La ruée vers l’ordre. Paris et la responsabilité juridique en cas d’émeute au XIXe siècle

Publié le 08/09/2023

Parmi les réflexes fondamentaux inspirés par la formation juridique, se trouve celui qui consiste, en apercevant un dommage, à se poser la question de la responsabilité qui lui est imputable. Ce couple dommage-responsabilité, aussi célèbre que Bonnie et Clyde, partage avec ces derniers le point commun de susciter une importante littérature lorsqu’il concerne des troubles à l’ordre public. Ainsi, le récent climat de contestation sociale que connaît la France, particulièrement à Paris et ses alentours, est source d’une interrogation juridique. Qui est responsable et doit indemniser lorsque, durant un mouvement social, des atteintes aux biens ou aux personnes ont lieu : les habitants ? La commune ? L’État ? Un bref aperçu des réponses juridiques entre la Révolution et la Première Guerre mondiale permet de constater la disparité des solutions retenues.

Les troubles de Paris, graveur anonyme, 1893

Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris

Aujourd’hui, le régime juridique de la responsabilité pour des dommages causés en cas d’attroupement, d’émeute, voire d’insurrection est codifié à l’article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure, reprenant les lois du 7 janvier 1983 et du 9 janvier 1986, qui prévoient que la responsabilité incombe à l’État, sauf action récursoire contre la commune. L’unification d’un tel régime procède néanmoins d’une lente évolution, dont le « XIXe siècle » – faisons-le ici démarrer à la Révolution et laissons-le courir jusqu’à la Première Guerre mondiale – constitue un chapitre majeur. Pas moins de trois grands textes – le décret du 10 vendémiaire an IV (2 oct. 1795), la loi du 5 avril 1884 et celle du 16 avril 1914 –, ainsi qu’une attention soutenue de la jurisprudence, interviennent pour résoudre l’équation de la responsabilité lors des émeutes. La question s’est posée avec d’autant plus d’acuité que, pendant longtemps, l’État est demeuré irresponsable par principe. Tout au long du XIXe siècle, ce rôle incombait plutôt à la commune. Au cœur de ces évolutions législatives, la façon d’appréhender juridiquement les émeutes à Paris n’a eu de cesse de faire débat. D’abord inspiration du décret de l’an IV, la ville bénéficie pourtant d’un régime dérogatoire d’exonération de sa responsabilité par la jurisprudence postérieure, puis influence les évolutions de 1884 et de 1914.

Il était une fois la Révolution : le régime du décret de l’an IV

La Révolution française connaît son lot de troubles à l’ordre public au niveau local, qu’elle cherche à encadrer juridiquement par une série d’actes visant à résoudre l’épineuse question des dommages aux personnes et aux biens causés par tout affrontement entre un attroupement et l’autorité publique. Dès 1790, par deux décrets des 23 février et 2 juin de cette même année, la Constituante prévoit un régime juridique faisant peser la responsabilité sur la commune, sauf recours contre les auteurs dudit dommage1. Un décret du 3 prairial an III (22 mai 1795) confirme ce régime, mais c’est véritablement le décret du 10 vendémiaire an IV2 qui vient l’unifier et le systématiser.

Le titre Ier du décret de l’an IV dispose que « tous citoyens habitant la même commune sont garans3 civilement des attentats commis sur le territoire de la commune, soit envers les personnes, soit contre les propriétés », c’est-à-dire qu’il prévoit une présomption de faute à l’encontre des habitants de la commune pour le cas où des dommages résulteraient d’un attroupement dans la ville. Il ménage aussi une sorte de responsabilité pénale puisqu’il prévoit une amende égale au montant des réparations qui doit être versée au Trésor, lorsque les habitants de la commune ont participé aux délits perpétrés durant l’émeute4. Les habitants d’une commune – pas la commune elle-même en tant que personne morale – sont donc bien responsables des troubles causés par les émeutes ou insurrections. En réalité, ce régime juridique s’inscrit dans une continuité avec la pratique antérieure, car, sous l’Ancien Régime, la responsabilité civile, pour les dommages en cas d’émeute, incombait déjà aux habitants de la commune5.

Si une telle solution peut surprendre, elle est d’abord le fait d’un contexte particulier, celui d’une instabilité due à la désagrégation des structures locales de maintien de l’ordre, issues des seigneuries, emportées par l’élan révolutionnaire. Surtout, elle doit beaucoup aux relations entre le gouvernement, la ville de Paris et ses habitants les plus agités. Au-delà des insurrections qui émaillent le paysage parisien durant les premières années de la Révolution, il est manifeste de constater que le décret de l’an IV est promulgué moins d’un an après la fin de la lutte entre la Convention et la Commune insurrectionnelle de Paris. Ainsi, en faisant peser la présomption de la faute sur les habitants, ce régime les enjoint, eux et leurs administrateurs, à lutter contre les ennemis de la République et à prévenir les troubles sociaux. Il se veut donc aussi dissuasif que préventif.

Pour une poignée de dollars : Paris, une paradoxale exception prétorienne

On comprend alors que, dans l’esprit du législateur, c’est avant tout pour lutter contre les troubles parisiens que sont prévus d’aussi drastiques mécanismes de responsabilité. Pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’une des principales exceptions prétorienne dans l’application de ce texte va concerner la ville de Paris.

Dans un premier temps, les juges s’emploient à interpréter la notion de « commune » non pas au sens de chacun des habitants la composant, mais dans celui de la personne morale qu’elle constitue, en s’appuyant notamment sur la loi du 28 pluviôse an VIII (17 févr. 1800) qui fait de la commune une circonscription administrative6 et sur l’article 1384 (anc.) du Code civil7. Partant, la jurisprudence va plus loin dans son interprétation du décret. Par un arrêt de la Cour de cassation du 15 mai 18418, le juge pose des conditions d’exonération de responsabilité applicables à la ville de Paris. Il se fonde d’abord sur les évolutions législatives de 1831 et 1834, qui prévoient que cette ville reste administrée non pas par le maire et ses adjoints nommés par le pouvoir central parmi les conseillers municipaux élus, mais par deux autorités que sont le préfet de police et le préfet de la Seine9. Surtout, le fait qu’elle soit « le siège du gouvernement » et, à ce titre, dispose d’un statut dérogatoire depuis 1795, constitue un argument majeur du juge en faveur de l’exonération de responsabilité. Pour finir, et c’est l’argument central, Paris ne dispose pas du pouvoir de « surveillance et de police générale ». Ainsi, puisqu’elle n’est pas en mesure d’user de la force publique et qu’elle a mis en œuvre tous les moyens possibles pour éviter un attroupement formé « de la présence de quelques-uns de ses habitans » seulement, explique la Cour, elle est irresponsable.

Pour beaucoup d’auteurs, cette interprétation du régime juridique prévu par le décret de l’an IV est au mieux infra legem, voire proprement contra legem10, alors même que, paradoxalement, le décret avait été initialement prévu pour encadrer les émeutes à Paris. Le « pourquoi ? » qui se cache derrière ce « comment ? » est très certainement d’ordre pécuniaire. Ses dirigeants craignaient sans doute que le foyer insurrectionnel privilégié que constituait Paris n’entamât par trop les finances locales. Il n’en demeure pas moins qu’une telle exonération constitue une source d’insécurité juridique et financière pour les victimes de dommages, puisqu’elle place les habitants de Paris hors de la protection d’une indemnisation en cas d’émeute ou d’insurrection.

Duel au soleil : le risque social et l’ordre public

Ce régime perdure tout au long du siècle. Il ne faut rien de moins que la Commune de Paris de 1871 – et les mouvements communalistes qui fleurissent partout en France à la chute du Second Empire – pour inciter le législateur à consacrer une succession de changements conséquents. Un exemple particulièrement flagrant des retombées juridiques de la Commune et des critiques qu’a pu susciter une jurisprudence très protectrice des finances publiques se trouve dans un arrêt de la Cour de cassation du 4 mai 188111. Entre mars et mai 1871, les demandeurs – plusieurs compagnies de chemins de fer – s’étaient acquittés de divers impôts et contributions auprès des agents de la Commune insurrectionnelle, mais, à l’issue de la répression, ces sommes leur sont de nouveau exigées par les autorités publiques. Les compagnies forment contre la ville de Paris, sur le fondement du décret de l’an IV, une demande de dédommagement. En première instance, en appel, comme en cassation, la solution est identique : Paris reste exonéré de toute responsabilité. Toutefois, le fondement diffère selon les décisions. Pour le Tribunal civil de la Seine, c’est parce que l’insurrection a constitué un « gouvernement qui a lutté et combattu, les armes à la main, contre le gouvernement légal », qu’elle sortirait du régime du décret de l’an IV. Pour la cour d’appel, au contraire, le régime juridique du décret « s’applique indistinctement, soit aux insurrections poursuivant un but politique et tendant au renversement du gouvernement, soit aux mouvements séditieux présentant un autre caractère ». Mais elle rejette tout de même l’application du régime de responsabilité du décret, au motif que Paris ne dispose pas « des moyens de surveillance et d’action propres à prévenir et à réprimer les désordres », c’est-à-dire de la force armée. La Cour de cassation, quant à elle, se range à l’interprétation du juge d’appel, l’avocat général Arthur Desjardins en ayant appelé, pour sa part, à la reconnaissance de la responsabilité de la ville. Il penchait pour une application stricte du régime initial prévu par le décret : une responsabilité des parisiens individuellement. Or, les deux solutions entre lesquelles balancent les juridictions ne manquent pas d’être critiquées dans les années 1880 : la première, celle d’une responsabilité collective, fait peser le risque sur les membres de la communauté, tandis que la seconde, celle d’une exonération de responsabilité, impose ce risque aux victimes présomptives (ce qui revient finalement à concerner toute la communauté). Cette situation amène la législation à évoluer pour investir, dans le processus de responsabilité, les collectivités publiques puis l’État.

Un premier changement s’opère avec la loi du 5 avril 1884, dans le sens d’une responsabilité de la collectivité publique. Son article 106 dispose que « les communes sont civilement responsables des dégâts et dommages résultant des crimes ou délits commis à force ouverte ou par violence sur leur territoire par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit envers les personnes, soit contre les propriétés publiques ou privées »12. À noter que le terme de commune est entendu cette fois-ci au sens de personne morale13. Pour autant, la situation de Paris semble se pérenniser autour d’une exonération de responsabilité, puisque la loi prévoit notamment à titre d’exception les communes qui ne disposent pas du contrôle de la force armée (art. 108, al. 2). La loi de 1884 marque néanmoins le passage d’une logique d’intimidation à une logique de secours.

La loi du 16 avril 1914, portant modification des articles 106, 107, 108 et 109 de la loi du 5 avril 1884, va bien plus loin : elle substitue partiellement la responsabilité de l’État à celle de la commune, particulièrement lorsque celle-ci ne dispose pas de la force armée. Là où la loi de 1884 prévoyait une présomption de faute de la commune, plus difficile (mais pas impossible) à renverser, la loi de 1914 conçoit un régime de responsabilité sans faute. Elle dispose ainsi que « l’État contribue pour moitié, en vertu du risque social, au paiement des dommages et intérêts et frais » qui résultent de l’émeute14. La mention explicite de la théorie du risque social traduit l’inspiration sociale de cette thèse : l’État doit accepter d’assumer, au moins en partie, la réparation des dommages qui pourraient résulter d’un risque, d’un imprévu qui ne serait pas naturel – comme pourrait l’être une tempête –, mais social. Cette théorie tend alors dans le sens d’un régime tourné vers la réparation plutôt que la dissuasion ou la répression. N’indexer le régime de réparation des dommages causés en cas d’émeute ou d’insurrection que sur la faute conduisait le plus souvent, pour Paris, à ce que la victime ne soit pas indemnisée, car Paris, en ne disposant pas de la force armée, est systématiquement exonéré, tandis que l’État, alors puissance publique irresponsable, ne peut être réputé fautif. La théorie du risque social, derrière laquelle se range le législateur en 1914, se fonde donc sur une responsabilité sans faute de l’État. On passe alors sensiblement d’un raisonnement dissuasif à un ensemble de mécanismes rétributifs.

En définitive, le régime de responsabilité de la ville de Paris en cas d’émeute au XIXe siècle obéit à deux impératifs, la solidarité et l’ordre public, tournés vers une même logique centralisatrice. Il est d’abord inspiré par un principe solidariste de prise en charge par la collectivité du coût financier et moral de la réparation des dégâts causés par des individus organisés en attroupement, pour en décharger le citoyen à titre individuel. Mais il traduit aussi la nette manifestation d’un désir d’ordre organisé de manière centralisatrice, c’est-à-dire à l’initiative de l’État, au profit de sa compétence et de son monopole à assurer la sécurité et l’ordre public sur le territoire. Si les évolutions législatives opèrent une répartition des compétences, cette dernière ne s’accompagne pas forcément d’une dotation en moyens. Au contraire, cette législation vise plutôt à décharger les pouvoirs locaux – surtout Paris – tant de la responsabilité que des moyens d’assurer la prévention ou la réparation des dommages.

Ainsi, les atermoiements de la législation et de la jurisprudence concernant Paris et les dommages causés en cas d’émeute prennent les atours d’une ruée vers l’ordre. Les différents régimes de responsabilité qui se succèdent, en dépit de leurs différences, obéissent à une volonté de protection des deniers publics et s’intègrent parfaitement dans le système centralisateur de la loi de l’an VIII. Cette législation se révèle conservatrice, au sens propre du terme, signifiant qu’elle est tournée vers l’impératif de conserver les institutions publiques. En ce sens, bien que le cas parisien ait longtemps pu apparaître singulier, l’acceptation du risque social par l’Administration a permis de centraliser les modalités d’indemnisation des victimes. Finalement, si Léon Michoud considérait que le statut juridique de la commune et son régime de responsabilité n’étaient pas forcément incompatibles avec une vision décentralisatrice, voire autonomiste des compétences15, force est de reconnaître que c’est bien l’État qui s’est imposé comme le gardien, en dernier ressort, des structures politiques locales.

Notes de bas de pages

  • 1.
    J.-B. Duvergier, Collection complète des Lois, Décrets, Ordonnances, Règlements et Avis du Conseil d’État, depuis 1789 par ordre chronologique, 2e éd., t. 1, 1838, Guyot, Paris, p. 203 (simplifié Duvergier à la suite de ce propos).
  • 2.
    Duvergier, 1, 8, 369.
  • 3.
    L’absence de t à « garans » provient de la version d’origine du texte (au XIXe siècle, il n’est pas rare que des mots comme « gouvernements », « habitants »… soient écrits sans le « t »).
  • 4.
    Titre IV, art. 2 : Duvergier, 1, 8, 370.
  • 5.
    Un tel régime est par exemple prévu dans l’ordonnance de Blois de 1579 et dans l’ordonnance criminelle de 1670. V., en ce sens, M.-Y. Crépin, « La loi du 10 vendémiaire an IV sur la responsabilité des communes et ses premières applications en Ille-et-Vilaine », in Mémoires de la Société d’Histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 69, 1989, Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, p. 207, n° 3.
  • 6.
    Bulletin des lois, An VIII, 3e série, t. 1, n° 17, n° 115, p. 1, v. not. p. 5 et s.
  • 7.
    Prévoyant qu’on était civilement responsable « du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre » (C. civ., art. 1384 anc.), entendu alors que les habitants constituent les personnes dont la commune doit répondre.
  • 8.
    Cass., 15 mai 1841, ville de Paris c/ Périer et a. : S. 1841, I, p. 373.
  • 9.
    L., 21 mars 1831 : Duvergier, 1, 31, 67 – L., 20 avr. 1834 : Duvergier, 1, 34, 57.
  • 10.
    En ce sens, M. Beaudouin, « De la responsabilité des communes et de l’État en cas de troubles ou d’émeutes », D. 1916, p. 49 ; P. Serre, Essai sur la responsabilité des communes en cas d’émeute, 1926, Imprimerie Bescherelle-Boissel-Roullet, p. 18 ; S. Engin, Les principes généraux de la responsabilité des autorités administratives et leur application au cas d’émeute, 1939, Sirey, p. 57.
  • 11.
    Cass., 4 mai1881, Chemins de fer de l’Est, du Nord, d’Orléans et de Lyon c/ Ville de Paris : S. 1881, I, p. 361.
  • 12.
    L., 5 avr. 1884, art. 106 : Duvergier, 1, 84, 131.
  • 13.
    L. Michoud, « De la responsabilité des communes à raison des fautes de leurs agents », RDP 1897, p. 81.
  • 14.
    JO, 18 avr. 1914, p. 3566. L’interprétation de la loi peut toutefois demeurer ambiguë sinon contradictoire, v., par ex., à la chambre des députés dans le débat sur sa modification, JO, 20 janv. 1914, p. 80.
  • 15.
    L. Michoud, « De la responsabilité des communes à raison des fautes de leurs agents », RDP 1897, p. 53.
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