La fabrique d’un droit climatique au service de la trajectoire « 1.5 »
1,5 °C ! C’est l’élévation de la température par rapport aux niveaux préindustriels que l’article 2, paragraphe 1, de l’accord de Paris sur le climat se donne pour objectif de ne pas dépasser. Objectif aussi ambitieux que vital sachant que ce chiffre est à rapprocher de la limitation « nettement en dessous de 2 °C » fixée par le même article. Alors que 94 % des Français estiment que le dérèglement climatique représente un enjeu capital1, cette question semble avoir été oubliée du débat démocratique de l’élection présidentielle de 2022. Si le climat était présent dans les programmes, Yannick Jadot, unique candidat écologiste, n’a obtenu que 4,63 % des suffrages exprimés lors du premier tour du 10 avril 2022, malgré une percée d’Europe Écologie Les Verts lors des élections européennes de mai 2019 et la conquête, en 2020, de plusieurs villes de plus de 100 000 habitants2. C’est tout le paradoxe ! Le 13 mars 2022, seuls 5 candidats3 sur 12 ont participé au « Débat du siècle » sur le climat que les chaînes de télévision ont toutes refusé de diffuser4. Quatrième force politique au Parlement européen, le groupe Les Verts/ALE n’est pas représenté à la Commission. Sa présidente, Ursula von der Leyen, avait pourtant largement axé sa campagne sur ce thème, voulant faire de l’Union européenne (UE) le premier continent neutre sur le plan climatique à l’horizon 2050, fixant le cap d’une réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 50 %, voire 55 % d’ici 2030, au lieu de 40 % actuellement5. Elle a, en outre, rejoint la proposition du président de la République française, Emmanuel Macron6, de voir une partie de la Banque européenne d’investissement devenir une banque pour le climat dotée d’une capacité d’investissement de 1 000 milliards € sur dix ans, tout comme elle s’est montrée favorable à l’instauration d’une taxe carbone aux frontières.
Les déclarations politiques fusent, les rapports alarmistes se succèdent mais les actes se font trop souvent attendre. Symbole de cette inertie, la révision constitutionnelle destinée à inscrire le principe de la lutte contre le dérèglement climatique à l’article 1er de la Constitution a échoué, faute de majorité au Sénat. Après que le Conseil d’État a donné trois mois à l’exécutif pour justifier que la trajectoire de réduction des GES à l’horizon 2030 pourra bien être respectée7, l’État a été récemment condamné pour « carence fautive »8. Depuis le 24 février 2022, la guerre en Ukraine a mis la lutte climatique sous l’éteignoir. Pourtant, quelques jours après le début du conflit, un rapport du GIEC était publié, alertant une nouvelle fois sur les conséquences du réchauffement au-delà de 1,5 °C qui pourraient voir l’extinction des espèces endémiques multipliées par dix, les ressources en eau se tarir ou encore le nombre de réfugiés climatiques exploser9. Dans ce contexte, consacrer une étude à la trajectoire « 1.5 » s’impose comme une évidence, voire une urgence.
Spécialiste reconnue des questions environnementales et climatiques, Christel Cournil, professeure de droit public10 à Science Po Toulouse, a dirigé la publication de La fabrique d’un droit climatique au service de la trajectoire « 1.5 ». Les deux parties de l’ouvrage réunissent 21 contributions. Intitulée « Construire des instruments juridiques pour l’horizon 2050 », la première partie se divise en trois volets : Polycentrer le droit climatique : des instruments multi-échelles (titre 1) ; Décloisonner le droit : « climatiser » les instruments sectoriels (titre 2) ; Repenser les instruments transversaux (titre 3). Consacrée aux acteurs pour tenir le réchauffement à « 1.5 », la seconde partie présente également trois thématiques : Les obligations et les devoirs des acteurs privés (titre 1), La place et les actions des individus, des ONG et des collectivités territoriales (titre 2) ; Le rôle singulier de l’expert et des juges (titre 3).
« Urgence », le terme paraît presque galvaudé. C’est pourtant bien le premier mot de l’ouvrage. Dans l’introduction, Christel Cournil dénonce la « procrastination des décideurs publics » malgré le « cap 1.5 » fixé par l’accord de Paris sur le climat. Le ton, certes attendu, est donné, mais le pessimisme laisse place à l’ambition du livre porteur de la fabrique en vogue d’un « droit climatique »11. Si, techniquement, l’objectif d’une augmentation générale des températures limitée à 1,5 °C paraît encore atteignable, Béatrice Cointe insiste, en préambule, sur l’ampleur de cette révolution copernicienne confrontée « au modèle bottom-up de définition des engagements internationaux qui caractérisent les négociations sur le climat depuis l’échec de la conférence de Copenhague12 à définir des objectifs nationaux découlant directement d’un objectif global ».
Construire des instruments juridiques pour l’horizon 2050 passe d’abord par le droit international. À cet égard, le concept de « neutralité carbone », qualifié de « nouveau mantra des politiques climatiques », se heurte, en dépit de sa mention par l’accord de Paris13, au faible développement des études sur la gouvernance de l’ingénierie climatique, notamment en matière économique. Si le droit international apparaît comme un élément contributeur par le biais de normes ad hoc en matière météorologique ou dans le domaine du droit de la mer, son usage nécessite d’ériger des garde-fous, notamment en direction de la protection des droits humains (Marion Lemoine-Schonne). Consciente de jouer un rôle capital, l’UE parvient à conduire une diplomatie climatique qui lui fait si souvent défaut sur le plan stratégique. La Commission européenne se montre d’autant plus ambitieuse qu’elle obtient des résultats. En 2018, les émissions de GES ont été réduites de 23 % par rapport à celle de 1990, dépassant ainsi les perspectives initiales. S’appuyant sur la direction générale Climat, la Commission a lancé des initiatives « législatives » majeures. Le « paquet énergie-climat » pour 2020 fixe de manière unilatérale un objectif de réduction des émissions à 20 %. Toutefois, cela reste insuffisant au regard de l’accord de Paris. L’horizon de la neutralité carbone en 2050 semble inaccessible. La « locomotive » UE reste en dehors de la trajectoire « 1.5 » (Ève Truilhé).
Sur le plan interne, la loi française du 8 novembre 2019 relative à l’énergie et au climat (LEC) traduit un rehaussement des ambitions nationales vers la neutralité carbone à l’échéance 2050. Cela nécessite une réduction drastique de la consommation primaire d’énergies fossiles, le recours à une véritable culture de la sobriété énergétique et la redéfinition de la place des énergies renouvelables et du nucléaire. Mais, faute de mobilisation des moyens nécessaires, le volet climat de la LEC ne se montre pas à la hauteur des ambitions affichées (Marianne Moliner-Dubost). À l’origine de 10,3 % des émissions de GES en Europe, l’agriculture est volontiers désignée comme responsable d’une part significative du réchauffement climatique. Réduire l’empreinte carbone de l’agriculture doit commencer par une révolution dans nos assiettes ! Une baisse notable de la consommation de viande aurait forcément un impact sur les conséquences environnementales d’un élevage gros émetteur de CO2. « Autrement dit, l’assiette alimentaire 1.5 conditionne la feuille de route de notre agriculture » (Carole Hermon et Philippe Pointereau). L’équation est semblable dans le secteur du bâtiment, même si les chocs pétroliers des années 1970 ont très tôt conduit à l’adoption de mesures destinées à faire baisser la consommation énergétique. Au xxie siècle, « on ne construit plus pour des siècles, en même temps que l’on n’habite plus pour des générations ». Si, dans le « neuf », la multiplication des contraintes environnementales a permis une montée en gamme, la rénovation de l’existant paraît plus délicate car les mesures contraignantes y sont davantage sujettes à contestation (Matthieu Poumarède).
La gouvernance dans la mise en œuvre de la trajectoire « 1.5 » nécessite le recours à un « État stratège » capable de faire dialoguer les acteurs politiques et les opérateurs économiques. Cette question est d’autant plus cruciale que le réchauffement climatique entraîne des répercussions sur les droits de l’Homme. Si le contentieux supranational des droits de l’Homme apparaît comme « un terrain fertile pour la cause climatique », il doit faire face à de multiples obstacles tant juridiques que juridictionnels (Camila Perruso). La démarche originale de la convention citoyenne sur le climat s’est montrée largement contreproductive, faisant courir, in fine, le risque d’alimenter le discrédit à l’égard des institutions représentatives (Marine Fleury). Les politiques incitatives, notamment en matière fiscale, ne peuvent suffire. Des mesures coercitives sont également nécessaires. La loi d’orientation sur les mobilités du 26 décembre 2019 « veut être un texte qui remobilise tous les acteurs autour d’une politique des déplacements placée sous des principes de responsabilité et d’éthique » (Stéphane Mouton). Par ailleurs, l’approche sectorielle privilégiée depuis le protocole de Kyoto dans les domaines aérien et maritime a montré ses limites et pourrait laisser place, à terme, à un décloisonnement (Thomas Leclerc). Au cœur de la problématique de la « climatisation » du droit de l’énergie, la question de la contrainte nécessite une articulation des droits européen, national et local qui se fait attendre (Hubert Delzangles). Si le droit des investissements doit concilier les impératifs économiques et environnementaux, de toute évidence, l’urgence climatique peine à s’imposer en la matière (Sabrina Robert-Cuendet). Illustrant cette difficulté, la prise en compte du dérèglement climatique par les accords commerciaux reste essentiellement cosmétique (Hugues Hellio).
Du côté des acteurs de la trajectoire « 1.5 », les entreprises privées peuvent se voir imposer des obligations climatiques « explicites » comme celles découlant, par exemple, du système européen d’échange de quotas carbone. Des obligations impliquant des réductions d’émissions de GES, à l’image des études d’impact environnemental ou des obligations générales de prudence et de vigilance, peuvent également les viser (Paul Mougeolle). Elles doivent désormais se conformer à des incitations, voire des obligations de publicité de leurs objectifs climatiques auxquelles elles se plient avec plus ou moins bonne grâce. La relative inefficacité de ces mesures de transparence nécessite une réflexion d’ensemble sur son régime juridique (Aude-Solveig Epstein). La situation des salariés se révèle, quant à elle, préoccupante. Le réchauffement climatique pourrait provoquer des pertes économiques évaluées à 80 millions d’emplois à temps plein en 2030. Cette sombre perspective incite à les mobiliser pour agir, mais les outils mis à leur disposition, comme le télétravail, ne sont pas toujours adaptés. Visiblement, la crise sanitaire consécutive à la pandémie de Covid-19 n’a pas apporté de réponse miracle (Isabelle Desbarats).
Institutions de proximité, les collectivités territoriales (CT) sont naturellement amenées à jouer un rôle déterminant au regard de la trajectoire « 1.5 ». Si la mise en œuvre de mesures concrètes se montre encore souvent trop timorée, le phénomène émergent de la reconnaissance de responsabilités climatiques locales commence à faire bouger les lignes. Pouvant être poursuivies pour inaction climatique, les CT n’hésitent pas, non plus, à saisir le juge comme l’illustre le recours de la commune de Grande-Synthe devant le Conseil d’État14 (Marie-Laure Lambert et Élodie Doze). Plus largement, le rôle du juge est amené à se renforcer. Le glissement de la stratégie militante vers une stratégie contentieuse apparaît d’autant plus redoutable que cette dernière est volontiers médiatisée. Sur le fond, le contentieux ne se limite pas à la seule dimension climatique. Il ouvre la voie à de nouvelles formes de recours comme la réparation du préjudice d’éco-anxiété (Laura Canali).
Le rôle moteur des ONG n’est plus à présenter. La catégorie spécifique des ONGE (E pour environnementales) pour les désigner en est l’illustration. Aiguillons de la fabrique du droit climatique, celles-ci dénoncent régulièrement le manque d’ambition de la législation « verte » ou les blocages du « verdissement » constitutionnel comme en France (Christel Cournil). La fabrique du droit climatique est tributaire de celle d’une « vérité » climatique relevant des experts. « Il est indéniable que le droit climatique est, plus ou moins, une transplantation de la vérité scientifique » (Éric Naim-Gesbert). On l’aura compris, ici tout est dans le « plus ou moins ».
Dans ses « conclusions », Sandrine Maljean-Dubois pointe les difficultés dues non à une carence normative, mais plutôt à une production « tous azimuts » donnant le sentiment que l’on fabrique trop et mal. Fabriquer mieux nécessite davantage de cohérence grâce à une meilleure articulation des leviers réglementaires et contractuels, des mesures de contrainte et d’incitation. Les outils juridiques sont disponibles, mais la volonté politique patine. Ce n’est donc pas un hasard si l’étude se termine par une liste de propositions concrètes, à la manière d’un rapport parlementaire. En dehors de tout sentiment d’optimisme ou de pessimisme, la lecture de La fabrique d’un droit climatique au service de la trajectoire « 1.5 » nous ouvre la voie. Par-delà l’urgence, suivre cette trajectoire ô combien sinueuse est devenu un impératif vital !
· C. Cournil (dir.), La fabrique d’un droit climatique au service de la trajectoire « 1.5 », 2021, Pedone, 510 p., 30 €
Notes de bas de pages
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1.
Sondage Ipsos-Le Parisien, 4 févr. 2022.
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2.
Grégory Doucet (Lyon), Pierre Hurmic (Bordeaux), Jeanne Barseghian (Strasbourg), Anne Vignot (Besançon), Emmanuel Denis (Tours), François Astorg (Annecy), Léonore Moncond’huy (Poitiers), Emmanuelle Pierre-Marie (12e arrondissement de Paris). À Marseille, Michèle Rubirola a cédé son mandat au bout de cinq mois à Benoît Payan (PS). Éric Piole, quant à lui, est maire de Grenoble depuis 2014.
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3.
Anne Hidalgo (PS), Valérie Pécresse (LR), Yannick Jadot (EELV), Fabien Roussel (PCF) et Philippe Poutou (NPA). Jean-Luc Mélenchon (LFI) a participé à ce débat dans un enregistrement différé, le 16 mars 2022.
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4.
Le débat a été diffusé sur la plateforme Twitch. Son contenu est accessible sur plusieurs sites internet dont celui de « l’Affaire du Siècle » : https://lext.so/bB7czx.
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5.
Discours d’ouverture de la session plénière du Parlement européen d’Ursula von der Leyen, candidate à la présidence de la Commission européenne, Strasbourg, 16 juill. 2019, https://ec.europa.eu.
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6.
Dans sa lettre adressée par voie de presse aux Européens, en prélude à la campagne des élections européennes, le président français a proposé la création d’une « Banque européenne du climat pour financer la transition écologique ». E. Macron, « Pour une renaissance européenne », 4 mars 2019, https://www.elysee.fr.
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7.
CE, 19 nov. 2020, n° 427301, Cne de Grande-Synthe et a.
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8.
TA Paris, 3 févr. 2021, nos 1904967, 1904968, 1904972, 1904976/4-1, Oxfam France et a.
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9.
F. Beny et a., Synthèse du rapport AR6 du GIEC, 28 févr. 2022, The Shifters.
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10.
Elle est, en outre, membre du conseil d’administration de Notre affaire à tous et membre du groupe des juristes de « l’Affaire du siècle », en France.
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11.
V. également M. Torre-Schaub (dir.), Droits et changement climatique : comment répondre à l’urgence climatique ? Regards croisés à l’interdisciplinaire, 2020, Mare & Martin.
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12.
À l’issue de négociations dominées par les États-Unis et la Chine, éclipsant les Européens et les pays émergents, le sommet de Copenhague de décembre 2009 avait débouché sur un accord non contraignant qui, au demeurant, n’avait pas été signé par tous les États.
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13.
Article 4 : « Les Parties cherchent (…) à opérer des réductions [de GES] de façon à parvenir à un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de [GES] au cours de la deuxième moitié du siècle, sur la base de l’équité, et dans le contexte du développement durable et de la lutte contre la pauvreté. »
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14.
CE, 19 nov. 2020, n° 427301, Cne de Grande-Synthe et a.
Référence : AJU004m2