Des fiacres aux trottinettes : Paris face au défi de la réglementation urbaine
Le 2 avril dernier avait lieu un vote par lequel une portion des Parisiens s’étant déplacée dans les urnes a majoritairement voté contre le maintien des trottinettes en libre-service dans la capitale. La maire de Paris s’est engagée à respecter la décision en ne renouvelant pas l’autorisation d’occupation temporaire du domaine public, jusque-là concédée à trois prestataires privés pour le louage de trottinettes électriques en libre-service. Si l’objet même du scrutin a pu soulever des interrogations – les trottinettes sont-elles un enjeu majeur de la démocratie locale ? –, il rappelle pourtant que l’une des priorités de la ville de Paris a toujours été la réglementation de la circulation urbaine. Antienne dont témoignent des siècles de police administrative et de droit de l’urbanisme, elle répond autant à une nécessité d’assurer l’ordre public dans les rues qu’à un besoin croissant de sécurité et d’efficacité de la part des usagers.
Rue Quincampoix en l’année 1720, Antoine Humblot, 1720
Source gallica.bnf.fr / BnF
Le marcheur parisien du siècle des Lumières est accoutumé aux risques que peut comporter la circulation dans la métropole. Le philosophe Jean-Jacques Rousseau en témoigne lui-même lorsqu’il narre, dans ses Rêveries du promeneur solitaire, l’accident dont il fut l’infortunée victime le 24 octobre 17761. À l’occasion de l’une de ses promenades non loin de Paris, le penseur genevois se retrouve, près du Galant Jardinier aux abords du village de Ménilmontant, pris en étau entre un imposant chien danois et le carrosse empressé appartenant au propriétaire du canidé. Il n’a d’autre choix que de se faire percuter par l’un pour éviter l’autre. L’aventure du philosophe n’illustre pas seulement les atermoiements du flâneur urbain ; elle constitue aussi la manifestation du problème multiséculaire qui se pose aux villes et à l’État quant à la réglementation de la circulation.
Organiser et réglementer la circulation urbaine : la lente marche des autorités publiques
La tension entre liberté et sécurité dans l’aménagement de l’espace urbain est assez manifeste dans le Paris de l’Ancien Régime. Le roi et plus largement l’ensemble des autorités publiques parisiennes – prévôté et municipalité – ont à cœur d’entretenir et de développer les infrastructures de la ville. Dès la fin du Moyen Âge, la réfaction et l’entretien du pavage des rues et places par Henri IV2 et la création de la charge de Grand Voyer de France en 15993 en attestent. Mais c’est véritablement à partir du règne de Louis XIV que, par la décision de faire de Paris une cité ouverte, la ville commence à se départir de sa physionomie médiévale. Portée par une volonté d’accroître les voies de communication, cette décision d’étendre Paris par-delà ses remparts repose aussi sur un motif politique : endiguer les révoltes en empêchant la résistance parisienne à l’intérieur de ses murs historiques, comme ce fut le cas durant la Fronde4.
Pour autant, l’organisation des rues et de la circulation au sein de la ville demeure plutôt chaotique. L’explication tient à ce que, juridiquement, le développement de Paris était interdit par le pouvoir royal au-delà de certaines bornes. En pratique toutefois, il n’en est rien, et l’accroissement urbain se fait de manière empirique, par autorisations successives venant ratifier a posteriori des constructions déjà présentes5. En résulte un Paris de rues étroites et sinueuses, que viennent parfois couper de grandes avenues construites dès 1670.
Circuler dans Paris : l’aventure au coin de la rue
Au XVIIIe siècle, la structure urbaine de Paris, qu’arpentent nombre de véhicules et de piétons, renforce les risques d’accidents. Un leitmotiv urbanistique ressort de la nécessité de réglementer la circulation. En ce sens, l’élargissement des rues6 ou la construction de trottoirs répondent à un besoin pressant de sécurité de la part de nombre d’usagers7. Le risque d’échauffourées entre marcheurs et cochers semble pourtant intarissable. Il est d’ailleurs loisible d’observer, entre le Paris du siècle des Lumières et son homologue actuel, quelques cocasses similarités. On peut penser à cet observateur, Jean-Baptiste-Claude Delisle de Sales, qui dresse le portrait d’un piéton assez aguerri pour tenir tête à un conducteur obtus. L’individu, un « homme de lettres », arpentait une rue très étroite dite de l’Homme armé entre la place de Grève et l’hôtel Soubise. Tombant nez à nez avec un fiacre occupant toute la largeur de la chaussée et devant l’impossibilité de se ranger, il dégaine son épée, sans doute pour faire honneur au nom de la rue dans laquelle il se trouve, mais surtout pour forcer le cocher à battre en retraite. Face aux récriminations du pilote, il n’hésite pas à s’exclamer : « Mon ami, (…) il ne m’est encore jamais arrivé de tirer l’épée contre des hommes, je n’en voulois qu’à tes chevaux ; si tu me crois coupable, mène-moi chez un commissaire : en attendant cette épée ne rentrera point dans son fourreau »8.
La scène, pas si anodine que cela, ne dépareillerait pas aujourd’hui, à ceci près que l’usage de la rapière pour faire valoir ses prétentions sur la chaussée est heureusement tombé en désuétude.
Dans la seconde moitié du siècle, malgré une politique urbaine d’accroissement des voies de communication et en dépit de tentatives en faveur de la sécurité routière9, les accidents demeurent légion dans Paris10. C’est pourquoi des voix s’élèvent parfois contre l’impossible circulation, la piètre organisation et le défaut d’action des pouvoirs publics et des forces de l’ordre. Delisle de Sales, narrateur de l’histoire qui précède, ne l’utilise qu’au renfort d’une piquante critique, qui résonne étonnamment à l’oreille actuelle : « Ne conviendroit-il pas de diminuer le nombre de ces voitures dont la ville est surchargée, et qui font ressembler Paris à la carrière des Jeux Olympiques ? »11.
Déplacer le problème sans parvenir à le dépasser
La Révolution a bien essayé de résoudre une partie du problème en brisant le monopole des transports publics pour les ouvrir à la concurrence12. Toutefois, loin du succès escompté, la fin de la régie ne fait que déplacer le problème, si bien que la multiplication des compagnies et des désordres routiers, comme les inflexibles critiques des usagers13, contraignent rapidement les autorités municipales à de nouvelles interventions normatives14. Finalement, la grande continuité avec l’Ancien Régime de la législation urbanistique révolutionnaire en matière de régulation des transports traduit bien ces tensions entre ordre public et liberté de circulation en milieu urbain qui s’imposent aux autorités comme aux usagers.
À la suite de son accident de 1776, Rousseau aurait, quant à lui, choisi une autre voie que celle de la législation pour renforcer la sécurité urbaine. Selon Louis-Sébastien Mercier, témoin indirect de l’événement, le philosophe, face au valet du propriétaire de la voiture l’ayant percuté lui demandant ce que pouvait faire son maître pour réparer la bévue, aurait répondu : « Tenir désormais son chien à l’attache »15. Ainsi, c’est d’abord aux usages individuels que l’auteur de l’Émile s’en remet pour adoucir les comportements collectifs.
Le référendum local constituerait-il quant à lui une tentative de concorde entre l’individuel – l’avis des Parisiens – et le collectif – la réglementation des pouvoirs publics –, ou au contraire une préjudiciable confusion ? La question reste ouverte.
Notes de bas de pages
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1.
J.J. Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, 1782, Genève, p. 19-29.
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2.
K. Weidenfeld, La police de la petite voirie à Paris à la fin du Moyen Âge, 1996, LGDJ, p. 139, EAN : 9782275001630.
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3.
Un édit de 1607 en précise la fonction et prévoit l’élargissement des rues parisiennes et leur propreté, par l’interdiction de jeter ordures et eaux usées par les fenêtres (Édit du Roy du mois de décembre 1607, 1695, Charles Saugrain, p. 1-12).
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4.
J.L. Harouel, « Louis XIV et l’invention des grandes avenues : du Paris médiéval au Paris moderne », À la recherche du réel. Histoire du droit, des idées politiques, économie, ville et culture. Recueil d’articles, 2019, PULIM, p. 326-327.
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5.
J.L. Harouel, « Louis XIV et l’invention des grandes avenues : du Paris médiéval au Paris moderne », À la recherche du réel. Histoire du droit, des idées politiques, économie, ville et culture. Recueil d’articles, 2019, PULIM, p. 331.
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6.
La déclaration royale du 10 avril 1783 prohibe la construction de rues inférieures à une largeur de 10 mètres (B. Causse, Les fiacres de Paris, au XVIIe et XVIIIe siècles, PUF, p. 37-39).
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7.
B. Causse, Les fiacres de Paris, au XVIIe et XVIIIe siècles, PUF, p. 63.
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8.
J.-B.-C. Delisle de Sales, Paradoxes par un citoyen, 1775, Amsterdam, p. 157
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9.
Les nombreuses dispositions prises pour la sécurité routière et l’organisation des voies de communication parisiennes sont trop peu appliquées. Elles doivent faire l’objet de constants rappels, comme en témoigne cette ordonnance du lieutenant général de police de Paris du 12 avril 1779 concernant les Carosses de Places & ceux de Remise qui, face à « l’inexécution des ordonnances, arrêts et réglements de police concernant les carrosses de place » donnant lieu « journellement à des contraventions non moins préjudiciables à la sûreté des citoyens, qu’à la liberté de la voie publique », vise à réunir tous les textes antérieurs pour en rappeler la force impérative (reproduite dans : B. Causse, Les fiacres de Paris, au XVIIe et XVIIIe siècles, PUF, p. 7378).
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10.
L’un des plus célèbre est celui du 30 mai 1770 rue Royale à l’occasion de la célébration des noces du dauphin de France, futur Louis XVI, avec MarieAntoinette d’Autriche. Un incendie sur la place Louis XV, un mouvement de panique vers une rue étroite et en travaux – la rue Royale – et les voitures de secours remontant en sens inverse conduisent à un engorgement fatal. La Gazette, journal officiel du royaume, dénombre jusqu’à 132 morts (La Gazette, 4 juin 1770, p. 3).
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11.
J.-B.-C. Delisle de Sales, Paradoxes par un citoyen, 1775, Amsterdam, p. 156.
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12.
Par un décret du 19 novembre 1790 (AN, 19 nov. 1790 : A.P., 1, 20, 535, 2).
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13.
En témoigne une pétition visant l’interdiction des carrosses et cabriolets en 1790 (Anonyme, Pétition d’un citoyen ou motion contre les carrosses et les cabriolets, 1790, J. Grand).
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14.
Par un arrêté du 22 germinal an V (11 avr. 1797), le Bureau central du canton de Paris est allé jusqu’à faire interdire les cabriolets de place à l’intérieur de la ville, les jugeant « infiniment plus nuisibles qu’utiles », notamment du fait du « défaut d’attention » ou de « l’inexpérience des conducteurs » (A. Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire : recueil de documents pour l’histoire de l’esprit public à Paris, t. IV, 1900, L. Cerf, p. 56).
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15.
L.-S. Mercier, Tableau de Paris, t. I, 1782, Amsterdam, p. 119. Les propos sont toutefois absents du récit de Rousseau lui-même.
Référence : AJU008t1