Devant la CNDA, un déserteur béninois, héros ou assassin
À la fin de l’été, un gendarme béninois comparaissait devant les juges de la CNDA. Il se présentait comme un déserteur ayant refusé de commettre un assassinat. Mais qui était-il vraiment ? Avait-il toujours refusé les ordres illégaux ? La Cour s’était donnée un peu plus d’une heure pour décider de le voir comme un juste ou comme un assassin.
C’était un soir, à la tombée de la nuit. Monsieur S., un homme au visage encore poupin, était alors gendarme depuis peu à Cotonou, au Bénin. Il serait parti pour une mission spéciale, dont il ignorait les contours exacts. Au fur et à mesure que le pick-up avançait, il aurait reconnu le quartier, une maison dans laquelle il avait été invité quelquefois quand il était adolescent. Depuis, la femme qui l’habitait était devenue l’épouse d’un ministre, incarcéré pour s’être opposé au président. Comme elle réclamait à cor et à cri la libération de son époux, elle-même était devenue une cible pour le pouvoir.
« À 150 mètres de la maison, j’ai réalisé où j’allais », explique-t-il aux juges de la CNDA. Monsieur S. aurait compris : il allait devoir tuer cette femme qui l’avait autrefois accueilli à sa table.
« J’ai demandé à mon binôme s’il pouvait me faire la faveur de rater la mission. C’était un ordre du commandant. On l’a appelé et on lui a dit : le crocodile n’est pas dans la rivière. C’était une manière de dire que la cible n’était pas chez elle ce soir-là », explique en ce jour de fin d’été Monsieur S. Son récit ressemble au début d’un roman d’aventures, mais il en faut plus pour étonner la Cour, qui devant lui, demeure impassible, dans la petite pièce blanche qui fait office de salle d’audience.
Ce soir-là, Monsieur S. aurait réussi son coup. L’opération a « échoué ». Il aurait eu peur néanmoins que d’autres n’aillent faire le travail. À peine rentré à la base, Monsieur S. aurait fait le chemin inverse pour prévenir la femme du sort qui l’attendait. Elle se serait cachée quelques jours. Monsieur S. l’aurait sauvée.
Pour aller prévenir la cible du sort funeste qui l’attendait, Monsieur S. aurait utilisé sa propre moto, dont l’immatriculation a été relevée. Ce détail intrigue grandement la Cour, qui a l’air de penser qu’un gendarme, si peu expérimenté soit-il, ne peut faire preuve de tant d’imprudence.
Après les faits, Monsieur S. aurait quitté le pays pour le Burkina Faso. Il serait revenu après avoir cru comprendre que la situation était moins dangereuse pour lui, avant de reprendre la fuite quelques jours plus tard, laissant derrière lui sa femme et ses trois enfants au Togo. Personne, lors de l’audience, ne remet en cause le sauvetage rocambolesque de la femme du ministre. « L’affaire a largement été commentée dans la presse béninoise. Les propos du requérant sont précis et corroborés par la documentation », appuie même la rapporteure. Mais en dehors de ce soir-là, comment Monsieur S. a-t-il mené sa vie de gendarme ? Pendant plus d’une heure, la question va obséder la formation de jugement. « Monsieur S avait eu dans sa jeunesse une histoire avec la cousine de l’épouse du ministre. Il la connaissait donc bien. Il n’a pas commis l’assassinat en raison de ces liens », poursuit la rapporteure.
Héros un soir, Monsieur X a-t-il été bourreau la veille ou l’avant-veille ? De la question apportée à cette réponse dépend l’obtention du statut de réfugié de Monsieur S. La Convention de Genève ne s’applique pas aux personnes ayant commis des crimes, quand bien même ceux-ci résulteraient de l’exécution d’un ordre illégal. Or Monsieur S. a reconnu lors de son audition à l’OFPRA avoir participé à deux projets d’assassinats avant celui qu’il a fait échouer. « Il avait bien conscience d’exécuter un ordre illégal. Il s’est justifié en disant n’avoir pas eu le choix », précise la rapporteure.
Gainé dans sa jolie chemise sur un jean sombre, Monsieur S. l’écoute sans ciller. Il comprend parfaitement les enjeux. S’il reconnaît avoir tué, il peut faire le deuil de l’asile. Envers les juges, il se montre d’une grande politesse. « Gendarme, c’est veiller au bien-être et à la sécurité de la population. J’ai prêté ce serment », déroule-t-il.
– « Pourquoi deviez-vous tuer l’épouse du ministre », interroge la présidente, une femme en veste sombre, cheveux tirés en chignon et lunettes.
– « C’était un ordre du commandant. J’étais son subordonné ».
– « Ce type de demande étaient-elles fréquentes ? Saviez-vous que ces ordres étaient illégaux ? », poursuit-elle alors, disant vouloir comprendre comment Monsieur S. en est venu à « tuer volontairement ».
En guise de réponse, Monsieur S. détaille l’organisation des convois, constitués d’une équipe de 6 gendarmes scindés en binôme de deux. On ne comprend pas immédiatement où il veut en venir, mais il explicite. S’il détaille le rôle de chacun, c’est pour minorer le sien. Lors des « missions précédentes », sa fonction était simplement de conduire et de surveiller. « Mon équipe a commis un meurtre, mais pas mon binôme », assène-t-il.
L’assesseur du Conseil d’État relaie la présidente. Les explications de Monsieur S. ne le satisfont pas. « Qu’avez-vous fait pour empêcher ces assassinats ? », interroge-t-il. « Assister sans rien dire, c’est de la complicité ».
L’étau semble se resserrer, mais Monsieur S. tente tant bien que mal de se justifier. Vu de Paris, la situation peut sembler simple, argue-t-il. Mais ces jours-là, dans les pick-up, elle ne l’était pas. « Dans notre système, quand tu es jeune, tu ne peux pas te plaindre. On ne prend pas ta doléance. J’ai demandé à changer d’affectation, en vain ».
« -Quand vous êtes-vous dit que ce n’était plus possible ? », interroge l’assesseur du Conseil d’État.
«-Quand le conducteur m’a dit que la mission était accomplie, j’ai compris que cette unité ne me plaisait pas. Mais chez nous, une fois le concours passé, c’est un point de non-retour. Vous ne pouvez pas démissionner ».
– « Quand même, pour des raisons morales, on peut, conclut l’assesseur ».
L’avocate de Monsieur S, Me Louisa Le Gall, n’a pas la partie facile. Elle fait valoir que la langue maternelle de son client est le kotokoli, et non le français. Cela, pense-t-elle, ne l’a pas aidé à se faire comprendre à l’OFPRA. « Quand on lit ses déclarations, on a l’impression qu’il a tué de sang-froid. J’espère que le malentendu est levé. Il n’a pas participé activement aux assassinats ». Elle s’attarde aussi sur ce qu’un retour au Bénin signifierait. « Depuis décembre 2022, la loi prévoit des poursuites pour un déserteur qui fuit l’armée, jusqu’à la prison à perpétuité. S’il rentre, il est plus qu’en danger ». Quelques minutes auparavant, Monsieur S. avait résumé la situation en ces termes : « Au Bénin, je suis mort ! ».
À la fin de l’audience, Monsieur S. salue la formation de jugement tout aussi poliment qu’en arrivant. Est-il un juste ou un meurtrier ?
La Cour, curieusement, a rejeté sa demande sans s’attarder sur cette question. Elle est revenue sur le fait qu’il avait effectué le trajet jusqu’à la femme du ministre avec sa propre motocyclette. De cela, la Cour en déduit que le récit était« peu crédible » et l’attentat avorté « peu plausible », proposant une lecture de la situation bien différente de celle du rapporteur, et bien loin des débats de l’audience.
Référence : AJU015n5