Affaire Sarkozy : la rhétorique toxique du peuple contre les élites
Depuis l’annonce, le 17 mai dernier, de la condamnation en appel de Nicolas Sarkozy à trois ans de prison dont un an ferme dans l’affaire dite « des écoutes », la magistrature est l’objet de nombreuses critiques dans les médias. Etienne Ortecan est le pseudonyme d’un magistrat exerçant au sein d’un parquet général. Il dénonce les dangers d’une rhétorique, déjà utilisée par François Fillon, qui soutient la thèse d’une justice politique.
« Une institution crainte que l’on savoure avec le goût délicieux du péché », déclarait Roselyne Bachelot à propos du Canard Enchaîné. On murmure que, chaque mercredi, les responsables politiques vérifient, avec un mélange de crainte et d’amusement, si leur nom figure dans la rubrique de la Mare aux Canards en deuxième page.
On peut facilement imaginer que le sentiment de François Fillon était tout autre lorsque, candidat à l’élection « suprême » et favori des sondages, il avait lu plusieurs mercredis de suite son nom dans les gros titres railleurs de la première page.
Souvenons-nous ! À partir de janvier 2017, à quelques mois du premier tour de l’élection présidentielle et quelques semaines après la désignation, aux termes des primaires du parti des Républicains, de François Fillon comme candidat commun à la droite et au centre, le palmipède publiait toute une série d’articles mettant en cause l’ancien premier ministre. Les révélations portèrent d’abord sur un emploi fictif qu’aurait occupé son épouse, Pénélope, puis sur des emplois fictifs concernant les enfants, sur des costumes luxueux offerts par un lobbyiste, enfin sur le paiement à hauteur de 200 000 euros par la société AXA à la société 2F pour des « conseils » dont n’avait peut-être pas réellement besoin ce grand groupe d’assurance.
Fillon et l’hyperbole de l’assassinat politique
Face à chaque nouvelle révélation, le responsable politique mis en cause développait une position de défense différente, souvent au risque de se contredire. Affirmant d’abord avoir hâte de répondre aux questions des enquêteurs saisis par le parquet national financier (PNF) d’une enquête préliminaire, il déplora ensuite la précipitation de l’institution judiciaire, laissant entendre qu’on lui aura réservé un sort particulier et plus sévère que les justiciables anonymes. Déclarant d’abord avoir les moyens de démontrer la réalité du travail effectué par ses proches en contrepartie des salaires versés, et disposer à cet égard de cartons de preuves, il affirma ensuite que le travail réalisé était discret, masqué et peu objectivable. Déclarant dans un premier temps qu’il resterait candidat tant qu’il n’était pas mis en examen, il allait maintenir sa candidature après cet acte judiciaire en faisant observer, à juste titre, qu’il restait présumé innocent. Déclarant qu’il n’avait rien fait, il présentait toutefois ses excuses et s’engageait à ne plus recommencer. L’impression de contradiction, de maladresse, de versatilité, qui se dégageait de ces positionnements successifs avait eu pour conséquence d’accroître la suspicion publique et la mise en cause médiatique. Et il a semblé que c’est, acculé, que l’ancien premier ministre a alors fini par se dire victime d’une « tentative d’assassinat politique ». Ce n’était qu’une tentative, un commencement d’exécution (la dénonciation d’un journal et l’auto-saisine de la justice), puis une circonstance indépendante de l’auteur (la résistance de la victime ici). Mais c’était un assassinat, le crime le plus grave, la volonté de lui donner la mort avec préméditation, selon un projet antérieur mûri, un passage à l’acte préparé, de sang-froid.
Ultime mode de défense, figure rhétorique de l’hyperbole, le thème de tentative d’assassinat politique permet deux choses : sortir d’une position d’accusé pour prendre celle de la victime (d’un cabinet noir, d’une concertation entre adversaires politiques, journalistes et magistrats), se maintenir candidat (puisque c’est une affirmation, il n’y a qu’une tentative après tout, il ne sera pas tué politiquement tente-t-il de convaincre).
Nicolas Sarkozy croit-il un seul instant à ce qu’il dit ?
Plus récemment, condamné par la cour d’appel de Paris qui a confirmé une déclaration de culpabilité prononcée en première instance et a aggravé les peines, Nicolas Sarkozy, l’ancien compagnon de combat politique de François Fillon, a déclaré dans le journal Le Figaro pour expliquer qu’il s’est pourvu en cassation : « je ne me laisserai pas condamner alors que je suis parfaitement innocent des balivernes et des montages qui ont été construits contre moi (…) tout est factuellement faux, juridiquement illégal et moralement insensé (…) certains magistrats [sont] dans un combat politique » [et bafouent] les principes essentiels de notre démocratie. » Se plaçant dans le registre de l’insinuation, il a poursuivi en reprochant à la présidente de la chambre des appels correctionnels qui l’a condamné de ne pas s’être retirée alors qu’elle l’avait « publiquement mis en cause » par le passé. Ajoutant : « La présidente de la chambre qui m’a condamné s’en est prise à moi nominativement en 2009 dans un article du “Monde”. N’aurait-elle pas dû se déporter, plutôt que de juger un homme qu’elle avait publiquement mis en cause de manière aussi véhémente ? »
Nicolas Sarkozy, ancien président de la République garant des institutions et de l’indépendance de la justice, François Fillon, ancien premier ministre, député, candidat à l’élection du président de la République garant des institutions et de l’indépendance de la justice, peuvent-ils croire un seul instant à ce qu’ils disent ? Le doute doit leur profiter et présumons que non, qu’ils ne croient pas sincèrement que les institutions démocratiques puissent s’être liées pour tuer l’un, si ce n’est physiquement, au-moins symboliquement et politiquement, ou pour construire des montages afin d’obtenir la condamnation de l’autre qui serait un pur innocent. Alors pourquoi le dire quand même ? Il s’agissait sans doute, pour l’un, de gagner du temps et d’espérer gagner l’élection présidentielle en rejetant les appels d’une partie de son propre camp politique à se retirer, en comptant sur le soutien de son électorat. Il s’agit sûrement, pour l’autre, d’espérer convaincre les hauts magistrats de la cour de cassation, garants du droit, que les « petits juges » du fond sont politisés et incompétents. Il faut bien se rendre compte que cette stratégie de défense peut apparaître efficace à court terme.
Le peuple contre les élites, une défense dans l’air du temps
En effet, il s’agit d’une défense qui respire totalement l’air du temps. Le peuple contre les élites, le peuple contre les médias et les juges : comme beaucoup de candidats, François Fillon a voulu surfer sur l’esprit du temps en se posant comme le pourfendeur de la vieille politique, comme le représentant des petits contre le politiquement correct des puissants. La gauche syndiquée et revancharde qui s’attaque à un honorable ancien président de la République : Nicolas Sarkozy surfe sur l’ambiance actuelle qui est de disqualifier d’emblée tout discours ou toute expression venant de cette « gauche » systématiquement décrite comme violente et responsable de la montée de l’extrême-droite, qui terroriserait la population avec son militantisme, sa pensée unique, son wokisme et son islamo-gauchisme… Autre registre à la mode : la théorie du complot. François Fillon dénonçait un cabinet noir et une collusion entre hommes politiques, médias et magistrature. Nicolas Sarkozy est plus habile et subtil en se contentant de dénoncer l’idéologie rancunière d’une seule magistrate.
Ce positionnement inscrit l’ancien duo vedette du pouvoir exécutif français des années 2010 dans l’histoire, la culture et la rhétorique de la droite extrême française telle qu’on peut le lire dans le livre à quatre mains de deux historiens chercheurs Yvan Gastaut et Pascal Blanchard et deux journalistes Renaud Dély et Claude Askolovitch, ayant pour titre « Les années 30 sont de retour. » Tradition qui revient en force et s’impose peu à peu dans l’esprit des téléspectateurs assidus des chaînes de télévision comme BFM et CNEWS ou autres auditeurs fidèles à RMC et SUD RADIO.
Cette défense peut être efficace à court terme aussi car elle s’appuie sur certaines réalités. En effet, la lutte politique est une réalité. L’histoire a connu de vrais assassinats politiques. Et beaucoup moins rares sont les trahisons ou les fuites dans les médias pour mettre un rival en difficulté, qu’il soit du camp adverse ou de son propre camp. De même, il existe une certaine réalité sur la « dépendance des parquets » (le lien entre l’exécutif et le parquet à travers les questions de nomination et de hiérarchie). Il est d’ailleurs savoureux de voir que ce sont précisément des personnes qui ont voulu exercer des pressions sur la magistrature (les rendez-vous de François Fillon avec Jean-Pierre Jouyet pour accélérer la procédure contre Nicolas Sarkozy, les appels téléphoniques entre maître Herzog et le juge Azibert) qui dénoncent une telle influence. Enfin, l’indépendance des journaux est-elle toujours une réalité aujourd’hui lorsqu’on se rend compte que la plupart des patrons du CAC 40 possèdent les médias, financent leurs « danseuses », comme on peut le lire dans le Monde Diplomatique qui met régulièrement à jour son schéma intitulé « qui possède quoi » ?
Ce n’est pas si aberrant de jouer sur ces réalités : les pressions possibles des responsables économico-politiques sur la magistrature du parquet ou sur les journalistes. S’appuyer sur certaines réalités pour extrapoler et les déformer, c’est jouer alors sur l’adage « il n’y a pas de fumée sans feu. » Heureusement, ces stratégies échouent… malgré les éléments de langage, malgré les conseils des sociétés de communication de crise. Finalement un doute s’installe. L’efficacité à court terme est faible. Déjà utilisée en première instance, la stratégie du complot n’a pas suffi à obtenir de la cour d’appel une infirmation. De même, l’électorat avait sanctionné lourdement le candidat en 2017, parti depuis pour des contrées bien plus confortables.
Des effets toxiques
Mais ce dont nous pouvons être certains, c’est de l’effet délétère, toxique, destructeur, à long terme, de cette rhétorique.
C’est, d’une part, un coup fatal porté contre les contre-pouvoirs démocratiques. Théorie du complot et démarche irrationnelle éloignent toujours plus notre pays de la science, du droit, de la raison. Avec un tel positionnement, celui qui fut candidat à la présidence de la République révélait une méfiance inquiétante à l’égard des journalistes et faisait douter qu’il puisse être le solide garant de l’indépendance du pouvoir judiciaire (la constitution). Et quel est le sens de se positionner comme antisystème si ce n’est de se faire le héraut d’une croisade contre les institutions démocratiques ?
C’est d’autre part un coup fatal contre la moralisation de la vie politique française.
A chaque fois, les personnes mises en cause détournent le débat et accusent les marionnettistes fantasmés d’une magistrature qui ne serait que de bois et de chiffons, de manigancer pour « éviter le débat de fond. » Mais qui évite le débat de fond ? C’est un leitmotiv, élément de langage repris par tous les soutiens des hommes politiques mis en cause judiciairement. Les affaires masqueraient les questions de fond. Nous serions presque d’accord, sauf sur l’identité des vrais auteurs de cette manœuvre. Cette diversion ne vient pas de ceux qu’on croit. C’est le condamné qui crie à la conspiration ou à la vengeance qui évite d’aborder le fond, le fond qui est la corruption, qui est l’absence de remise en cause des conflits d’intérêts, qui est l’aveuglement français sur les connivences, intérêts partagés et compérages entre responsables politiques, hauts fonctionnaires, dirigeants des grandes entreprises privées, professeurs des universités spécialisés en économétrie, éditorialistes, hauts magistrats, décorés de la légion d’honneur ou de l’ordre du mérite…
Rappelons-nous quand même que la France est désormais au ban des démocraties occidentales parce qu’elle se situe toujours au-delà du 20e rang dans chaque classement.
Ce qui fait craindre le pire pour le proche avenir, c’est que seuls un premier président d’une cour d’appel et un président d’un grand tribunal judiciaire ont pris la parole pour défendre la magistrate accusée du pire : la partialité. Silence total du garde-des-Sceaux Éric Dupond-Moretti. Silence total du président Macron, actuel garant des institutions et de l’indépendance de la justice… Au contraire, le ministre de la Justice a saisi tout récemment le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) d’un avis sur « la liberté d’expression des magistrats ». Dans cette surenchère politique des suspicions, à quand l’idée de retirer définitivement à ces derniers le droit de vote ?
Pour rappel, le Conseil supérieur de la magistrature français est le seul ordre professionnel du pays, et même la seule instance disciplinaire dans le monde, à ne pas être composé par une majorité de pairs… D’ailleurs, imaginerait-on un ordre des médecins ou un barreau avec une telle composition ?
Référence : AJU369088