Cour d’assises de Dijon : « Vous avez eu ma robe, vous n’aurez pas ma parole »
Début avril, la cour d’assises de Dijon a jugé Mme B. en appel pour le meurtre de son mari. La septuagénaire, indigente et atteinte de troubles psychiatriques, n’a pas pu se rendre à son procès. Son avocat, Me Bruno Nicolle a réclamé le renvoi en vain, puis décidé de se taire pour protester. Une affaire qui a suscité beaucoup d’émotion dans le barreau. Récit.
Une accusée de 72 ans souffrant de troubles psychiatriques a été jugée en son absence dans la semaine du 4 avril à Dijon et condamnée, en appel, à 15 ans de réclusion criminelle pour le meurtre de son compagnon. Comment une telle chose a-t-elle pu se produire ? L’affaire est relatée par le journaliste Bruno Walter dans deux chroniques parues dans Le bien public, les 4 et 6 avril (ici et là).
Douze ans de réclusion en première instance
Mme B. fait partie de ces êtres dont la vie coche toutes les cases ou presque du désespoir. Elle vit avec son compagnon dans une longère en Bresse. Tous les deux sont atteints de troubles psychiatriques. Le couple de sexagénaires se drogue aux médicaments. Leur union est pathologique, ils vivent en marginaux, ne paient pas leur loyer et sont violents, tous les deux. Le 23 août 2014, Mme B. tue son compagnon à coups de masse. Il l’aurait traitée de « pute » et regretté qu’elle ne couche plus avec le propriétaire pour leur épargner de payer le loyer. Elle n’a pas supporté les insultes qui la renvoyaient au souvenir d’une mère « volage ». Quant au fond de l’accusation, l’intéressé a toujours démenti. Lorsque les secours arrivent, lui est déjà mort ; elle a tenté de se suicider, son pronostic vital est engagé. Il y avait tant de poubelles dans la maison qu’on ne voyait même plus la baignoire, témoignera le maire. Jugée une première fois aux assises en novembre 2019, Mme B. est condamnée à 12 ans de réclusion criminelle ; elle encourait la perpétuité. La cour a retenu l’altération du discernement. Une décision équilibrée, mais qui ne convient pas à l’intéressée. Malgré l’avis de ses avocats, elle fait appel. Non qu’elle soutienne son innocence, mais elle estime n’avoir pas pu s’exprimer et, surtout, elle veut répondre à certaines accusations. C’est son droit.
L’occasion manquée
Avant le premier procès, son avocat avait obtenu sa remise en liberté grâce à son fils qui acceptait de l’héberger chez lui, à Cholet. Mais la situation tourne mal, et il la chasse. La voilà à la rue. Elle cesse de pointer dans le cadre de son contrôle judiciaire. « Le parquet général de Dijon demande qu’elle soit convoquée par les gendarmes locaux pour rappel des obligations du contrôle judiciaire, il a loupé le coche, c’était là qu’il fallait l’incarcérer » explique son avocat Me Bruno Nicolle. « Je ne m’y serais pas opposé car ça aurait été la seule façon de la protéger d’elle-même. Et pour le parquet d’être certain qu’elle serait présente à son procès ». Elle finit par trouver un abri, chez un témoin de Jéhovah. Lorsqu’en février dernier elle est convoquée à l’interrogatoire préalable, Mme B. fait une nouvelle tentative de suicide. D’après son fils, c’est sérieux, elle n’est pas passée loin de la mort. Informée par Me Nicolle, la présidente de la cour d’assises Céline Therme décide de nommer un expert. Qui conclut qu’elle est apte à comparaître sous deux réserves : qu’elle prenne son traitement et qu’elle soit cadrée et surveillée pour prévenir toute nouvelle tentative de suicide. Pour l’heure, elle est hospitalisée, non plus pour raisons médicales mais parce qu’elle n’a nulle part où aller et que le personnel de l’hôpital n’a pas eu le cœur de la jeter à la rue. Une procédure de protection de majeur est en cours et on lui cherche un hébergement dans une maison spécialisée.
« J’ai un mauvais pressentiment, je me dis qu’ils vont passer en force »
Problème : comment organiser le transport de Cholet où elle est hospitalisée à Dijon où elle doit être jugée dans les conditions fixées par l’expert, à savoir sous surveillance ? Étant précisé que selon son fils, elle est indigente et dans l’incapacité ne serait-ce que d’utiliser une carte de crédit. Certes, celui-ci va faire le trajet pour témoigner au procès, mais il refuse de prendre sa mère en charge, elle a déjà failli provoquer son divorce, il n’en peut plus. Il faut dire que Madame B. est, de l’avis général, une femme insupportable. Recevant notification par le greffe du rapport d’expertise médico-légal indiquant qu’elle est apte à comparaître, sous certaines réserves, le vendredi 24 mars, son avocat alerte immédiatement par retour le greffe sur le problème de prise en charge qui va se poser. Ne recevant pas de réponse, il réitère cette fois par lettre officielle à l’attention de la présidente, du parquet général et de son confrère de la partie civile (la mère du défunt) le mardi 28 mars, sachant que le procès s’ouvre le lundi 3 avril suivant. Silence radio. « À ce moment-là, j’ai un mauvais pressentiment, je me dis qu’ils vont passer en force » se souvient-il. La justice a de solides raisons d’en avoir assez de ce dossier. Il a déjà été reporté trois fois ! La première en avril 2020 en raison du confinement. Puis en octobre 2020 car l’accusée a dû subir une opération. Enfin, en avril 2022 elle a fait une tentative de suicide trois jours avant l’ouverture des débats. « Les deux premières fois, ce n’était pas de sa faute, souligne Me Nicolle. Cette fois-ci, elle voulait vraiment venir s’expliquer mais elle était incapable de le faire toute seule ».
C’est dans ces conditions que s’ouvre le procès le 3 avril . Me Nicolle s’entend demander : « Mme B. n’est pas là ? ». « Non, je vous l’ai écrit, rétorque l’avocat. Je suis donc obligé de demander le renvoi ». La cour rejette la demande. Pour les magistrats, elle s’est mise toute seule dans cette situation, c’est elle qui a fait appel et son avocat n’a pas démontré qu’elle avait accompli des démarches pour y parvenir. « La présidente espérait que son fils l’amènerait et qu’elle pourrait ensuite user de son pouvoir d’incarcérer un accusé libre sur demande du parquet. Le fils lui n’a pas voulu et d’ailleurs ne comprend même pas qu’on ait pu considérer que sa mère était en état de sortir de l’hôpital » explique Me Nicolle.
« Le procès n’était pas équitable »
Lorsque Me Nicolle apprend que la demande de renvoi est rejetée, il indique à la cour qu’il refuse de défendre Mme B. dans ces conditions et rejette par anticipation la commission d’office que la présidente a la faculté de prononcer. Bien qu’il risque une sanction disciplinaire, il quittera le procès, prévient-il. Céline Therme entend passer outre le refus de l’avocat. Dans ces cas-là, la bonne pratique consiste à suspendre les débats et appeler le bâtonnier, ce qui est fait. Lorsque celui-ci arrive, la présidente, l’avocat général et Me Nicolle partent en salle des délibérés s’expliquer. L’entretien dure près d’une heure, en vain. À la reprise des débats, commis d’office contre sa volonté, Me Nicolle déclare « Je n’ai pas le courage d’Antigone. Je me soumets à votre décision, mais je resterai muet durant tout le procès ». Le bâtonnier Jean-Philippe Schmitt et ses confrères sont parvenus à le convaincre de ne pas risquer des poursuites, mais l’avocat s’estime incapable d’assurer la défense de sa cliente dans de telles conditions. Il opte donc pour la solution de la présence silencieuse. « C’est un avocat de la vieille école, commente Bruno Walter, il est très attaché à la défense, à la déontologie, à la symbolique de la robe ». Dans son barreau et même au-delà, il est réputé en effet pour être un pénaliste à la fois passionné par son métier et mesuré. Durant quatre jours, la cour d’assises va juger pour meurtre une femme absente devant son avocat silencieux. « Cela laisse un sentiment désagréable, celui que le procès n’était pas équitable » confie le chroniqueur judiciaire.
« Vous avez fait de la justice une besogne »
Au dernier jour, quand vient l’heure pour la défense de plaider, Me Nicolle se lève et dit simplement « Vous avez fait de la justice une besogne. Vous m’avez sommé d’y assister. Vous vous êtes passé de Mme B. et en avez privé sa défense. Vous avez eu ma robe, vous n’aurez pas ma parole ». Elle a finalement été condamnée à 15 ans de réclusion. « La cour qui l’a vue a retenu l’absence de discernement, observe Me Nicolle, celle devant laquelle elle n’a pas pu comparaître l’a écartée ». À 72 ans, la vieille dame suicidaire part donc en prison pour plusieurs années sans avoir pu s’expliquer comme elle l’avait souhaité en faisant appel. Gageons que cette fois la justice va trouver les moyens d’opérer son transfert depuis l’hôpital vers l’établissement pénitentiaire. Quant à son avocat, il sort de ce procès traumatisé. « Rétrospectivement, je pense que j’aurais dû partir, c’était terrible de me taire durant quatre jours alors que je connaissais parfaitement le dossier mais que je ne pouvais défendre dans ces conditions » confie Me Nicolle.
Il n’y a sans doute dans cette histoire rien de contraire à la loi. Pas de faute non plus. Mais le résultat demeure qu’on a jugé une vieille femme atteinte de troubles psychiatriques en son absence et alors que son avocat se taisait. Donc il y a un problème. Est-il dû à un manque de moyens ? « À Dijon, il y a une session d’assises de 15 jours par mois, et encore pas tous les mois. On a eu aussi une cour criminelle départementale et une autre est prévue, mais on ne peut pas dire que le rythme soit intenable » indique Bruno Walter. Le bâtonnier Schmitt confirme : « la situation de la justice n’est idéale nulle part, nos délais sont trop longs, mais il n’y a pas de difficultés particulières concernant les assises ». Alors quoi ? Des tensions locales entre avocats et magistrats qui auraient éclaté à cette occasion ? Pas davantage. « Nos rapports avec les chefs de juridiction de première instance et d’appel sont excellents, les difficultés sont très rares à Dijon », explique le bâtonnier qui est dans sa deuxième année de mandat, ce qui lui confère un certain recul. Pourquoi ne pas l’avoir remise en prison quand elle a cessé de pointer ? La justice française est habituellement moins timorée avec la détention provisoire. « Je pense que si c’était lui qui l’avait tuée elle, il ne serait pas sorti de détention provisoire » confie Me Nicolle. « On a reproché à son avocat de l’avoir fait sortir, mais c’est son rôle, et puis ce n’est pas lui qui a pris la décision. J’ai l’impression que d’une certaine façon la justice a voulu reporter la gestion du problème sur l’avocat » analyse Bruno Walter.
La justice en aurait-elle eu marre des renvois et d’être l’otage de cette femme infernale ? Le seul magistrat qui a accepté de répondre à nos questions est Jean-Michel Ezingeard, Substitut général chargé du secrétariat général de la cour d’appel de Dijon. Il nous écrit pour rappeler les faits qui ont abouti au refus du renvoi : Mme B. était appelante, trois fois le procès avait été reporté, un expert l’avait jugée apte à comparaître. Jean-Michel Ezingeard précise enfin « La décision de retenir l’affaire a été prise par la cour en application des dispositions de l’article 379 – 7 du Code de procédure pénale, et l’audience a été tenue en présence de son avocat qui pouvait bien entendu faire valoir tout moyen de défense qu’il estimait utile ». Cet article évoque le cas de l’accusé absent de son procès sans motif valable « Dans ce cas, le procès se déroule ou se poursuit jusqu’à son terme, (…) en présence de l’avocat de l’accusé qui assure la défense de ses intérêts ».
La position des magistrats est parfaitement audible. Mais n’est-ce pas précisément le rôle de la justice de savoir gérer les personnalités difficiles, voire pathologiques ? L’avocat ne pouvait pas organiser son transfert d’un hôpital à un autre, la justice, si. Encore eut-il fallu qu’elle le voulût…
Mme B. a été arrêtée à Cholet jeudi 13 avril, son avocat a formé un pourvoi contre la décision de la cour d’assises.
Le précédent Berton
La possibilité pour un président d’assises de commettre d’office un avocat puis d’être le juge de la légitimité de ses motifs s’il invoque la clause de conscience pour refuser constitue un sujet récurrent de conflits entre avocats et magistrats. L’exemple le plus célèbre concerne le pénaliste lillois Frank Berton. Nous sommes en 2013. Frank Berton et Éric Dupond-Moretti défendent en appel, devant la cour d’assises de Saint-Omer, un homme condamné en première instance à 29 ans de réclusion criminelle. L’ambiance dans le prétoire est tendue. Elle explose lorsque l’avocat général Luc Frémiot lance à l’audience : « lors de ses conférences de presse, Me Dupond-Moretti a dit qu’il n’aimait pas les jurés de Saint-Omer ». Au terme d’un imbroglio procédural, la présidente décide de commettre d’office Frank Berton. Celui-ci refuse, au motif que la cour manque d’impartialité et porte atteinte aux droits de la défense.
C’est ainsi qu’il se retrouve 3 ans plus tard poursuivi par la procureure générale de la cour d’appel de Douai pour faute disciplinaire. Lors de la séance du 13 novembre dernier, ses avocats, François Saint-Pierre et Hubert Delarue, ont soulevé une QPC pour contester la constitutionnalité de l’article 9 de la loi de 1971. Pour eux, le juge de la légitimité des motifs de refus d’une commission d’office ne peut pas être le juge, notamment pour des raisons de secret professionnel. « Admettons que l’avocat refuse parce que son client lui a avoué qu’il était coupable tout en lui imposant de plaider l’innocence, il ne peut pas s’en expliquer au président des assises, explique François Saint-Pierre. De même, si c’est la décision du président qui justifie le retrait de l’avocat, il ne peut pas être juge de sa propre décision ». Pour les avocats, la bonne personne serait le bâtonnier. Mais ce n’est évidemment pas l’avis des juges. Le conseil constitutionnel a finalement décidé que l’avocat s’expliquerait devant l’instance disciplinaire. Une solution « bancale » selon François Saint-Pierre. Toujours est-il que l’affaire revient devant le conseil de discipline qui relaxe. Mais la cour d’appel de Douai condamne l’avocat au seul motif qu’il a quitté le procès, sans se pencher sur la légitimité de ses raisons comme l’y invitait le conseil constitutionnel. Cassation, puis réexamen par la cour d’appel de Paris, qui considère à son tour que Me Berton a fauté, mais lui inflige un simple avertissement. Un nouveau pourvoi a été formé, il est en instance.
Le bâtonnier Jean-Philippe Schmitt qui a été soudainement confronté au même scénario trouve lui aussi que quelque chose ne va pas. « En cas de commission d’office par le président d’une juridiction pénale, le juge des motifs d’excuse et d’empêchement présentés par l’avocat après sa commission d’office est le président qui vient de le commettre. Il y a une situation de conflit d’intérêts puisqu’il juge de sa propre décision, au surplus au regard d’une question déontologique objectée par l’avocat. Cette affaire a ému le barreau pénal qui est venu le dernier jour s’asseoir symboliquement près de Me Nicolle pour le soutenir, j’étais là également. C’est la force de notre profession, notre solidarité ». Cette obstination à vouloir contraindre un avocat à faire ce que sa conscience lui interdit est d’autant plus discutable qu’une jurisprudence désormais bien établie permet au procès de se poursuivre en l’absence de l’avocat, les enjeux ne sont donc plus les mêmes que lorsqu’il fallait interrompre les débats. Refuser et partir demeure risqué car il y a de fortes chances pour que le parquet engage des poursuites. Rester et se taire revient à cautionner d’une certaine manière un procès inéquitable. Il n’y a donc que des mauvaises solutions et des coups à prendre pour les avocats.
À moins que… « Dans une telle situation, je crois que le mieux pour un avocat est de rester à la barre et de défendre son client malgré tout, ne serait-ce que pour dénoncer ce procès inéquitable », estime François Saint-Pierre.
Référence : AJU362413