (mariage entre personnes du même sexe, changement de sexe, gestation pour autrui, etc…), puis de revenir dans son pays d’origine en exigeant contre la loi du pays, la reconnaissance de la situation nouvelle ainsi créée au nom des droits découlant de la citoyenneté européenne. Le droit acquis en un lieu est reconnu en tous lieux : telle serait la nouvelle maxime d’une Europe qui ressemblerait alors plus à un État qu’à ce qu’elle était initialement, une organisation interétatique.

On peut aussi faire une autre lecture de cette décision et la prudence commande même, à mon avis, de le faire. Je rappelle que la CEDH avait condamné la Roumanie trois ans auparavant parce que sa réglementation sur le transsexualisme était contraire aux droits fondamentaux et, en particulier, ne disposait pas d’une procédure claire de reconnaissance de changement de sexe. Ajoutons que la question préjudicielle devant la Cour de justice de l’Union n’impliquait pas une reconnaissance générale de ce changement dans toutes ses conséquences y compris familiales (ce qu’avait bien relevé l’Avocat général), mais une reconnaissance restreinte aux éléments d’identification de la personne (papiers d’identité, registres d’état civil). Avant l’arrêt Mirin, la jurisprudence classique de la Cour sur ce type de problématiques n’impliquait pas des reconnaissances inconditionnelles aux effets absolus (sauf sur des questions purement personnelles comme le prénom et le nom, lorsqu’aucune difficulté sérieuse d’ordre public n’était relevée par l’État d’accueil).

La question qu’il convient de se poser néanmoins est de savoir si la CJUE s’en tiendra durablement à une approche casuistique ou si elle est, au contraire, en train de marcher vers une reconnaissance générale en lançant des « ballons d’essai ». Dans la seconde hypothèse, cela consisterait à obliger les États passifs ou récalcitrants à s’aligner sur l’État ayant été sollicité d’une modification de statut, en violation des principes juridiques et des règles du droit international privé. Avec pour conséquence la libéralisation forcée, pour cause de mobilité individuelle exercée par une minorité, de larges pans de ce qui constitue le cœur du droit civil national. C’est pourquoi les juristes devraient observer avec attention ce qui se passe dans l’affaire Trojan**.

Actu-Juridique : Dans l’affaire Trojan, en cours d’examen, l’avocat général, qui est le même que dans l’affaire Mirin, conclut en effet que l’articulation entre la libre circulation et le droit au respect de la vie privée s’oppose à ce qu’un État refuse de reconnaître le mariage homosexuel conclu légalement dans un autre État membre au motif que sa réglementation ne le prévoit pas….

Louis d’Avout : Dans cette affaire, la CEDH avait déjà reproché à la Pologne de ne pas prévoir un statut civil pour les personnes de même sexe vivant en couple (de type partenariat ou union civile). En s’interrogeant devant la Cour de justice sur la transcription d’un mariage, pourtant proscrit par la loi polonaise, on s’expose à faire un pas de plus dans le sens d’une reconnaissance automatique des droits acquis dans un État, au nom de la libre circulation des personnes au sein de l’UE.

Si tel était le cas, cela poserait à mes yeux deux difficultés, et qui sont graves. La première concerne, dans la perspective des citoyens et en particulier des nationaux polonais, l’égalité devant la loi : à chaque fois qu’un national obtient à l’étranger ce que la loi nationale lui interdit de faire ou d’obtenir, une inégalité se matérialise entre ceux qui peuvent voyager et les autres qui n’en ont pas les moyens, les premiers ayant ainsi accès à un statut sur mesure, libéralisé, un statut privilégié au sens propre du terme. Ceux qui bougent, les individus nomades – nouveaux aristocrates de l’ère transnationale ? –pourraient ainsi avoir, dans leur propre pays d’origine, plus de droits que ceux qui ne peuvent pas bouger et restent enracinés. Rappelons-nous en passant que cette opposition d’intérêts et de statut entre les somewheres et les anywheres est à la racine de la contestation démocratique de l’Union par les Britanniques, et donc du Brexit. Est-il vraiment souhaitable que ces contestations se pérennisent, se reproduisent ? Est-il sage d’exciter la lutte entre États de l’Union, à travers la mise en concurrence de leurs droits internes des personnes et de la famille ? À un moment, justement, où le continent européen veut solidifier sa place internationale et tente de parler d’une seule voix ?

La citoyenneté de mouvement et l’état civil sur-mesure, questions apparemment anodines, bouleversent fondamentalement l’équilibre démocratique et fragilisent les institutions. Chacun le ressent, mais certains seulement approuvent l’évolution au motif, trop simple, que toute évolution serait porteuse d’un progrès. La deuxième objection concerne précisément l’équilibre des pouvoirs dans l’organisation à plusieurs niveaux qu’est l’espace européen. Le juge de l’Union ne devient-il pas un quasi-législateur dès lors que, par ses décisions, il accorde aux citoyens des droits contraires aux prévisions de la loi de leur propre pays de nationalité ? Un quasi-législateur « médiatique » (pour reprendre une expression développée ailleurs), en ce sens que le juge de l’Union conteste, met en doute la validité générale de la loi étatique ce qui, par l’effet amplifiant des médias généralistes et spécialisés, contraint à la réforme du droit technique et à l’écriture d’un droit nouveau.

Actu-Juridique : Est-ce à dire que la justice européenne prendrait l’ascendant sur la souveraineté des États membres et les législateurs nationaux  ?

Marie-Anne Frison-Roche : Il ne faut pas récuser l’apport de la justice européenne qui, la Cour de justice comme la CEDH, défend l’État de Droit. Les juges doivent être défendus, comme l’idée de souveraineté européenne, notamment dans la mise en œuvre des nouveaux textes de régulation de l’espace numérique à l’appui desquels les juges européens défendent les personnes. Les juges européens défendent avec innovation et pertinence les racines humanistes de l’Europe dans l’espace économique européen face à d’autres zones qui ne conçoivent le droit qu’en termes financiers. Mais précisément, les relations familiales ne sont pas des relations marchandes d’une part et il ne faudrait pas que des jurisprudences incitent les personnes à aller de fait acheter des législations, à aller s’offrir des réglementations qui leur conviennent pour les importer ensuite. Cette activité d’import-export se développe. Les juges de l’Union doivent la contrer, pas la favoriser par un effet pervers de l’État de droit. D’autre part, la structure politique de la famille renvoie aux États et à leurs législateurs. Les juges européens en ont conscience, et c’est au nom du lien entre les individus et l’État qu’ils ne doivent pas interférer. La CJUE vient d’ailleurs de rappeler à l’État de Malte l’interdiction de vendre des visas, car un État ne peut monnayer ainsi sa souveraineté. Cette compréhension profonde ainsi exprimée par la Cour de ce qu’est l’État, qui s’articule parfaitement avec la souveraineté européenne dans des domaines économiques, industriels et technologiques, doit se manifester de la même manière dans le rapport de l’individu avec la filiation ou le mariage.

Louis d’Avout : Je suis en plein accord avec ce qui vient d’être dit sur la distinction des domaines d’intervention de l’Union, et sur la défense des juges, singulièrement des juges européens. Le respect des institutions et de l’indépendance des juges est, pour les juristes, un principe non négociable. Ceci n’empêche pas d’observer que nous appartenons tous, magistrats et non magistrats, à une même communauté professionnelle. La communauté des juristes se caractérise par des principes, des méthodes et des raisonnements spécifiques. Il n’est donc pas interdit – bien au contraire ! – d’appeler à la prudence lorsque la loi collectivement délibérée est combattue par le juge hors des voies conçues pour ce faire.

Le légicentrisme n’existe plus vraiment de nos jours, précisément à cause de la pluralité des foyers d’édiction de la législation. Il me semble, à cet égard, que le rôle contemporain des juristes, de tout juriste, dans un système juridique décentralisé et pluraliste, consiste davantage à essayer d’articuler harmonieusement les compétences législatives et juridictionnelles, de les combiner, de les réconcilier dans une logique d’accommodement réciproque et de cohérence, ce qui s’oppose aux principes radicaux de prédominance systématique des principes de l’ordre supérieur (confiance mutuelle, circulation, droits fondamentaux) sur les compétences de l’ordre étatique tenu pour inférieur (ce qu’il n’est pourtant pas, en sa qualité de dépositaire de la souveraineté populaire). Il faut donc espérer une Cour de justice demeurant dans la prudence de l’analyse des cas et dans le respect réel, non pas simplement formel, des particularismes nationaux, à l’image de ce que fait le plus souvent la Cour européenne des droits de l’homme (avec les marges d’appréciation reconnues en droit de la famille, et la possibilité d’une prévalence de l’ordre public national au cas particulier).

 

*Un Roumain né en 1992 et inscrit dans son pays en tant que femme déménage en Grande-Bretagne à l’âge de 16 ans et, un an plus tard, fait procéder à la modification de son état civil en Angleterre où il s’inscrit en tant qu’homme. La Roumanie refuse d’opérer la transcription de ce changement de sexe à l’état civil.

**Deux hommes, dont l’un a la double nationalité allemande et polonaise et l’autre uniquement polonaise, se marient en Allemagne en 2018 et retournent vivre en Pologne où les deux époux demandent au bureau d’état civil de Varsovie de transcrire leur mariage. L’officier refuse au motif que le droit polonais ne prévoit pas le mariage entre personnes de même sexe. La transcription d’un tel acte violerait les principes fondamentaux de l’ordre juridique polonais. Le refus est confirmé par un premier jugement relevant, d’une part, qu’on ne peut pas mettre un nom d’homme dans la case « femme » et, d’autre part, qu’il est illicite d’inscrire deux hommes en tant qu’époux à l’état civil. L’appel est rejeté et c’est à l’occasion du pourvoi qu’est soulevée la question préjudicielle au terme de laquelle on s’interroge pour savoir si ce refus ne serait pas contraire à la liberté de circulation et au droit à la vie privée garantis par le droit européen.

 

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