« Ce procès est une infamie », déclare Éric Dupond-Moretti devant la CJR

Publié le 06/11/2023

Le procès du ministre de la justice Éric Dupond-Moretti pour prise illégale d’intérêts s’est ouvert ce lundi devant la cour de justice de la République (CJR). Dénonçant un « banc d’infamie », il a néanmoins exprimé son soulagement à la perspective de pouvoir répondre publiquement aux accusations. 

"Ce procès est une infamie", déclare Éric Dupond-Moretti devant la CJR
Eric Dupond-Moretti-Moretti à la rentrée solennelle du barreau le 25 novembre 2022 (Photo : ©P. Cabaret)

Sans surprise on se bousculait à l’ouverture du procès d’Éric Dupond-Moretti ce lundi à 14 heures devant la Cour de justice de la République. Plus de soixante-dix journalistes accrédités, les bancs du public archipleins. Il faut dire que le spectacle à l’affiche de ces quinze prochains jours est alléchant : pour la première fois la cour de justice va juger un ministre en exercice (c’est sa 11e affaire depuis sa création en 1993). Et pas n’importe lequel : le garde des sceaux. Le scénario est inédit et l’acteur vedette prend bien la lumière. La curiosité est d’autant plus vive qu’il endosse un nouveau rôle, plutôt risqué. Il n’est plus l’avocat qui fait trembler les murs des salles d’audience ni le bouillonnant ministre au verbe haut. Le voici dans le rôle ingrat du prévenu contraint de faire profil bas. On lui reproche, pour simplifier, d’avoir durant les premiers mois de son ministère en 2020 diligenté des enquêtes contre quatre magistrats avec qui il avait eu maille à partir dans le cadre de son ancien métier d’avocat.

Le délit reproché est celui de l’article 432-12 du Code pénal ainsi rédigé :

«  Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 500 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction ».

« Monsieur, vous pouvez vous approcher »

À 14 heures précises les trois magistrats et les douze parlementaires composant la cour ont fait leur entrée dans la première chambre civile de la cour d’appel de Paris. Pour l’occasion, les six députés et six sénateurs revêtent une robe de magistrat. Comme n’importe quelle audience, celle-ci débute par la vérification de l’identité du prévenu. « Monsieur, vous pouvez vous approcher de la barre » lance le président Dominique Pauthe. Monsieur donc, pas Monsieur le ministre. Le ton est donné. Celui qui est encore en fonction puisque précisément la première ministre Elisabeth Borne lui « conserve toute sa confiance », selon la formule consacrée, s’approche donc de la barre.

Il décline son nom, ses dates et lieu de naissance, puis retourne s’asseoir derrière la table qui lui a été attribuée, déjà couverte de dossiers et de papiers. L’appel des témoins, ils sont vingt-trois, est un annuaire des magistrats parmi les plus en vue du pays : Catherine Champrenault, ancienne procureure générale de Paris, Peimane Ghaleh-Marzban, aujourd’hui président du TJ de Bobigny, à l’époque des faits Directeur des services judiciaires, Jean-François Beynel, actuel Premier président de la cour d’appel de Versailles, à l’époque des faits directeur de l’inspection générale des services judiciaires, François Molins, qui a déclenché la procédure lorsqu’il était procureur général de la Cour de cassation…. Sans oublier les « victimes » autrement dit les magistrats qui ont fait l’objet des poursuites : Éliane Houlette, ancienne patronne du parquet national financier, Ulrika Delauney-Weiss magistrate du PNF, Patrice Amar également du PNF, d’une part et Édouard Levrault, ancien magistrat à Monaco d’autre part. Les présidentes des deux principaux syndicats de magistrats de l’époque, Céline Parisot (Union syndicale des magistrats) et Katia Dubreuil (Syndicat de la magistrature) seront également entendues. Elles ont déposé une plainte commune contre le ministre en décembre 2020, après les signalements et plaintes déjà effectués par Unité Magistrats SNM-FO, l’association anti-corruption Anticor, Ugo Bernalicis (LFI) et Raymond Avrillier, ancien maire adjoint de Grenoble, à l’origine de l’affaire Carignon. Il n’y a pas de parties civiles devant la CJR, par conséquent les syndicats n’ont pas eu accès au dossier. Mais ils ont un avocat en la personne de Me Christophe Clerc. Anticor est représenté de son côté par Me Jérôme Karsenti.

« C’est une épreuve, mais aussi un grand soulagement »

Le premier jour d’un procès pénal n’est jamais passionnant, comme les autres celui-ci a débuté par l’exercice fastidieux de la lecture du rapport dans lequel le président retrace les faits reprochés. Celle-ci a duré plus d’une heure, puis le président a passé la parole à Éric Dupond-Moretti pour une déclaration liminaire. Et toute la salle a soudain dressé l’oreille. Très calme, le ministre est revenu à la barre et a déclaré : « Merci de me donner la parole je pense qu’on reviendra longuement sur l’ensemble des éléments évoqués dans votre rapport mais je voudrais vous dire dans quel état d’esprit je me présente. J’appartiens à une génération où l’on utilisait encore l’expression surannée de banc d’infamie, pour moi et pour mes proches, ce procès est une infamie. C’est bien sûr une épreuve, mais aussi un grand soulagement parce que je suis venu me défendre. Ce procès est d’abord un procès en illégitimité, il a commencé 20 minutes après ma nomination puisqu’on m’a déclaré la guerre. J’ai été avocat 36 ans, certains avocats m’ont reproché de ne plus l’être et certains magistrats de l’avoir été. Durant trois ans et demi et jusqu’à ces dernières heures, on a piétiné ma présomption d’innocence, j’ai subi des caricatures, des approximations, des mensonges parfois et aussi des injures. On m’a prêté des intentions qui n’étaient pas les miennes et au procès en illégitimité s’est ajouté le procès d’intention. Je ne me suis pas défendu, j’ai accepté de me faire couvrir d’opprobre pour ne pas que mon ministère et mon action soient éclaboussés. J’entends me défendre dignement, j’entends me défendre complètement, mais j’entends me défendre fermement. Et naturellement, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la cour je répondrai à toutes les questions que vous voudrez me poser ».

C’est au tour du parquet de donner le ton avec Remy Heitz, dont voici la déclaration en intégralité :

« Je ne souhaiterais pas ajouter à cette première demi-journée d’audience déjà chargée un propos trop long mais je voudrais vous dire, très simplement, quelques mots au début de ce procès porteur d’enjeux importants pour le prévenu bien sûr mais aussi pour nos institutions.

Nous sommes face à une situation totalement inédite puisque comparaît aujourd’hui devant votre cour un ministre en exercice, ministre de la Justice de surcroît. Ce n’est pas bien sûr sans poser difficultés. Difficulté pour les témoins qui vont comparaître à compter de demain après-midi, la plupart magistrats, membres pour certains du ministère public dont la carrière dépend de celui-là même que vous devez juger. Difficulté pour vous, juges-parlementaires, qui pour certains découvrez cette nouvelle fonction, et êtes appelés, dans l’exercice de votre mission de député ou de sénateur, à échanger régulièrement avec le garde des Sceaux. Mais c’est un devoir que vous fait, que nous fait, la loi. Elle vous confie la mission de juger en toute indépendance. Et elle nous confie, à nous, magistrats du parquet, le devoir d’éclairer les débats, en toute objectivité, sur la réalité des charges et sur ce que commande le droit. Nous devrons donc tous prendre le recul et la distance nécessaires, mettre de côté la connaissance que nous pouvons avoir de tels ou tels protagonistes ou intervenants dans ce procès. Bref, nous devrons nous élever avec le souci permanent de la neutralité, de l’objectivité, en un mot de l’impartialité.

Aborder enfin le fond du dossier

La déclaration liminaire de M. Dupond-Moretti appelle de ma part quelques remarques. En premier lieu, l’on ne peut que se féliciter de pouvoir, enfin, aborder publiquement le fond de ce dossier après trois années de procédures riches en incidents divers et contentieux variés mais pauvres en explications de la part du principal intéressé. En second lieu, je voudrais insister sur la nécessité de s’en tenir au dossier qui, à l’image de la procédure conduite par la commission d’instruction, est plus que complet. Aucune hypothèse n’a été négligée, aucune porte n’est restée ouverte à l’issue de cette information judiciaire. Les près de 2000 cotes de cette procédure suffisent à appréhender et comprendre les tenants et les aboutissants de cette affaire, que viendront éclairer de façon encore plus précise les témoignages des 23 personnes que nous allons entendre. Sur le fond, ce dossier est tout à la fois simple et complexe. Simple parce que les faits eux-mêmes, qui se déroulent le temps d’une saison, du mois de juin au mois d’octobre 2020, sont établis et si l’interprétation qu’on peut leur en donner sera discutée bien sûr, leur matérialité, elle, ne soulève que peu de questions.

Complexe car cette affaire met en cause le fonctionnement institutionnel de l’État en général et du ministère de la Justice en particulier, dans les différentes composantes de ceux-ci : cabinets du garde des Sceaux, du Premier ministre, du président de la République, inspection générale de la justice, directions d’administration centrale, Conseil supérieur de la magistrature, juridictions… elle nous plonge dans les entrailles d’un fonctionnement que nos concitoyens connaissent en réalité qu’assez peu. Or, nous sommes aujourd’hui attendus et regardés, bien au-delà des murs de cette grande salle d’audience. Regardés par ceux qui ont entendu beaucoup de commentaires sur cette affaire depuis trois ans et qui souhaitent légitimement y voir plus clair. Qui veulent, en un mot, COMPRENDRE.

Nous avons donc, collectivement, un devoir de clarté, de pédagogie et de précision vis-à-vis de ceux qui vont suivre avec intérêt des débats ayant pour objet le fonctionnement démocratique de leurs institutions, de leur justice. Or, tout au long de l’instruction, nous avons assisté à de nombreuses mises en cause, à de faux débats qui nous ont souvent éloignés des faits eux-mêmes.

Je le dis d’emblée solennellement et fermement : Nous ne pouvons accepter que « des affaires dans l’affaire » nous éloignent du cœur de ce dossier ! A fortiori lorsque celles-ci ont été artificiellement créées à des fins assez évidentes de diversion.

« Une affaire grave qui met en cause la probité du ministre »

Ce procès, c’est le procès d’une double prise illégale d’intérêts reprochée au garde des Sceaux, ministre de la justice, Monsieur Éric Dupond-Moretti, dans l’exercice de ses fonctions. Et si cette affaire est à la fois simple et complexe, elle est avant tout grave. Grave puisqu’elle met en cause la probité du ministre de la justice, garde des Sceaux, ministre du droit et de la loi, chargé de par ses fonctions d’édicter la norme en matière de transparence et de morale de la vie publique. Grave puisque le prévenu encourt, notamment, une peine de cinq années d’emprisonnement. Cette affaire n’a donc rien, comme j’ai pu le lire dernièrement dans la presse, d’anecdotique. Il m’apparaissait important d’effectuer ce rappel pour éviter que ce procès ne soit transformé, au gré des prises de parole, en celui de la justice, au risque d’abîmer l’image d’une institution qui doit, avant tout, inspirer à nos concitoyens respect et confiance. Il ne devra y avoir à l’issue qu’une victoire : celle de la Vérité et celle de la Justice. Notre ligne de conduite, pour notre part, sera donc de s’en tenir à la réalité des faits au regard de la qualification pénale de prise illégale d’intérêts retenue pour les caractériser et sur laquelle nous reviendrons de façon très précise. Tel était le sens de mon message au début de ce procès, que nous abordons, M. l’avocat général et moi-même, avec toute la sérénité requise ».

Me Jacqueline Lafont, l’un des trois avocats du ministre, est la dernière à prendre la parole.  Elle dénonce la déclaration de Rémy Heitz, y voyant « une sorte de préréquisitoire ». Puis elle souligne que si l’on regarde les faits, il faut le faire de chaque côté de la barre « vous avez un garde des Sceaux mis en cause par des syndicats de magistrats, si l’on parle de conflits d’intérêts de loyauté, ils sont présents partout, de tous les côtés de la barre. Vous-même allez devoir vous prononcer sur des faits et des personnes que vous connaissez intimement ». Pour la défense en effet, les conflits d’intérêts dans cette affaire sont du côté des magistrats qui tentent de se débarrasser d’un ministre qui ne leur convient pas, et elle entend bien parvenir à le démontrer.

L’audience est levée un peu avant 16 heures. Elle reprendra mardi matin à 9 heures.

 

Éric Dupond-Moretti, un « cas d’école » du conflit d’intérêts, vraiment ? 

Profondément convaincus de la justesse de leur cause, les syndicats entendent bien le faire savoir. Ainsi ont-ils d’ores et déjà annoncé qu’ils commenteraient à la sortie du prétoire aussi souvent que nécessaire les débats du jour pour compenser l’impossibilité dans laquelle ils sont d’intervenir à l’audience, n’ayant pu se porter partie civile. Leur avocat a d’ailleurs tenu un point presse à 9 heures lundi matin. Sur les réseaux sociaux, la communication va également bon train. Le Syndicat de la magistrature par exemple a réalisé une petite vidéo rigolote pour expliquer le conflit d’intérêt grâce à l’affaire Dupond-Moretti. Ça chahute un peu la présomption d’innocence, mais il faut croire que la cause justifie des moyens.

 

 

 

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