Au tribunal des Batignolles, la drôle d’histoire de la balance de la justice

Publié le 15/12/2020

Au tribunal judiciaire de Paris, durant les 3 mois et demi qu’a duré le procès des attentats de janvier 2015, une balance de la justice a veillé sur les débats. Elle orne chaque salle d’audience et figure également sur les écrans à l’entrée des salles. Peu de gens connaissent son histoire. La voici. 

Balance de la justice ©Renzo Piano
Balance de la Justice dessinée par Renzo Piano. Tribunal judiciaire de Paris (Photo : ©O. Dufour)

Blanche, stylisée, elle se détache sur le bois blond qui recouvre les murs des salles d’audience du tribunal judiciaire des Batignolles. Son fléau en forme de flèche est barré d’un trait supportant deux plateaux incertains que trois traits raccrochent respectivement à la barre qui les soutient.

Esquisse

Ce n’est pas exactement une balance, plutôt une esquisse. Aérienne, elle semble danser sur le mur.

Au procès des attentats de janvier 2015, elle flotte au-dessus de la tête des magistrats, décalée sur la droite quand on fait face au tribunal.

Lorsque l’écran accroché au fond de la salle se baisse pour permettre de voir les personnes auditionnées en visioconférence ou pour projeter un document, il coupe la balance exactement en son milieu, ne laissant voir qu’un seul plateau. L’écrivain Yannick Haenel qui chronique  le procès  pour Charlie Hebdo a fait part du malaise que lui inspirait cette balance amputée. Il y a eu incontestablement une maladresse dans la manière de la positionner.

Ce n’est peut-être pas la seule maladresse….

Cette balance a été dessinée par  l’architecte qui a conçu le bâtiment, Renzo Piano. La construction du tribunal était presque achevée lorsqu’on s’est soudain inquiété de la manière dont on allait exprimer la symbolique du lieu. Comment exprimer la fonction de justice ? Quels symboles installer et où ? Sans doute inquiet à l’idée que l’on défigure son oeuvre en y apposant quelque « verrue », l’architecte a croqué d’un seul coup de crayon une balance à son goût.

Et tout le monde a applaudi.

Un glaive « trop classique »

La suite est racontée dans le rapport sur la symbolique du palais de justice publié en 2016.

« En ce qui concerne le symbole qui devrait être inscrit, une unanimité s’est vite faite autour de la balance. Une majorité s’est également dégagée pour ne pas y adjoindre un glaive qui paraît trop classique. La balance semble cohérente avec l’esprit général de l’architecture à laquelle Renzo Piano a voulu donner une impression de légèreté, voire de suspension. Elle s’accorde bien aussi avec le sens même du moment judiciaire qui est une suspension du temps ordinaire, de façon à rejouer un moment de vie pour y mettre définitivement un terme ».

C’est ainsi que la balance de la justice a perdu son glaive, sans que nul ne s’en aperçoive.

Pourtant, ce glaive jugé « trop classique » est indissociable de la balance.

« Ce que juger peut avoir de douloureux »

On peut ainsi lire sur le site vie-publique.fr : « Le glaive, symbole de puissance, rappelle que la justice n’est rien sans la force qui permet de la faire appliquer. Juger ne consiste pas seulement à examiner, peser, équilibrer, mais encore à trancher et sanctionner. Le glaive constitue d’ailleurs l’un des attributs symboliques traditionnels de ce monopole de la violence physique légitime qui caractérise l’État souverain.

Le glaive désigne ainsi ce que juger peut avoir de douloureux : la détermination de ce qui est juste n’est pas seulement affaire d’appréciation intellectuelle, elle implique surtout une décision finale, exécutoire, tranchant définitivement un conflit entre des intérêts divergents »*.

Que faut-il alors penser de cette balance privée de glaive ? Que la justice s’efface ? Qu’elle n’assume plus son rôle ? Qu’elle se condamne à soupeser éternellement sans jamais trancher ?

Au procès des attentats de janvier 2015, elle paraissait tellement décalée cette esquisse en suspension sur son mur, légère et presque dansante, tandis que dans un silence de plomb, le récit des attentats  par les survivants ouvrait la porte des enfers. Elle était encore fort décalée au moment des réquisitions, quand le parquet a requis la perpétuité. Elle le sera certainement lorsque la cour prononcera son verdict. Non décidément la balance ne se conçoit pas sans le glaive…Et la justice, fut-elle du 21e siècle, est une chose bien trop grave pour qu’on la symbolise avec tant de légèreté.

* Extrait de « La justice et les institutions juridictionnelles » par Nicolas Braconnay. La Documentation Française – octobre 2019.

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