« La responsabilité individuelle est un impensé des politiques climatiques »

Publié le 08/07/2025

Alors que l’année 2024 a été la plus chaude enregistrée à l’échelle planétaire selon le programme Copernicus de l’Union européenne, l’avocat Sébastien Mabile signe le livre Justice climatique, aux éditions Actes Sud. Il appelle à poser la question des responsabilités individuelles et à replacer les modes de consommation des plus riches au centre du débat. Faute de quoi, alerte-t-il, la lutte contre le changement climatique est vouée à l’échec. Rencontre avec un avocat déterminé à placer le droit dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Actu-Juridique : Comment est née l’idée de ce livre sur la justice climatique ?

Sébastien Mabile : Depuis 25 ans, je pratique le droit de l’environnement au profit d’entreprises, de collectivités et d’associations, tant sur le plan pénal que civil à travers le devoir de vigilance ou le préjudice écologique. J’interviens ainsi dans le procès Casino sur la déforestation en Amazonie et dans le procès contre TotalEnergies pour inaction climatique. J’ai participé à l’accord entre diverses ONG et Danone sur l’usage du plastique. Ne pouvant m’exprimer sur mes dossiers, j’ai eu envie de partager une réflexion d’ordre plus général sur ce que peut le droit dans la lutte contre le réchauffement climatique.

AJ : Le « budget carbone restant » est un concept-clé de votre réflexion. Pouvez-vous le définir ?

Sébastien Mabile : Les scientifiques ont déterminé la quantité de gaz à effet de serre émise par l’humanité depuis le début de la Révolution industrielle au XIXe siècle. Ils ont ensuite estimé le budget carbone total qui permettrait de respecter certains seuils de réchauffement du climat. Le budget carbone restant est ce qui reste entre le budget carbone total et celui que nous avons déjà émis. L’article 2 de l’Accord de Paris affirme l’objectif de limiter l’augmentation de la température mondiale nettement en dessous de 2 degrés Celsius, tout en poursuivant les efforts pour limiter l’augmentation à 1,5 degré. Quel est le sens de cette norme ? Est-ce une limite juridique ou physique ? Je penche pour la deuxième option au regard du risque d’irréversibilité du réchauffement climatique souligné par le dernier rapport du GIEC. En janvier 2024, date de la dernière estimation, le budget carbone restant pour ne pas dépasser 1,5 °C était évalué à 400 milliards de tonnes de gaz à effet de serre. L’humanité consommant à peu près 45 milliards de tonnes de CO2, ce budget carbone restant serait consommé avant 2030. Il existe un impensé sur la répartition de ce budget carbone, que l’on peut comparer à la ressource limitée en eau d’un groupe qui partirait en randonnée. Une infime minorité en consomme une quantité disproportionnée exposant les autres à des risques considérables. La crise des Gilets jaunes l’a montré : cela constitue un obstacle majeur à l’acceptabilité sociale des efforts collectifs à supporter, alimentant une hostilité à l’égard des politiques climatiques qui profite aux plus riches, lesquels continuent à dépenser sans compter ce budget carbone encore disponible…

AJ : Le principe du pollueur payeur existe pourtant…

Sébastien Mabile : L’idée des responsabilités communes mais différenciées reste un principe cardinal de la politique climatique mondiale. Le protocole de Kyoto, signé en 1997, distinguait les 38 pays développés des autres pays dits en voie de développement. Ce principe des responsabilités différenciées reste affirmé dans le cadre de l’Accord de Paris et des COP. Les mécanismes de solidarité, de transfert de technologie et de transfert financier au profit des pays du Sud global ont d’ailleurs été au centre de la dernière COP. La même idée se retrouve également en matière de devoir de vigilance : ce sont les entreprises dont l’empreinte écologique et climatique est la plus importante qui doivent faire les plus grands efforts en regard de leur pouvoir d’influence et de leur capacité à agir. Ce sont seulement les plus grandes entreprises – BNP, Shell, TotalEnergies – qui font l’objet de procès climatiques. Il faudrait à mon sens également appliquer ce principe aux individus. Or, au niveau individuel, la logique s’inverse. On demande aux individus les plus pauvres de faire les efforts les plus intenses.

AJ : Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Sébastien Mabile : La question des responsabilités individuelles reste un impensé des politiques climatiques. Les travaux du GIEC montrent pourtant que la sobriété est essentielle mais les politiques se résument à une prétendue substitution des énergies fossiles par des énergies bas carbone. Jamais on ne s’interroge sur les besoins, les usages, les modes de consommation. J’essaye de le faire dans ce livre en mettant en avant un certain nombre d’exemples liés aux loisirs. Alors qu’on demande aux plus précaires de faire des efforts, des régimes d’exemption s’appliquent aux utilisateurs de voitures thermiques de luxe, de yachts et de jets privés. Les inégalités économiques ne cessent de se creuser et atteignent, selon les économistes, un niveau comparable à celui du XIXe siècle et début du XXe siècle, au summum de l’expansion coloniale. Des milliardaires accumulent les richesses, qu’ils dépensent pour leurs loisirs ultra-carbonés. Cet accroissement des inégalités climatiques devrait nous mener à une nouvelle lutte des classes. Chacun d’entre nous a le droit de dénoncer ces comportements puisqu’ils nous sont préjudiciables collectivement et individuellement. La consommation démesurée du budget carbone restant affecte en effet nos capacités à pouvoir nous adapter et nous expose à des phénomènes climatiques toujours plus violents.

AJ : Vous rappelez dans votre livre que la France est la première destination des super yachts…

Sébastien Mabile : La France est un paradis pour les milliardaires qui bénéficient systématiquement de régimes d’exemption. Lorsque j’écrivais mon livre, Bernard Arnault était encore l’homme le plus riche du monde : il a depuis été détrôné par Elon Musk. Liliane Bettencourt demeure à ce jour la femme la plus riche du monde. Notre pays est le troisième au monde qui abrite le plus de millionnaires. La France est le premier marché européen pour les jets privés, un vol sur dix étant privatisé. À Avignon, l’aéroport est entièrement dédié à l’aviation d’affaires, c’est-à-dire aux jets des plus riches, et bénéficie pourtant d’une subvention de 1,5 million d’euros de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Plus de la moitié de la flotte mondiale de yachts croise au large de la France l’été, alors que le super yacht représente entre 60 et 80 % de l’empreinte carbone du mode de vie des milliardaires. La plupart des Français ont une empreinte carbone inférieure à 6 tonnes, soit un niveau d’émissions compatible avec les trajectoires respectant l’Accord de Paris. Mais celle des 10 % les plus riches atteint près de 30 tonnes. Les émissions de la majorité des Français ont baissé de 25% depuis 1990, mais celles des plus riches n’ont cessé d’augmenter… En plus d’être préjudiciables au climat, leurs loisirs ultra-carbonés sont subventionnés. Un exemple : le propriétaire d’un super yacht peut bénéficier d’une détaxe totale de l’ensemble de son approvisionnement en carburant. Il lui suffit pour cela de faire escale en Italie lors de sa croisière en Méditerranée. Si l’on manque d’argent public, on peut supprimer ces niches fiscales. Je m’interroge donc dans ce livre sur le lien existant entre inégalités économiques et climatiques.

AJ : Pourquoi faut-il recentrer le débat sur l’individu ?

Sébastien Mabile : Il faut cesser de culpabiliser la population en général. Le réchauffement est intégralement lié aux émissions des êtres humains. C’est un fait. Mais le mode de vie des êtres humains dans leur ensemble n’est pas responsable de la catastrophe climatique. Si tout le monde vivait comme la moitié la plus pauvre de l’humanité, personne n’aurait besoin de l’Accord de Paris. Le réchauffement ne serait même pas un sujet. Le réchauffement est lié à un mode de vie et de consommation. Les 10 % les plus riches sont responsables de la moitié des émissions. Plus on est riche, plus l’empreinte carbone est considérable. Les rapports et les études démontrent tous qu’on ne peut atteindre les objectifs climatiques sans réduire les inégalités économiques. Si l’on ne le fait pas, ces objectifs ne sont atteignables qu’à condition de maintenir plus de la moitié de l’humanité dans une situation d’extrême pauvreté. L’accès de toute la population mondiale à l’eau, à la santé, à l’éducation suppose dans tous les scénarios de contraindre les plus riches à réduire leurs émissions. L’acceptabilité sociale des mesures dépendra des efforts consentis par ceux qui endossent la responsabilité la plus importante.

AJ : Que faites-vous, à titre individuel ?

Sébastien Mabile : En étant associé d’un cabinet d’avocats parisien, je fais partie des Français les plus riches. J’appartiens à cette catégorie de la population qui a le pouvoir d’engager des transformations. Ce livre résulte aussi d’une démarche empirique. Je me suis installé en Camargue, j’ai acheté un mas, une voiture, réalisé des travaux d’isolation, installé une borne de recharge électrique. J’ai vu le coût financier de ce qui était nécessaire à la baisse de mon empreinte carbone. Inversement, beaucoup de gens sans moyens financiers vivent dans des endroits non desservis par les transports en commun, n’ont pas les moyens de changer de mode de chauffage ou de voiture. Ils sont enfermés dans un modèle carboné duquel ils ne peuvent sortir. Comme tous ceux qui en ont les moyens, j’ai souvent été tenté de prendre un avion pour partir quelques jours en me disant que d’autres font bien pire. J’ai cessé de le faire depuis six ans et renoncé à l’avion pour mes loisirs. Je continue en revanche à prendre l’avion pour des raisons impératives professionnelles, mais uniquement des longs courriers.

AJ : Les plus riches vous répondront que votre propos est liberticide…

Sébastien Mabile : Les libertés dont se prévalent les plus riches – aller et venir, consommer ce qu’on veut quand on veut en faisant fi de toute responsabilité – sont la conséquence du droit de jouir sans entrave revendiqué en 1968. Une partie de la population a vécu dans la possibilité de s’affranchir grâce aux énergies fossiles des limites physiques. On assiste avec le réchauffement du climat à une remise en cause de l’universalité des droits humains héritée des Lumières et de la déclaration de 1948. Ces libertés, que je qualifie de narcissiques, n’ont plus rien de fondamentales et s’exercent au détriment des libertés collectives. Aujourd’hui, il faut mener une réflexion sur cette notion de liberté. Est-elle purement individuelle comme le prétend le mouvement libertarien très en vogue aux États-Unis ? Ou faut-il la penser dans une dimension collective et intergénérationnelle ? Je crois personnellement beaucoup au concept de droit des générations futures.

AJ : Comment se décline ce « droit des générations futures » ?

Sébastien Mabile : Ce concept juridique se met à irriguer des constitutions et peut susciter des décisions remarquables. Ainsi, la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe a censuré la loi sur le climat allemande en 2022. En prenant en compte la répartition équitable du budget carbone restant entre générations, elle a estimé que cette loi faisait peser un effort démesuré sur les générations futures et portait atteinte aux droits des enfants à naître. Le gouvernement allemand a dû revoir sa copie, accroître les efforts pour mieux répartir le budget carbone restant entre générations et alléger les efforts à réaliser à partir de 2030. Autre décision importante, celle de la CEDH qui reproche à la Suisse de ne pas avoir déterminé de budget carbone restant disponible. C’est une notion de plus en plus présente.

AJ : Faut-il de nouveaux outils juridiques ?

Sébastien Mabile : Je pense que oui. Certaines activités sont incompatibles avec nos objectifs communs en matière de lutte contre le changement climatique. Il faut alors en passer par la loi. Il y a eu une proposition de loi pour interdire les jets privés. Il y a également l’idée du quota carbone individuel ou d’une taxe progressive sur l’aviation qui augmente en fonction de la quantité de voyages effectués. Il ne s’agirait pas de taxer la personne qui rend visite à sa famille tous les 3 ans mais celle qui prend l’avion plusieurs fois par an. Ce genre de mesures dissuasives pourrait permettre de faire advenir une justice climatique et de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous situons collectivement.

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