Le juge pénal n’entend pas être un juge « résiduel » en matière fiscale

Publié le 04/10/2016

Dans sa décision du 24 juin 2016, le Conseil constitutionnel a considéré que les doubles poursuites administratives et pénales en matière fiscale étaient conformes à la Constitution. Mais il a posé deux réserves dont une qui a suscité un débat intéressant à l’occasion de la réouverture le 22 septembre du procès Wildenstein.

Les avocats espéraient bien que le Conseil constitutionnel étendrait à la matière fiscale la solution historique du 18 mars 2015 en matière boursière, autrement dit qu’il déclarerait les doubles poursuites contraires au principe de nécessité des peines. Las ! Dans sa décision du 24 juin dernier, rendue sur des QPC soulevées par la famille Wildenstein et Jérôme Cahuzac, le Conseil rappelle que la lutte contre la fraude fiscale est un objectif à valeur constitutionnelle. Résultat ? Les doubles poursuites ne sont pas redondantes mais répondent à la nécessité d’une répression complète de ces infractions. Toutefois, prend la peine de préciser le Conseil constitutionnel, celles-ci doivent être réservées au cas les plus graves. C’est déjà le cas en pratique et cela ne soulève guère de débat. Sur 50 000 procédures annuelles en effet, seules 1 000 vont au pénal. La deuxième réserve, tout aussi raisonnable, est définie dans le considérant numéro 13 : « les dispositions contestées de l’article 1741 du Code général des impôts ne sauraient, sans méconnaître le principe de nécessité des délits, permettre qu’un contribuable qui a été déchargé de l’impôt par une décision juridictionnelle devenue définitive pour un motif de fond puisse être condamné pour fraude fiscale ». C’est autour de ce considérant que s’est déclenché un débat juridique substantiel devant le tribunal correctionnel de Paris le 22 septembre lorsque s’est rouvert le procès Wildenstein et qu’il a fallu tirer les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel. Dans cette affaire, plusieurs membres de la célèbre famille de marchands de tableaux sont poursuivis pour fraude fiscale. Il leur est reproché de n’avoir pas inclus dans la succession de Daniel Wildenstein, disparu en 2001, les biens de la famille logés dans des trusts. Le montant du redressement s’élèverait à 500 millions d’euros.

Le juge fiscal aurait-il autorité de chose jugée sur le pénal ?

Pour les avocats des Wildenstein, ce considérant est une révolution. Il accorde en effet rien moins que l’autorité de la chose jugée au juge fiscal sur le juge pénal, ce qui est contraire à la jurisprudence constante de la Cour de cassation sur l’indépendance des deux procédures. Cela tombe bien, puisque précisément la famille Wildenstein a décidé de contester le redressement fiscal dont elle est l’objet devant le TGI de Paris. Non pas sur une question de forme, mais bien sur le fond, comme l’exige le Conseil. Les avocats ont souligné à l’audience que l’Administration, à l’époque de l’ouverture de la succession, n’avait aucune position sur la nécessité ou non d’inclure les biens logés dans des trusts. La famille a donc déclaré environ 50 millions d’euros et réglé les droits de succession afférents. Sauf qu’entre-temps, la veuve de Daniel Wildenstein, s’estimant spoliée par ses beaux-enfants, a déclenché un contentieux civil qui a contribué à dévoiler l’étendue exacte de la fortune des Wildenstein. C’est ainsi que sont nés les contentieux fiscal et pénal. En réalité, rappellent les avocats, il a fallu attendre 2011 pour qu’une loi de finances rectificative, précisément inspirée du cas Wildenstein, impose l’obligation d’inclure les biens logés dans les trusts dans l’assiette de la succession. Pour la défense, dès lors que le redressement est contesté sur un motif de fond devant le juge civil, alors, en vertu du considérant 13, le tribunal correctionnel doit surseoir à statuer dans l’attente d’une décision définitive sur l’impôt.

Le juge pénal, juge résiduel du fiscal ?

Quoique défendue avec beaucoup de précision et de talent par Hervé Témime, Jean-Yves Le Borgne et Éric Dezeuze, la demande de sursis à statuer a été rejetée par le tribunal le 26 septembre dernier. Celui-ci s’est appuyé sur la décision mais aussi son commentaire, qui souligne que la portée de cette réserve ne sera que très limitée. Or, précisément, le tribunal a estimé que le considérant 13 supposait qu’une décision définitive soit intervenue avant l’ouverture de poursuites pénales. À l’appui de sa conception restrictive de la décision du Conseil constitutionnel, il avance principalement quatre arguments. D’abord, surseoir à statuer aurait pour effet de renvoyer le procès pénal à une date si éloignée que cela serait contraire au principe du délai raisonnable. Ensuite, cela ferait du juge pénal un juge « résiduel », alors que le Conseil constitutionnel ne dit nulle part qu’il est accessoire dans la lutte contre la fraude fiscale. Le tribunal souligne également que la décision est susceptible de recours. Enfin, il note que le périmètre de l’affaire fiscale n’est pas le même que celui dont est saisi le juge pénal ; quelle que soit la décision civile, souligne-t-il, le juge pénal resterait compétent.

Bien que rejetés, les arguments des avocats relatifs à ce considérant 13 ne manquent pas de mettre en lumière l’impact potentiel des décisions du Conseil constitutionnel rendues en réponse à des QPC. Ici, une simple réserve, en première analyse de bon sens, introduit une vraie confusion au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation. Gageons que ce considérant 13 n’a pas fini de faire parler de lui !

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