Aude Denizot : Pourquoi nos étudiants ne savent-ils plus écrire
« Longtemps, j’ai refusé d’admettre que le niveau des étudiants baissait. Il me semblait qu’il y avait là une idée reçue qui existait depuis toujours, et qui relevait davantage d’un mépris pour les jeunes générations que d’une réalité mesurable », écrit la professeure de droit Aude Denizot en prologue de son livre : Pourquoi nos étudiants ne savent-ils plus écrire, paru aux éditions Enrick B. La suite est pourtant un constat au vitriol, exemples à l’appui, sur le niveau d’orthographe et de syntaxe des jeunes arrivant sur le marché du travail. Une situation dont l’autrice estime qu’elle remonte à l’école primaire, et à l’usage massif des photocopies.
Actu-juridique : Depuis quand enseignez-vous ?
Aude Denizot : J’ai passé l’agrégation d’économie et de gestion et j’ai ensuite fait une thèse. À la fin des années 90, j’ai enseigné dans un lycée de zone sensible. Certaines copies, qui à l’époque me semblaient médiocres, étaient meilleures que celles de certains de mes étudiants de licence ou de master aujourd’hui. En quittant le lycée pour l’université, j’aurais pourtant dû me retrouver face à des étudiants mieux formés, et donc mieux capables d’écrire. Depuis que je suis professeur en faculté de droit, je suis face à des étudiants qui ont de grosses lacunes en orthographe. Il faut tout reprendre depuis le début, et leurs progrès sont très lents. J’observe ces difficultés depuis quelques années déjà.
AJ : Quelle est la génération en difficulté ?
Aude Denizot : J’ai des étudiants entre 18 ans et 24 ans. Plus on avance dans les années de fac, moins on trouve d’étudiants en difficulté, mais il y en a encore beaucoup en master. Rien n’est fait pour leur apprendre à bien écrire. Je suis moi-même loin d’être une championne en orthographe, et il m’arrive souvent de devoir vérifier certaines expressions pour bien les orthographier. Mais chez eux, il ne s’agit plus de simples problèmes d’orthographe. Cela touche au sens profond des phrases. Ils écrivent très gros, avec des calligraphies d’école primaire, mais ils sont très lents et n’ont pas le temps de se relire. Ces étudiants ne le restent pas toute leur vie, et beaucoup sont aujourd’hui de jeunes professionnels. Ce que j’écris ne concerne pas que les étudiants, mais aussi le monde du travail. J’ai d’ailleurs eu beaucoup de retours de professionnels du droit qui me disaient être confrontés à ces problèmes…
AJ : Que trouve-t-on dans leurs copies ?
Aude Denizot : On trouve dans les copies des propositions subordonnées qui ne sont reliées à aucune principale, des accords qui ne sont plus faits. La ponctuation, la syntaxe, le vocabulaire ne sont pas non plus maîtrisés. Certaines règles enseignées en CP ou CE1, comme la différence entre « a » et « à », ne sont pas assimilées. On lit le mot « méson » à la place de « maison », le mot « contra », sans « t ». Dans une copie de droit pénal, une « fellation » devient une « fée lation ». Les phrases n’ont donc plus de sens.
Parfois, on se dit qu’ils ont peut-être compris mais ont été incapables de nous le dire clairement en français. Quand les étudiants écrivent « frais d’hiver » au lieu de « frais divers », nous, professeurs, nous posons des questions. Avaient-ils en tête, au moment d’écrire, des couvertures, des anoraks, du chauffage, ou avaient-ils compris qu’il s’agit d’une catégorie regroupant tous les frais qui ne rentrent pas dans les autres postes ? Ces difficultés d’expression se retrouvent également lors des oraux.
AJ : Tous vos étudiants sont-ils concernés ?
Aude Denizot : Ce n’est pas encore généralisé. Nous avons encore des étudiants qui écrivent parfaitement et se formalisent d’ailleurs des fautes de leurs camarades ! Quand on explique la règle « a/à », certains sont sidérés qu’il faille la revoir. Il reste encore une exigence orthographique mais je pense qu’elle a largement baissé. Les collègues de sciences dures s’en plaignent aussi car même lorsqu’on fait des mathématiques il faut savoir écrire ! A l’université de Créteil (94) même en première année de médecine, on prévient les étudiants qu’ils risquent d’avoir des cours en plus d’orthographe et de grammaire… En droit, c’est primordial. L’essentiel de nos enseignements repose sur des dissertations et des commentaires.
AJ : D’où vous est venue cette idée que la photocopie était responsable de cette situation ?
Aude Denizot : Je suis mère de quatre enfants aux profils scolaires variés. Dans un premier temps, j’ai été victime de la photocopie. Je suis tombée dans le panneau. Je trouvais cela pratique. Mon aîné avait des facilités en orthographe, et cela ne le pénalisait pas. J’ai eu un déclic quand mon troisième enfant, qui était bon élève, s’est mis à décrocher en CE2. Je me suis intéressée de près à ce qu’il faisait à l’école et j’ai constaté qu’il avait une maîtresse 100 % photocopies. Il y avait, dans son cahier, ces fameuses listes de mots photocopiés que certains enseignants aiment distribuer. Je constatais dès l’école primaire un recours croissant à des leçons, exercices et contrôles photocopiés. Cela n’avait pas de sens de les faire travailler de cette manière. Professeur et mère de famille j’observais en parallèle ces deux phénomènes : d’un côté, le niveau de français des étudiants dégringolait, et de l’autre, les élèves, dès l’école primaire, écrivaient beaucoup moins. J’ai commencé à tracer un lien.
AJ : Pourquoi les photocopies vous semblent-elles si mauvaises ?
Aude Denizot : Les exercices photocopiés ont gagné les salles de classe, les manuels, mais aussi les supports parascolaires tels que les cahiers de vacances. Vous y trouvez des listes de mots, des exercices à trou. Les enfants écrivent très peu. Tout est déjà organisé. J’ai exploré les recherches au-delà de mes propres enfants en en parlant avec d’autres parents, puis avec des assistants parascolaires chargés de l’aide au devoir. Il s’agit pour la plupart de retraités, qui ont acquis les enseignements primaires à une autre époque et d’une autre manière. Ils étaient effrayés de voir toutes ces feuilles volantes et le manque de structure dans les apprentissages !
AJ : La photocopie serait seule responsable de la baisse du niveau de français ?
Aude Denizot : Cela ne fait pas tout, mais c’est à mon sens majeur. Il ne faut pas négliger bien sûr la question de la rémunération des enseignants. Ce n’est pas un hasard s’il devient difficile de recruter des professeurs de mathématiques ou d’allemand. La perte de prestige du métier d’enseignants, les salaires ridicules qui vont avec, ont pour conséquence que ce sont les élèves en difficulté qui deviennent professeur. Les maîtresses font elles-mêmes des fautes et ne sont pas en mesure de corriger celles des élèves. Jamais on ne va dire à l’enfant qu’il s’est trompé et doit réécrire le mot.
AJ : Comment les photocopies ont-elles gagné l’école ?
Aude Denizot : Les photocopies sont arrivées dans les années 80, d’abord avec les machines à alcool. Avant cela, l’enfant copiait tout : les exercices, les consignes. Elles ont progressé à un rythme variant selon les moyens des communes, car ce sont les municipalités qui financent les photocopieuses des écoles. Les enseignants se sont mis à y avoir massivement recours pour plusieurs raisons. Elles permettent d’avoir un cahier propre, d’aller plus vite. Beaucoup d’enseignants distribuent des photocopies tout en sachant que ce n’est pas idéal car ils veulent terminer le programme. Un cercle vicieux se crée : la photocopie n’apprend pas à l’enfant à écrire plus vite. Plus il sera lent, plus son enseignant aura du mal à boucler le programme et aura recours aux photocopies. Enfin, des enseignants ont recours aux photocopies car ils considèrent que les manuels sont mauvais. De mon point de vue, ils ont raison… les manuels scolaires sont beaucoup trop volumineux, confus, plein d’informations inutiles, impossibles à utiliser pour un enfant seul à la maison… Il y a beaucoup de progrès à faire dans la conception des manuels.
AJ : Certains enseignants résistent-ils ?
Aude Denizot : Dans les écoles hors contrats, c’est très net. Ces écoles accordent beaucoup de place au concret. Celles qui s’inspirent de la pédagogie de Maria Montessori sont très axées sur les sens, le toucher. Elles accordent une grande place au cahier, considéré comme une création de l’élève. Les écoles catholiques apprécient les manuels anciens, car elles ont compris que l’enseignement était plus efficace autrefois. Il faut dire que ce n’est, dans ces écoles, plus la commune qui paye. Cela restreint mécaniquement le nombre de photocopies. Mais dans les écoles publiques aussi, des enseignants résistent. Certains font encore copier tous les devoirs sur l’agenda. D’autres donnent des photocopies pour boucler leur programme mais le font en s’excusant…
AJ : À la fac, comment se positionnent les professeurs ?
Aude Denizot : Les étudiants pour le moment ne sont pas encore bloqués par leur niveau d’orthographe. La plupart de mes collègues estiment qu’ils enseignent le droit, pas le français. Ce n’est pas mon cas. J’ai eu un étudiant de licence 3 qui ne faisait pas la différence entre « à » avec accent et « a » sans accent. Je lui ai mis 1/20. Car j’estime que pour un juriste, savoir écrire est une compétence fondamentale ! Comment fera cet étudiant lorsqu’il se retrouvera dans un commissariat, dans une étude notariale ou devant des clients ? Malgré cette note, il a obtenu 9,91 de moyenne. Il a donc été question de le remonter pour qu’il ait son année de licence. Mes collègues et moi avons eu à son sujet un débat très animé. La moitié des professeurs estimant que cette mauvaise orthographe ne les concernait pas, l’étudiant a finalement été envoyé au rattrapage. Il a néanmoins été convoqué par une de mes collègues qui lui a montré sa copie. Il a été désemparé quand il a réalisé le nombre de fautes qui s’y trouvaient…
AJ : Pensez-vous donc qu’il faille sanctionner ces étudiants ?
Aude Denizot : Je me suis rendu compte avec mes enfants qu’il y a des enfants pour lesquels apprendre est difficile. Un bon élève est avant tout un enfant qui a de la chance. Il faut donc faire attention avec les sanctions. Mais quand on ne sanctionne pas, la sanction finit par arriver, plus tard donc plus violente. Pour nombre d’étudiants, elle intervient trop tard, une fois leur vie professionnelle commencée. Une de mes étudiantes avait été prise en stage par un huissier : il ne lui faisait pas faire de constat car elle n’était pas capable d’écrire. De jeunes diplômés se voient ainsi mis sur la touche. On leur refuse une promotion à laquelle ils pourraient prétendre. Là, c’est la catastrophe.
AJ : Le constat que vous faites est-il nouveau ?
Aude Denizot : Non. L’alerte a été donnée dans les années 80. En 1983, Maurice Maschino, professeur de philosophie, écrivait un livre coup de poing : « Vos enfants ne m’intéressent plus ». En 1984, il poursuivait avec un autre ouvrage controversé : « Voulez-vous vraiment des enfants idiots ? » . Il estimait déjà que les élèves ne savaient plus s’exprimer. À un moment, il donne des exemples d’orthographe que j’ai personnellement dû relire plusieurs fois avant de trouver la faute… Il y a une lente dégradation. J’ai un niveau en français bien plus faible que mon père qui n’avait pas passé son bac. Est-ce que dans des décennies le niveau va continuer de se dégrader ? Est-ce qu’à force, l’écrit va être supplanté par d’autres manières de communiquer ? Je n’en sais rien. Mais nous, professeurs, préparons des étudiants qui dans quelques années seront sur le marché du travail. Leurs aînés savent écrire. Ils vont être horrifiés de leurs fautes d’orthographe et ne leur proposeront pas de postes intéressants.
AJ : Il faudrait donc revenir à l’école à l’ancienne ?
Aude Denizot : Je pense en effet que l’enseignement était plus efficace autrefois. Je ne dis pas pour autant qu’il faille revenir à l’école d’antan, avec ses injustices et ses humiliations. J’ai eu en CE1 une excellente institutrice, et je pense que je lui dois beaucoup de mes facilités d’aujourd’hui. Mais cette extraordinaire maîtresse avait tout de même mis en place dans sa classe un « groupe des tortues », pour ceux qui étaient plus lents. Ils étaient dans un petit coin, à part. Il est heureux que ce type de pratique, comme le bonnet d’âne et le martinet, n’existent plus aujourd’hui ! Je suis convaincue en revanche qu’il faut revenir à une pédagogique descendante : le professeur explique aux élèves. Parmi mes étudiants, ceux qui ont une bonne orthographe avaient en général derrière eux une maman avec un Bescherelle et un Bled. À ce sujet, on entend souvent des critiques visant les parents qui se lancent dans l’école à la maison. Mais beaucoup de mères se sont mises à faire classe à leur enfants à reculons, parce que l’école ne remplissait plus sa mission. Ce n’est pas un rejet par principe mais un éloignement dû à un désaccord sur la pédagogie utilisée.
AJ : Va-t-on revenir à des méthodes à l’ancienne ?
Aude Denizot : Il ne semble pas. Lorsque j’ai fait l’IUFM, on nous disait que l’enfant devait découvrir lui même son propre savoir. C’est bien en effet que les petits aient leur période sensible, comme l’a justement dit Maria Montessori, qui travaillait avec des enfants de moins de 6 ans. Mais à un moment, c’est terminé. À 7 ans, il faut commencer à leur apprendre les règles. L’enfant ne va pas découvrir l’accord du participé passé à force d’observation. Peut-être pourrait-t-on se payer le luxe de croire cela si on avait le double d’heures de cours et moitié moins d’enfants dans les classes. Les enseignants aujourd’hui mettent en place des temps d’observation, tentent par exemple de faire décrire une image par leurs élèves… pourquoi pas, mais le résultat est qu’à la fin du cours, on n’a pas le temps de faire copier la leçon, donc on utilise la photocopie. En plus, dans cette configuration de classe, ce sont toujours les mêmes quelques élèves qui interviennent, pendant que le groupe se tait. On le voit également à la fac : il y a souvent un étudiant qui ne cesse de poser des questions, pas toujours intéressantes, tandis que les autres s’impatientent car le cours prend du retard. On continue de nous dire qu’il faut faire des classes inversées, ce qui signifie que le cours est déjà donné à la maison, et que le temps de classe est consacré à l’étude de documents. Pour que cela fonctionne, encore faut-il que les étudiants aient travaillé chez eux ! On nous encourage à mettre en place des pédagogies ludiques et innovantes. Je suis à contre courant, même parmi mes collègues juristes. Nous sommes pourtant la faculté la plus conservatrice. Dans ce sens, on remarque que des sites de contenus pédagogiques traditionnels, comme Les cours Griffon ou Les bons profs, cartonnent. Ils proposent des cours magistraux sur des supports vidéo, pour des élèves dès le CP. C’est une pédagogie descendante, avec un prof devant un tableau noir, et ça a beaucoup de succès car les élèves comprennent enfin facilement ce que l’école a tenté de leur apprendre par des pédagogies modernes.
AJ : Que pensez-vous du numérique ?
Aude Denizot : Avec la numérisation de l’école, cette dérive risque de s’accentuer. Les pédagogies numériques seront encore pires que la photocopie. Les écrans ramollissent le cerveau des jeunes, déjà complètement rabougri. C’est terrifiant. Là non plus, je ne suis pas la première à le dire. Le livre « La fabrique du crétin digital », sorti en 2019, montrait que les enfants passent dès 2 ans près de 3 heures par jours devant un écran. Il démontrait de manière claire qu’il ne faut pas recourir à l’informatique à l’école. Cela n’empêche pas les régions d’offrir des ordinateurs aux lycéens. Un très bon élève, même nourri aux écrans, restera très bon. Mais cela va coûter cher aux élèves en difficulté…
Référence : AJU005o2