Affaire Abbé Pierre : Considérations sur une procédure post-mortem entièrement à charge
Le 17 juillet dernier, Emmaüs a publié sur son site un « rapport d’enquête » du cabinet Egaé portant sur « des faits graves commis par l’Abbé Pierre ». Il s’agit d’accusations d’agressions sexuelles, dont un baiser et des contacts non souhaités sur les seins, commis il y a plusieurs décennies. Ces révélations, concernant l’une des personnalités préférées des français, décédée il y a 17 ans, ont déclenché un énorme scandale médiatique. Notre chroniqueur Julien Sapori s’interroge sur cette nouvelle « justice » qui ne s’embarrasse plus des principes, procédures et formalités de la justice traditionnelle.
Le 17 juillet 2024, Emmaüs France, Emmaüs International et la Fondation Abbé Pierre ont publié un rapport faisant état de sept témoignages de femmes mettant en cause l’Abbé Pierre pour des faits pouvant être qualifiés d’agressions sexuelles. Le commentaire des commanditaires du rapport est sans appel : « Ces révélations bouleversent nos structures, ces agissements changent profondément le regard que nous portons sur un homme connu avant tout pour son combat contre la pauvreté, la misère et l’exclusion ». La sidération est totale, la condamnation des agissements de l’Abbé Pierre – autrefois personnalité préférée des Français – est unanime, qu’il s’agisse de l’Église catholique, de la classe politique, des médias et de l’opinion publique. Mes considérations ne porteront pas sur le bien-fondé de ces accusations, mais uniquement sur la manière dont elles ont été recueillies et les conséquences qu’elles ont induites. Ce qu’il convient désormais d’appeler « l’affaire Abbé Pierre », nous impose une réflexion de fond sur les grands principes du droit pénal romain, transmis depuis des siècles à des générations de juristes à travers notamment des locutions latines qu’on croyait (à tort, manifestement) acquises et incontournables.
Ab ovo[1]
Vers la fin des années 1970, une jeune fille de 17 ans aurait été victime d’attouchements à la poitrine de la part de l’Abbé Pierre. Un demi-siècle plus tard, en juin 2023, elle contacte Emmaüs France et relate ces faits. Son témoignage est recueilli par Véronique Margron, sœur dominicaine, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF), qui le transmet aux instances dirigeantes d’Emmaüs, lesquelles chargent le cabinet Egaé d’enquêter. Adrien Caboche, directeur général d’Emmaüs International, explique le choix : « Egaé, c’est d’abord un cabinet expert, connu pour son indépendance sur la place de Paris et dans toute la France et c’est cette expertise que nous avons recherchée en premier. Notre choix n’avait aucun caractère politique ».
Après deux mois de travail, Egaé remet son rapport. Six des sept victimes entendues étaient majeures au moment des faits, aucune ne fait état de viols ni de violences caractérisées, mais toutes évoquent l’emprise psychologique d’un prêtre au charisme extraordinaire de son vivant, et se déclarent profondément choquées, aujourd’hui encore.
Quid est Egaé ?[2]
Egaé est un cabinet de conseil et de formation créé en 2011 par Caroline De Haas qui en possède 70 % des parts. Celle-ci, qui se présente sur Linkedin comme « cheffe d’entreprise, féministe, activiste », avait été auparavant « conseillère des politiques féministes » auprès de la ministre Najat Vallaud-Belkacem ; elle a été également fondatrice en 2009 d’ Osez le féminisme et, en 2018, du collectif contre les violences faites aux femmes Nous Toutes. Elle s’était illustrée en 2018 en déclarant à L’Obs qu’ « un homme sur deux ou trois est un agresseur » et, en 2021, en se mobilisant pour s’opposer à l’interdiction du burkini dans les piscines de Grenoble. Elle a contribué à faire adopter le texte qui oblige le secteur public à financer des formations contre le harcèlement sexuel dont bénéficie actuellement Egaé.
Le cabinet Egaé, dont le siège se trouve à Paris dans le 3ème arrondissement, propose des formations et sensibilisations en matière de « conseil, de formation et de communication experte de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la lutte contre les discriminations, de la diversité et de la prévention des violences sexistes et sexuelles ». Il compte 28 consultants, et son chiffre d’affaires en 2022 a été de 2,33 millions d’euros, avec un taux de croissance de 32,3 % par rapport à l’année précédente. Ses prestations sont réalisées auprès des entreprises et des Administrations, parmi lesquelles on compte la Justice, la Police Nationale etc. Des clients font aussi appel à Egaé afin de justifier des sanctions grâce à des enquêtes internes menées par le cabinet ; une fois au moins, une entreprise a été condamnée au Tribunal des prud’hommes pour un licenciement abusif fondé sur un de ces rapports [3].
Judis est juce dicere, non dare [4]
« L’affaire Abbé Pierre » consacre une nouvelle forme de « justice » qui n’est plus fondée sur un texte de loi, mais uniquement sur un usage qui est en train de devenir une habitude et qui semble soulever un consentement quasi-universel. Nul doute qu’elle fera école ; il me semble donc nécessaire, pour les juristes, de comprendre le fonctionnement de cette nouvelle « justice » promise à un grand avenir. Désormais, des particuliers s’arrogent le droit de « faire » la justice au nom de la société tout entière, en courcircuitant les tribunaux : il est temps d’en saisir les codes.
Nemo judex in re sua [5]
Il faut, d’abord, intégrer une fois pour toutes que cette « nouvelle justice » n’a rien à voir avec celle qui persiste aujourd’hui encore dans les commissariats, les brigades de gendarmerie et les tribunaux judiciaires, de plus en plus asphyxiés et paralysés par des décennies de réformes qui en ont complexifié à l’extrême le fonctionnement. Cette évolution irrésistible vers un formalisme toujours plus strict et le rôle de plus en plus important joué par les avocats, n’a pas permis aux yeux d’un grand nombre de personnes de voir reconnaître la légitimité de l’institution judiciaire. Caroline De Haas l’a clairement annoncé en 2022 sur le réseau social X (anciennement twitter) : « la police nationale et la justice sont des institutions anti-femmes ». Pour traiter de manière « indépendante » (dixit Emmaüs) certaines infractions, certains considèrent qu’il faut s’adresser à des sociétés privées, inscrites au registre du commerce, dégageant des bénéfices substantiels et affichant sans états d’âme leur démarche militante et leur parti pris. Les seuls « jugements » acceptables, seront ceux prononcés entre « pairs » (c’est-à-dire des protagonistes – victimes et juges – socialement, politiquement ou ethniquement « égales »).
In dubio, pro libertate [6]
Principe fondamental, socle de cette « nouvelle Justice » : la parole des femmes accusatrices n’est en aucun cas contestable, même quand elle se manifeste des décennies après les faits, et qu’il n’y a eu ni témoins, ni éléments matériels ni constatations pour la conforter. Certes, il est improbable que plusieurs femmes qui ne se fréquentent pas accusent faussement un homme de comportements inappropriés : et puisque c’est improbable, cela devient rapidement « impossible ». Dès lors, pas besoin d’autres preuves, puisqu’il est désormais acquis que le témoignage des femmes victimes est non seulement suffisant, mais incontestable. Le doute, la crainte de l’erreur judiciaire, doivent disparaître au profit d’une condamnation inéluctable des mis en cause qui n’aura nul besoin d’être validé par un tribunal « normal ».
Labor omnia vincit improbus [7]
Selon plusieurs médias, le rapport d’enquête sur l’Abbé Pierre n’aurait pas restitué dans leur intégralité plusieurs témoignages de victimes [8]. Mais puisque les mis en cause sont, d’emblée, présumés coupables, quel serait l’intérêt de « finasser » les auditions ? Ces dernières seront inspirées des interviews pratiquées par les influenceurs et les animateurs télé, à savoir des phrases courtes, ne se dispersant pas dans les détails inutiles, et aboutissant, grâce à l’intuition et à l’empathie des « enquêteurs » militants, à des conclusions claires, dépourvues de toute ambiguïté. En la matière, la référence reste Cyril Hanouna qui, dans son talk-show télévisé, appelait en ces termes à une justice expéditive à l’encontre de la suspecte dans le meurtre de la petite Lola, 12 ans, tuée à Paris en 2022 : « présomption de culpabilité (…) procès immédiat (…) perpétuité directe ». Simple et rapide, comme l’enquête diligentée par Egaé dans la présente affaire, et dont le rapport mentionné comptabilise, en tout et pour tout… huit pages, comprenant douze témoignages (soit moins d’une page par témoignage) ; à peu près autant que le texte que vous êtes en train de lire.
C’en est fini donc avec le travail « opiniâtre » de la Police Judiciaire, avec ses procès-verbaux d’audition pouvant durer des heures et même des journées, décortiquant chaque détail, revenant sur ce qui a déjà été dit, traquant les contradictions ; oui, fini avec les enquêtes se poursuivant des années durant et qui coûteraient « un pognon de dingue ». Les « enquêteurs » de ces officines privées, feront office, ipso facto, aussi d’avocat (bien évidemment d’une seule partie : la victime), de ministère public, de juge d’instruction et de tribunal ; et éventuellement d’experts (notamment psychiatres). Leurs conclusions seront définitives, à l’exemple de celle du rapport de Mme De Haas dans l’affaire de l’Abbé Pierre : « La dissonance entre l’image de l’Abbé Pierre, son souhait de justice et d’égalité et son comportement envers les femmes, crée une fissure immense chez les personnes qui l’admiraient et qui admiraient son engagement ».
Idem est esse aut non probari [9]
Les éléments pris en considération par les juges-enquêteurs de ces sociétés, seront donc uniquement ceux à charge. Les personnes susceptibles de conforter une interprétation à décharge du mis en cause, ne seront pas entendues. À titre d’exemple, Pierre Lunel, un proche de l’Abbé Pierre l’ayant fréquenté tout au long de sa vie, qui affirme n’avoir jamais observé le moindre geste déplacé de la part du prêtre, ne figure pas au dossier monté par Egaé. D’une manière générale, les conclusions ne prendront jamais en compte l’absence totale de témoins ou de preuves matérielles. Broutilles que tout cela.
Tempus edax rerum [10]
Il ne sera plus question de se contenter d’un allongement des délais de prescription : ces délais doivent être totalement abolis, manière d’encourager les victimes à attendre le plus possible avant de se manifester. Si la justice « officielle » est finalement saisie, plusieurs dizaines d’années après les faits, cette longue attente permettra, en cas de relaxe pour absence de preuves, de dénoncer son inaction ou, mieux encore, sa complicité.
Damnatio memoriae[11]
La mort du mis en cause ne doit pas mettre fin aux poursuites, qui doivent pouvoir se prolonger indéfiniment. Dans ce domaine, et de manière tout à fait exceptionnelle, le droit romain (bien qu’archaïque et patriarcal) peut encore servir de modèle. Après la mort de l’empereur Commode, Suétone relate dans son Histoire Auguste que « ses statues, où qu’elles se trouvent, il faut les abattre ; son nom, il faut l’effacer de tous les monuments privés et publics ». Dans la Rome antique, la pratique de la damnatio memoriae était courante et réservée aux personnalités célèbres. Elle avait comme objectif d’aboutir à une condamnation post-mortem effaçant jusqu’au souvenir de l’indigne mis en cause : archives, statues, portraits, noms de rues, commémorations, tout devait disparaître. Le procès au cadavre du pape Formose à Rome, en 897, en est un exemple intéressant, comme, beaucoup plus récemment, en 1991, la décapitation de la statue de l’impératrice Joséphine à Fort-de-France. Concernant l’Abbé Pierre, la damnatio memoriae a débuté : l’antenne d’Emmaüs de Seine-Saint-Denis a déjà décroché son tableau, et il n’existe aucun doute sur le fait que le prêtre ne sera jamais béatifié.
In pace [12]
Les sanctions prévues par cette « nouvelle » justice ne sont pas celles auxquelles le droit nous avait habitué : prison avec ou sans sursis, amendes pénales etc. Non, elle privilégie le pilori, comportant humiliation et mise au ban (à perpétuité, bien sûr, puisqu’il s’agit de fautes « impardonnables », comme le répètent certains responsables d’Emmaüs). Cette « nouvelle » justice est consciente qu’avec ses règles de procédure un peu « acrobatiques », le risque d’erreur est important, mais elle l’assume, estimant que cela est inévitable, et appelle donc les innocents injustement condamnés à faire preuve de résignation pour la bonne cause. Joseph Caillaux avait observé l’existence d’un raisonnement analogue chez les anti-dreyfusards qui accablaient le capitaine en dépit de l’extrême pauvreté des éléments à charge, et concluait ainsi : « Quelques-uns, plus intelligents, avouaient que, quand le capitaine Dreyfus aurait été injustement condamné, ils entendaient le voir rester [quand même] dans un ’’in pace’’ »[13], c’est-à-dire en cellule. Donc de toute manière, quand on est absolument sûr de ses certitudes, tout va toujours parfaitement pour le mieux dans le meilleur des mondes.
[1] « Au commencement ».
[2] « Qu’est-ce que Egaé ? »
[3] Marianne, 16 octobre 2020, Thibaut Solano : « Des médias aux ministères, le business néo-féministe de Caroline De Hass » ; Marianne, 21 juillet 2021, Samuel Piquet : « Il n’y a pas de présomption d’innocence ».
[4] « Il appartient au juge d’interpréter la loi, non de la faire ».
[5] « Personne ne juge sa propre cause ».
[6] « Le doute profite à l’accusé ».
[7] « Un travail opiniâtre vient à bout de tout ».
[8] Le Pèlerin, 19 juillet 2014, Caroline Celle : « Rapport sur l’Abbé Pierre : les controverses autour du cabinet Egae et de sa directrice Caroline Haas ».
[9] « Si ce n’est pas prouvé, c’est comme si cela n’existait pas ».
[10] « Le temps dévore tout ».
[11] « Condamnation à l’oubli ».
[12] « Va en paix ». Formule qu’on prononçait lorsqu’un prisonnier était mis au cachot pour la vie, la sanction étant censée racheter son péché. Pour ce qui concerne l’innocent injustement condamné, il était doublement in pace, puisque sa conscience n’avait rien à se reprocher. Dans tous les cas de figure, tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.
[13] Joseph Caillaux, Mes Mémoires, 1er volume : « Ma jeunesse orgueilleuse », 1942.
Référence : AJU456111