Attentats de janvier 2015 : Les invisibles ravages du terrorisme

Publié le 09/09/2020

Lundi 8 septembre la cour d’assises a entendu le témoignage des personnes qui ont croisé la route des Frères Kouachi le 7 janvier 2015, à l’occasion des attentats perpétrés à Charlie Hebdo. Ils ne sont pas morts, pas blessés physiquement et s’interdisent donc de se plaindre. Pourtant leur vie aussi a été fracassée. Syndrome post-traumatique, licenciement, culpabilité,  ce sont les « sans blessures apparentes ».

Attentats de janvier 2015 : Les invisibles ravages du terrorisme
Les journalistes attendent les avocats à la sortie de la salle d’audience (Photo : O.Dufour)

« Je ne suis pas blessée, je n’ai pas été tuée mais cette chose qui m’a traversée est absolument effroyable et je vivrai avec jusqu’à la fin de mes jours » explique à la barre Corinne Rey, alias Coco, dessinatrice à Charlie Hebdo. Le 7 janvier aux alentours de 11h30, alors qu’elle est descendue fumer une cigarette avec Angélique Le Corre la responsable des abonnements,  elle est braquée par deux hommes. Sous la menace de leurs armes,  elle remonte à la rédaction, compose la code de la porte. La suite est indicible.

Dans un  livre paru en 2008, le grand reporter Jean-Paul Mari, victime d’un choc post-traumatique après avoir découvert son cameraman éventré dans un hôtel de Bagdad, enquête sur le syndrome post-traumatique, ce mal qui frappe sans prévenir, y compris les plus aguerris aux scènes violentes que sont les militaires, les reporters de guerre ou encore le personnel médical. Le livre est intitulé « Sans blessures apparentes ». Une fracture ouverte, une blessure par balle, un membre sectionné, tout le monde comprend que c’est grave et peut ressentir, même imparfaitement, la souffrance que cela représente. Mais une blessure psychologique ? Ce sont ces blessures invisibles que les témoins de l’attentat à Charlie Hebdo le 7 janvier sont venus déposer aux pieds des magistrats ce lundi 8 septembre. Ils ont défilé à la barre en suivant l’ordre chronologique des crimes perpétrés par les Frères Kouachi au 10 rue Nicolas Appert. Et c’était un peu comme dans l’enfer de Dante, chaque récit entrainait l’auditoire plus profondément dans la spirale du mal. 

Ce 7 janvier 2015, aux alentours de 11h30, deux hommes vêtus entièrement de noir pour l’un, en noir avec un gilet beige pour l’autre, cagoulés et armés de kalachnikovs  arrivent dans le bâtiment. Il s’agit de Chérif et Saïd Kouachi. Ils connaissent l’adresse du journal mais pas l’emplacement exact des locaux, or l’immeuble est vaste et comporte plusieurs entrées. Ils pénètrent d’abord en force dans la société SAGAM. L‘un d’entre eux crie  « Est-ce que c’est Charlie, est-ce que c’est Charlie ? ». Une des salariés qui s’apprêtait à faire des photocopies tente de repousser la porte, en vain. L’homme tire en direction du sol, la balle ricoche sur une poutre.  Terrifiée, la femme met sa tête dans ses mains tandis que le second la tient en joue. Sa collègue poursuit à la barre, « on leur a répondu que non, c’était pas Charlie, il fallait qu’ils sortent ». L’homme grimpe sur la mezzanine. Là, deux visiteurs sont installés, un homme et une femme ; ils sont venus présenter leurs produits. La femme tourne le dos à l’escalier, c’est en voyant les yeux de son collègue s’agrandir d’horreur qu’elle comprend que quelque chose ne va pas. En se retournant, elle découvre un homme entièrement vêtu de noir qui lui braque une arme sur la tête. « Son regard a vu des articles pour bébé, il a compris qu’il faisait erreur, il a fait demi tour et nous nous sommes cachés sous les bureaux » se souvient-elle. Les frères Kouachi lancent : « Vous leur direz qu’on est venu de la part d’Al-Qaïda Yemen » et s’en vont. Terrifiés,  les membres du personnel de l’entreprise baissent le rideau métallique, éteignent la lumière et s’assoient par terre. Ils sont persuadés que les hommes vont revenir les achever.  

« Au début, je dormais assise et habillée »

Ils ne sont ni morts, ni blessés. Et pourtant, le face à face avec les terroristes a fait basculer leur vie. Trois femmes et un homme sont venus à la barre raconter les mêmes souffrances psychologiques, le même bouleversement. Sur le moment,  la peur de mourir, la certitude que les tueurs vont revenir, l’odeur de la poudre, le temps qui s’étire à l’infini et donne le sentiment qu’une scène de quelques secondes dure une heure. « J’ai envoyé des textos à mon mari et à mon fils pour leur dire que j’allais mourir », confie l’une d’entre elles. Cinq ans plus tard, les deux salariées de la SAGAM et les deux visiteurs ont tous été licenciés de leurs entreprises respectives.  Ils souffrent de choc post-traumatique : perte de sommeil et d’appétit, cauchemars, asthénie, hypervigilance, difficulté à se concentrer, impossibilité de prendre les transports, perte de motivation, peur de la foule, tristesse, attaques de panique…. « Au début,  je dormais assise et habillée, maintenant ça va mieux » confie l’une des victimes. Même ceux qui veulent se persuader qu’ils ont eu de la chance, qu’ils sont vivants, ceux qui veulent être plus forts que le choc qu’ils ont reçu dérapent au bout de quelques jours ou de quelques mois. Alors quand Me Coutant-Peyre, avocate d’un des accusés rappelle que son client est toujours présumé innocent et qu’il a fait 5 ans de détention provisoire, l’une des victimes rétorque froidement : « Moi je suis emprisonnée depuis 100 ans dans ma tête ». Sans blessures apparentes.

Toujours à la recherche des locaux de Charlie, les Frères Kouachi poursuivent leur périple dans les étages. M. W vient d’ouvrir la porte à la factrice. Il dirige une société de production de films chinois. Le temps qu’il se tourne pour chercher un crayon, deux hommes armés se sont encadrés dans la porte, l’un d’entre eux hurle « assis » et tire un coup de feu à hauteur d’homme qui perfore la porte d’un bureau, traverse la vitre et va finir sa course dans le balcon d’en face. Sans faire de victime, excepté l’occupante du bureau, traumatisée qui n’a pas voulu venir témoigner. A la barre, Monsieur W. tente de prendre les choses du bon côté. Oui il a fait des cauchemars au début, il devait parfois garer sa voiture pour laisser passer un flot d’émotion, mais il considère que maintenant ça va. En réalité, quand on l’interroge plus avant, on apprend qu’il a du fermer sa société, parce que pour diriger une entreprise il faut une énergie qu’il n’a plus. Désormais il est intermittent du spectacle. A la suite d’un malaise cardiaque, il a subi un quadruple pontage.  Sans blessures apparentes.

« J’ai pris Frédo dans mes bras, et je l’ai serré fort »

Les Frères Kouachi redescendent au rez-de-chaussée. Ce matin là,  trois salariés de Sodexo sont en train eux aussi d’explorer l’immeuble. Le 10 rue Appert est le dernier bâtiment d’un marché de 15 immeubles que la société vient de décrocher auprès de la Mairie de Paris. A quoi ça tient, le destin….Frédéric Boisseau est le chef d’équipe, il est accompagné de Jérémy Ganz et d’un collègue prénommé Claude. En couple, père de deux enfants, c’est un homme chaleureux, très humain, aimé de tous. Après quelques recherches, les trois hommes viennent enfin de trouver le local du gardien ; ils sont en train de paramétrer des badges d’accès sur l’ordinateur quand la porte s’ouvre brutalement. Un homme entre en criant « Charlie ! » et il tire dans la pièce minuscule. Jérémy raconte à la barre « le canon fumait encore, l’odeur de poudre, j’avais l’oreille qui sonnait, je ne le lâchais pas du regard et là il a hurlé « C’est où Charlie ? » , j’ai mis mes bras devant mon visage pour me protéger, je pensais qu’il allait m’abattre, et j’ai crié « on est de la maintenance, on est de la maintenance, c’est notre premier jour »». Chérif Kouachi baisse son arme, derrière son frère Saïd surveille la rue.  Les deux hommes disparaissent. Sonné, Jérémy  entend son chef crier « Jérémy je suis touché,  appelle Catherine ». L’odeur du sang a remplacé celle de la poudre.  « Frédo il était costaud, 120 kilos, la balle l’avait propulsé de la chaise contre le mur » raconte Jérémy. Il tente de faire des points de compression mais le sang ne cesse de couler. « J’ai relâché Frédo et j’ai pris mon téléphone, j’étais en état de choc, j’avais les mains pleines de sang, mon regard a croisé celui de Claude, je lui ai dit : appelle les flics ». Son collègue prend son téléphone et sort de la loge. Jérémy pense que le pire est passé, qu’ils sont partis. Frédéric saigne de plus en plus. Il se retourne et au lieu de voir les secours qu’il espère, ce sont les deux terroristes qui ont attrapé Coco et l’entrainent avec eux.  L’un des deux  remet un pied dans la loge Kalachnikov au poing. « Ils vont nous finir, faut qu’on se planque » explique Jérémy à Frédo qu’il tire tant bien que mal en direction des toilettes minuscules au fond de la pièce. Il parvient à s’enfermer avec son collègue.  « J’ai chaud, j’ai froid, je vais crever » gémit Frédéric Boisseau. A l’extérieur, on entend des tirs, les tueurs ont trouvé Charlie.  Jérémy tente d’appeler la police mais ne tombe que sur le message d’attente.  « Frédo m’a regardé « dis à mes enfants que je les aime », j’ai compris plus tard que c’est là qu’il était mort. J’ai pris Frédo dans mes bras, et je l’ai serré fort. Mon doigt est rentré dans le trou de sortie de la balle et j’ai réalisé qu’il était perforé, j’avais beau appuyer devant, ça sortait derrière ».

« Je n’ai pas le droit de me plaindre, je suis en vie »

Soudain quelqu’un secoue la poignée de la porte, Jérémy ne répond pas, il est persuadé que ce sont les tueurs. En réalité c’est Claude qui vient les délivrer. On traine Frédéric à l’extérieur, six pompiers s’activent pour lui apporter les premiers soins. « J’ai perçu dans le regard des pompiers, même s’ils sont habitués, , que c’était une scène pas habituelle ». Jérémy  croit encore qu’ils vont sauver son ami. Soudain une voix féminine crie « c’est un carnage ! ». Tout le monde se fige. Les pompiers se lèvent. « Sauvez-le » crie Jérémy sans comprendre. « On ne peut plus rien pour lui, il est mort ton ami » répondent les sauveteurs avant de prendre la direction de l’escalier.   « J’ai vidé un sac de pompier et j’y ai mis les affaires de Frédo, et ensuite j’ai pris son pull, je l’ai mis sur ses jambes et puis son blouson par pudeur, je lui ai fermé les yeux».  Il est venu témoigner pour son ami, pas pour lui. A la cour qui l’interroge sur sa situation, il confie « L’insomnie, c’est le pire et ça revient de temps en temps, le corps est fatigué mais quelque chose bout au niveau du thorax, une angoisse, quelque chose d’indescriptible.  J’ai toujours été impulsif, mais  je suis beaucoup plus explosif qu’avant, à en être même hors de contrôle et aussi beaucoup plus vigilant (…) ».  Toutefois, il conclut :  « je n’ai pas le droit de me plaindre, je suis en vie ». Sans blessures apparentes.

 «J’avais peur de voir ma fille, j’avais l’impression de ramener un monstre à la maison »

Pendant que Frédéric Boisseau agonise dans la loge du gardien, les Kouachi braquent Coco et la forcent à les mener à la rédaction de Charlie. « Charb dessinait tellement bien les armes que je savais que c’était une kalachnikov » confie-t-elle.  Ils crient « on veut Charlie hebdo, on veut Charb ». Terrifiée elle se trompe d’étage  « pensant que ça me me serait fatal, je me suis mise accroupie les mains sur la tête en disant « pardon, pardon je me suis trompée », j’ai pensé mourir exécutée ici ». « Pas de blague, sinon on te descend »! menacent les terroristes. Entre le premier et le deuxième étage, ils lancent « vous avez insulté le prophète, on est Al-Qaida Yemen ». Toujours sous le menace des armes, Coco tape le code, puis elle sent qu’on la pousse dans les locaux.  Les terroristes tirent une première fois sur Simon Fiesch à l’accueil ; derrière la porte de la salle de réaction fermée, une voix demande ce qu’il se passe, évoque des pétards. Corinne court se réfugier sous un bureau au bout d’un couloir.  Les terroristes exécutent Franck Brinsolaro, le policier chargé de la protection de Stéphane Charbonnier alias Charb,  puis Charb, Elsa Cayat, Michel Renaud, Georges Wolinski, Philippe Honoré, Bernard Maris, Bernard Verlhac, alias Tignous et Jean Cabut, dit Cabu. Puis, Mustapha Ourrad à l’extérieur de la salle de rédaction.  Ils blessent Philippe Lançon, Fabrice Nicolino et Laurent Sourisseau, alias Riss.

« Les seuls coupables ce sont les terroristes »

« Après les tirs, j’ai entendu les terroristes dire « Allah Akbar, on a vengé le prophète » ». Et puis le silence. Elle se lève, se dirige vers la salle de rédaction et découvre l’horreur, ceux dont la mort a rendu le visage méconnaissable, les blessés, le sang partout. Interrogée sur son état de santé,  Corinne Rey indique qu’elle n’a pas été suivie tout de suite car les ressources manquaient en dessinateurs et qu’elle n’avait pas le temps de faire autre chose que de continuer à faire vivre Charlie.  Elle ne se rend pas compte qu’elle est traumatisée, ne comprend pas pourquoi elle est sujette à des brusques accès de larmes, à des blancs.  « Je ne me sentais pas la force de voir ma fille, j’avais peur qu’elle sente quelque chose, j’avais l’impression de ramener un monstre à la maison ».  Elle a fini par voir un psychologue pour surmonter le traumatisme, la culpabilité. Mais pas seulement. « Je me suis sentie impuissante, c’est l’impuissance qui est le plus dur à porter dans ce que j’ai traversé ». Et puis elle a fini par avancer. A la barre, Corinne Rey a un message important à délivrer devant les journalistes mais aussi les caméras qui filment le procès pour l’histoire : « Les seuls coupables ce sont les terroristes islamistes, les Kouachi, leurs complices et les complices dans la société qui ferment les yeux devant les islamisme et qui baissent leur froc devant l’idéologie ; il y a aussi un problème de société et je voulais pouvoir le dire ici ».  Sans blessures apparentes.

« J’ai eu du mal à accepter la nouvelle personne que j’étais »

  Angélique Le Corre qui est descendu fumer avec Coco est en train d’ouvrir la porte permettant d’accéder au hall quand l’un des terroristes braque son arme sur elle tandis que le second attrape Coco violemment par le cou ; elle ne comprend pas ce qu’il se passe, tente de la suivre.  « Toi, tu bouges pas! Tu restes là ! » ordonne l’un des hommes. Elle passe devant la loge sans s’apercevoir du drame qui se déroule à l’intérieur, sort sur le trottoir et aperçoit Luz. Au début elle le taquine, pense que c’est lui qui a organisé une blague.  «  Il était paumé, il regardait son téléphone, il faut pas que je rentre » lui explique-t-il. Des gens les alertent depuis les fenêtres de l’immeuble qu’ils doivent se mettre à l’abri Cette fois elle comprend, sous le choc, elle s’écroule sur place incapable de bouger. Des gens de l’entreprise d’en face vont venir les emmener de force à couvert. Angélique Le Corre, qui a eu  une incapacité totale de travail de 45 jours raconte les mêmes troubles que les autres : aboulie, asthénie, difficultés de concentration, angoisse, hypervigilance… « Je ne me rendais pas compte que je tenais autant à eux : ça faisait 20 ans et je passais plus de temps avec eux qu’avec ma propre famille, c’était des gens géniaux ». Le procès, elle l’attendait tout en le redoutant. «C’est la remontée de tous les souvenirs qu’on n’a pas forcément envie de ressasser, on fait notre chemin psychologique mais tant que la partie judiciaire n’est pas terminée, on sait qu’une date nous ramènera à cette tragédie.  J’ai longtemps hésité mais je suis contente de prendre la parole car je fais partie de cette histoire et cette histoire fait partie de moi, j’avais besoin de témoigner ». Interrogée par son avocate, elle confie encore «  J’ai beaucoup changé, je n’ai plus la même personnalité, j’ai eu beaucoup de mal à accepter la nouvelle personne que j’étais ».  Sans blessures apparentes.  

 « Partout où je vais, je cherche les issues de secours »

Le récit de Sigolène Vinson, avocate, romancière, pigiste à Charlie emmène la salle un peu plus profondément en enfer. D’abord, il y a la vie. Ce 7 janvier au matin, après avoir déposé son velib’, elle cherche une boulangerie, c’est l’anniversaire de Luz « il ne restait qu’un marbré, je n’ai jamais trouvé que ce gâteau était joli, ni qu’il était bon mais il ne restait que ça, alors je l’ai pris ». A son arrivée, Cabu rigole avec deux invités qui lui ont apporté un jambon, Tignous habituellement en retard est en train de préparer le café, il réclame à toute force une bise à la trop timide Sigolène, qui cède. Tout le monde est joyeux, c’est la première réunion de rédaction de l’année. On y parle du nouveau Houellebecq, Soumission, de la montée de l’extrême-droite en Allemagne, de la France périphérique, et du djihadisme. Cabu monte un peu le ton, il n’a pas aimé Soumission. Quand soudain résonnent les coups de feu. Ségolène qui a vécu à Djibouti et dont le père a été victime d’une prise d’otage comprend tout de suite. J’ai senti que la porte derrière moi s’ouvrait, elle entend une voix crier « Allah Aqbar! », puis des coups secs.  Un choc dans le dos la propulse au sol, elle rampe jusqu’à un muret pour s’y dissimuler. Les armes se taisent. Le silence qui remplace le fracas des armes ne ressemble à aucun autre. Un bruit de pas, le tueur se rapproche tire trois coups. « Mustapha est tombé le long du muret comme un fusillé ». Le tueur a contourné le muret et la fixe «  je crois qu’il a secoué la tête comme s’il se réveillait d’un mauvais rêve, il a poussé son arme de côté, j’avais accepté de mourir, c’était mon tour, je pensais qu’une balle dans la tête ce serait rapide, je n’avais plus peur, j’ai cru qu’il avait le regard doux, j’ai cru qu’il me consolait, il m’a demandé de me calmer, je suis désolée d’avoir cru qu’il était doux, il m’a dit que ce que je faisais était mal ». Il lui dit qu’il ne tue pas les femmes. Elle en déduit qu’il tue les hommes, or, il y a Jean-Luc caché derrière elle. Elle raconte, la voix étranglée de larmes, de douleur et de culpabilité « je ne veux pas qu’il voie Jean-Luc dans mon dos, il est très près, si son sang, sa cervelle tombent sur mes épaules, je ne m’en remettrais pas ; c’est pas pour sauver Jean-Luc c’est pour me sauver moi ». Plus tard, quand les terroristes sont partis, Sigolène Vinson se dirige vers la salle de rédaction. Elle voit Philippe Lançon, « sa joue dans sa main, il a un regard d’enfant pris en train de faire des bêtises », le costume pied-de-poule de Bernard Maris, qu’elle n’aimait pas « c’était trop de pied-de-poule pour un seul homme ».  Du sang, des morceaux d’os et de cervelle. « Quelques instants avant, c’était de l’intelligence de l’humanisme, et tout ça c’était par terre ». Elle appelle les pompiers  et leur dit au téléphone « ils sont tous morts ». Une main se lève alors « non, moi je ne suis pas mort ». C’est Riss. « Le sol avait bu le visage de Charb » raconte-t-elle encore, « je me suis agenouillée dans une flaque de sang près de Fabrice, il voulait du frais, j’ai mouillé un torchon pour le passer sur son visage, son torse ».

L’expertise médicale réalisée un an après l’attentat constate  un déficit fonctionnel de 50% durant six mois et un niveau de souffrances endurées de 4,5/7, ce qui est important pour une personne qui n’a pas été blessée, souligne le président de la Cour.  La nuit elle rêve qu’Hayat Boumedienne, la compagne d’Amedy Coulibaly en fuite, lui tire un carreau dans le front avec son arbalète. Aujourd’hui elle a quitté Paris pour le sud, elle continue de chercher les issues de secours dès qu’elle entre quelque part et à taper du pied dans les tables quand elle s’assoit pour savoir si elle pourra se réfugier dessous. Le seul endroit où elle se sent bien, c’est sous l’eau. 

« — Le complexe du survivant, vous l’avez toujours ? demande son avocate.

— Oui ».

Sans blessures apparentes.

La juste colère de Jérémy Ganz

Au terme du poignant récit de la mort de Frédo, Jérémy Ganz confie à la barre qu’il en a « voulu énormément à tous les médias ». Pas tellement de présenter son ami comme un homme de ménage, « c’est vrai qu’on est plus proche du ménage que du bureaucrate » concède-t-il, mais de l’avoir oublié dans le récit des événements. Comme s’il y avait une hiérarchie dans les métiers qui se poursuivraient jusque dans la mort. « Moi je considère que c’est le peuple qu’on a oublié, c’est le bon père de famille qui se levait pour aller bosser, la personne lambda qui n’a rien demandé à personne ». Quant il évoque les terroristes, ses mots deviennent durs « quel livre saint dit : tue ton prochain ?  Ils sont plus proches du diable que de dieu ». Jérémy Ganz est d’autant plus révolté que dans la maintenance explique-t-il, on croise toutes les origines, toutes les cultures, toutes les religions. « Frédo il a toujours été très juste pour les fêtes religieuses, il faisait en sorte qu’il n’y ait pas d’inégalité ». Et de conclure «  s’ils estiment avoir une place au paradis, je ne suis pas prêtre mais je pense qu’ils iront profond en enfer ». « Sa colère est juste », confie à la barre Sigolène Vinson. Elle a un tatouage sur son bras. Dessus, il y a 12 personnes, parce qu’il y a eu 12 morts le 7 janvier. Elle, elle n’a pas oublié Frédéric Boisseau, il est gravé sur sa peau, au même titre que ses camarades de Charlie.

Une veuve et deux orphelins de père

Parmi les « sans blessures apparentes » du terrorisme, il y a aussi les familles des disparus. Catherine, la compagne de Frédéric Boisseau a été prévenue par Jérémy que son mari était blessé. Elle a sauté en gare de Fontaineblau dans un train pour Paris. Arrivée rue Nicolas Appert, personne n’est en mesure de lui dire où est Frédéric ni même s’il est vivant ou mort. Jérémy est injoignable, on lui a pris son portable. Alors elle se rend à l’IML. Là on lui répond que personne n’a entend parler de Frédéric. Elle retourne près des locaux de Charlie, en vain, pas de nouvelles non plus.  Incapable de rester à attendre sans rien faire, Catherine repart à l’IML. Toujours aucune nouvelle. Retour rue Nicolas Appert. Cette fois  elle s’agrippe à un jeune policier, il lui faut une réponse. L’homme va se renseigner et revient : « Je suis désolée madame, il fait partie des victimes ». Il aura fallu cinq heures pour qu’on lui dise que son mari était mort. « On se sent vide, il n’y a plus rien » explique-t-elle à la barre. Et pourtant il faut trouver la force d’annoncer la terrible nouvelle aux parents, aux enfants. Deux fils, l’un de 11 ans, l’autre de 13. C’est une famille heureuse, généreuse, accueillante, dont la porte était toujours ouverte pour les amis et les voisins qui a été frappée ce jour-là. Sans blessures apparentes.

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