L’ombre de Richelieu plane-t-elle toujours sur le Palais-Royal ?
Peu de gens le savent, mais au Palais-Royal il arrive encore que l’on croise les fantômes d’anciens occupants venus hanter la mémoire des lieux du pouvoir. Les murs de l’actuelle demeure du Conseil constitutionnel semblent toujours porter les stigmates de l’esprit de son premier occupant, le cardinal de Richelieu. Amenée le 14 avril dernier à se prononcer sur la réforme des retraites et sur le projet de loi de référendum d’initiative partagée qui la concernait, l’institution s’est trouvée au cœur de l’actualité juridique. Cristallisant toutes les tensions politiques, sociales et juridiques, la décision qu’avait à prendre le Conseil constitutionnel lui imposait la prudence.
Plus que de prudence, c’est d’un « manque d’audace » dont ont été accusés les « Sages » de la rue Montpensier1. Au-delà des reproches adressés aux juges, cette affaire offre l’occasion de se pencher sur les relations entre le contrôle exercé par les juridictions sur les actes législatifs et les tensions avec le gouvernement qui peuvent résulter de l’exercice d’une telle prérogative. À ce titre, l’Ancien Régime offre un formidable terrain d’étude au travers des rapports entre magistrats et membres du gouvernement, abordés sous le prisme du contrôle a priori des lois. Un tel mécanisme existait en effet dans l’ancien droit, sous la forme du droit de remontrance, prérogative octroyée aux parlements, juridictions suprêmes de la monarchie française. Constituant un excellent indicateur de la température constitutionnelle, sa perception par les gouvernants en disait long sur les rapports entre le chef de l’État et les juges.
La prérogative juridique, pomme de la discorde
Le droit de remontrance constitue « une humble supplication que les cours souveraines font au Roi, pour le prier de faire réflexion sur les inconvéniens ou les conséquences de quelqu’un de ses ordres ou de ses édits »2. Il relève ainsi d’un devoir de conseil des magistrats envers le prince, consistant en une faculté de vérification des actes royaux avant leur enregistrement par le parlement du ressort d’application de l’acte. Si elle jugeait que l’acte entrait en conflit avec une norme juridique supérieure, la cour souveraine avait la possibilité de faire remonter ses doutes devant le roi. Corollaire du droit d’enregistrement des édits et ordonnances royaux, le droit de remontrance doit donc être envisagé comme une prérogative visant à parfaire la procédure législative – la rapprocher de la perfection – afin que la loi soit le plus largement acceptée. Il évoque alors une forme de contrôle a priori exercé sur la conformité des actes royaux3.
Un tel droit avait toutefois ses limites. Il ne signifiait pas pour les juges une faculté d’empêcher, d’anéantir par eux-mêmes une loi, car cela aurait voulu dire qu’ils concourraient à leur élaboration. Or, les parlementaires se sont toujours défendus d’être colégislateurs sous l’Ancien Régime. En outre, si le roi ne se rangeait pas à l’avis de ses magistrats en déclarant sa loi subreptice et inique, il pouvait outrepasser les remontrances par lettre de jussion (la loi enregistrée était alors assortie de la formule de l’« exprès mandement du Roi »). Si le parlement persistait par des remontrances itératives, il pouvait forcer l’enregistrement par la célèbre procédure du lit de justice : sa seule présence en son parlement était une formalité de nature à « faire taire » les magistrats, selon l’adage « adveniente principe cessat magistratus ».
Le mécanisme des remontrances connaît alors des interprétations radicalement divergentes. Pour les uns, souvent magistrats, mais aussi plus largement partisans de la monarchie limitée, il est une condition substantielle du bon déroulé de la procédure législative. Garantie de voir respecter la mission de justice qui incombe au souverain, il ne consiste qu’en un « jugement d’improbation » et non un « acte législatif », selon les auteurs des Maximes du droit public4. Pour les autres, principalement issus de l’entourage du roi et des légistes absolutistes, ce droit porte en lui le terreau de l’insubordination et de la désobéissance légale.
À partir de la fin du Moyen Âge, le concours des légistes royaux aidant, il est de plus en plus communément admis que l’administration du territoire, la politique fiscale, la défense, la législation – en somme, les prérogatives régaliennes – répondent à une ratio status, une forme de raison d’État5. L’administration des affaires publiques nécessiterait une célérité et une promptitude qu’entraverait l’activité des organes chargés de vérifier la conformité des actions à l’utilitas publica ou au commun profit, dont le roi serait alors non plus le meilleur interprète, mais le seul. Les antagonismes entre partisans et opposants d’une vision absolutiste du pouvoir se cristallisent autour du droit de remontrance. Aussi, le pouvoir royal n’hésite-t-il pas à affirmer et réaffirmer sa ferme volonté d’enjoindre le parlement à l’application stricte des lois et à le laisser seul maître, en matière d’actes de gouvernement, de la « raison d’État » (contre une « raison de justice » que les cours suprêmes entendent faire prémunir). L’une des plus éclatantes manifestations de cette sommation a lieu en 1641 par un édit de Saint-Germain-en-Laye.
Le conflit organique, fruit d’un déséquilibre
Sur l’initiative du cardinal de Richelieu, son ministre le plus influent, Louis XIII promulgue en février 1641 un édit « qui défend aux parlemens et autres cours de justice de prendre à l’avenir connaissance des affaires d’état et d’administration, et qui supprime plusieurs charges de conseillers au parlement de Paris »6. Ce texte intervient pour limiter un droit de remontrance dont les parlementaires, selon l’autorité royale, abusent allégrement. Il constitue notamment une réponse ferme aux remontrances de 1615 par lesquelles le parlement de Paris s’estimerait né avec l’État : il ne détiendrait donc pas ses prérogatives du souverain, mais les aurait obtenues conjointement. Ce faisant, le parlement estime que les lois du roi les plus importantes doivent nécessairement être déférées devant lui pour y être délibérées. La vérification d’une conformité à un principe de justice serait alors ce qui distingue les actes d’un roi de ceux d’un tyran.
Contestant cette conception du pouvoir de légiférer, l’entourage du roi allègue que le jugement en équité dont font preuve les parlementaires lorsqu’ils prétendent opérer une vérification des actes royaux reviendrait à contrôler l’opportunité des actes, c’est-à-dire, directement ou non, à s’immiscer dans la législation, qui est une compétence exclusive du souverain. Par cette manifestation d’autorité que constitue l’édit de 1641, le gouvernement cherche donc à exclure les juges des affaires traitées par le roi ou son conseil.
Édit de 1641, F.-A. Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises, t. XVI, p. 529.
Loin d’être novateur, cet édit s’insère avec éclat dans une lutte gouvernementale contre les empiètements des magistrats. Une ordonnance de 1360 interdisait déjà aux parlements de vérifier des lettres royales sans « juste cause et raisonnable, ou contre bien de justice, ou au préjudice et dommage » du roi, de même qu’un édit de François Ier du 24 juillet 1527 interdisait aux parlementaires de s’entremettre « de l’État ni d’autre chose que de la justice ». Il va pourtant un peu plus loin, en s’efforçant, sans y parvenir totalement, de cantonner les parlements à leur rôle de cour de justice. Il s’agit donc d’un rappel à l’ordre, par lequel Louis XIII – et derrière lui Richelieu – enjoint aux parlements de se remémorer qu’ils ont été créés pour rendre la justice et seulement pour cela ; s’ils peuvent se faire conseillers du prince, c’est uniquement sur son « exprès commandement ». Les remontrances ne peuvent pas, et ne doivent pas, être un moyen de paralyser l’action de l’État.
Toutefois, si l’édit de Saint-Germain-en-Laye n’innove pas, sa portée est conséquente. Il marque le point de départ des menées récurrentes du pouvoir royal contre le droit de remontrance et, globalement, contre l’indépendance des magistrats. À ces attaques répondent toutefois les réactions épidermiques des juges et l’affirmation jalouse de leur rôle de défenseurs de la monarchie, parfois jusqu’à l’excès, comme sous la Fronde. L’acmé est atteinte par la réaction de Louis XIV, qui promulgue une ordonnance en 1667 écornant plus que drastiquement le droit de remontrance. En conséquence, jusqu’à ce qu’il retrouve pleinement cette prérogative en 1715 à la faveur des tractations pour la Régence à la mort du Roi-Soleil, certains parlements – celui de Paris notamment – se sont soumis à la volonté royale en s’abstenant de toutes remontrances7. En fin de compte, dans cette lutte, le parlement ne s’est pas retrouvé muselé seulement par le roi, il s’est aussi contraint lui-même au silence. Grands perdants de ce conflit de compétences, en se réfugiant dans l’autocensure, les juges laissent le champ libre à un monarque auréolé d’une souveraineté absolue et sans contrepoids.
Le véritable danger que fait peser la pusillanimité du juge réside alors dans le risque de dérive autoritaire qu’il permet au gouvernement, en le privant d’être cet organe qui apporte « dans les affaires du Prince, cette réflexion qu’on ne peut guère attendre du défaut de lumières de la cour sur les lois de l’État, ni de la précipitation de ses Conseils », selon le mot de Montesquieu8.
Notes de bas de pages
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1.
Parmi les tribunes critiquant l’attitude du Conseil constitutionnel, voir par exemple celles d’Olivier Beaud (Le Monde, 26 avr. 2023), de Denis Baranger (Le Monde, 16 avr. 2023) et de Frank Carpentier (CLCE, n° 236, 1er mai 2023).
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2.
C.-J. de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, contenant l’explication des termes de droit, d’ordonnances, de coutumes & de pratique, avec les jurisdictions de France, t. II, 1779, Toulouse, J. Dupleix, p. 586.
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3.
P. Pichot, « Penser le contrôle a priori (1789-1870) », N3C 2010, n° 28, p. 16-22.
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4.
G.-N. Maultrot et a., Maximes du droit public françois, t. II, 1775, Amsterdam, Marc-Michel Rey, p. 353.
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5.
F. Saint-Bonnet, « Le parlement, juge constitutionnel (XVIe-XVIIIe siècles) », Droits, t. 34/2, 2001, p. 180. Pour plus de détails, G. Post, « Ratio publicae utilitalis, ratio status et “raison d’État” : 1100-1300 », in C. Lazzeri et D. Reynié, Le pouvoir de la raison d’État, 1992, PUF, p. 13-90.
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6.
Édit de février 1641, F.-A. Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises, t. XVI, p. 529.
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7.
Après 1715, il en fait de nouveau usage sous Louis XV et Louis XVI. Pour davantage de détails, J. Flammermont, Remontrances du parlement de Paris au XVIIIe siècle, vol. 3, 1898, Paris, Imprimerie nationale.
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8.
Montesquieu, De l’esprit des lois, livre V, chapitre X. Le baron de la Brède entendait répondre aux complaintes de Richelieu envers les corps « qui forment des difficultés sur tout », assénant cette sentence à l’encontre du cardinal : « Quand cet homme n’aurait pas eu le despotisme dans le cœur, il l’aurait eu dans la tête ».
Référence : AJU009d1
