Justice : du buzz, encore du buzz, jusqu’à la nausée
Il ne se passe plus une semaine sans qu’une affaire judiciaire défraie la chronique. Après le meurtre effrayant de Lola, ce fut l’affaire de Roanne, puis celle de la disparition de Justine. À chaque fois, le traitement médiatique remet un peu plus gravement en cause les fondements de l’État de droit. Ce qui suscite la colère de notre chroniqueuse, Me Julia Courvoisier.
Chers lecteurs,
Je dois vous confier ce soir mon désarroi.
J’avais prévu de vous écrire quelques mots cinglants au sujet du traitement médiatique de l’affreuse affaire de Lola, cette jeune fille de 12 ans retrouvée morte dans une malle, qui a défrayé la chronique la semaine dernière, au point que certains, assoiffés d’électeurs, n’ont pas hésité à acheter des noms de domaine avec le prénom de la victime pour en faire commerce. Pendant que leurs amis organisaient une manifestation en l’honneur de cette jeune fille et que d’autres appelaient au retour de la peine de mort.
Lola n’était pas encore enterrée que tous les experts défilaient déjà sur les plateaux de télévision afin de donner leur avis sur le profil de la suspecte : schizophrène, bipolaire, dangereuse et que sais-je encore, je n’ai pas réussi à tout suivre.
Alors encore sous le choc de cet odieux crime, l’avocate téléspectatrice que je suis découvrait les images diffusées sur TikTok de la suspecte dansant dans sa chambre. Souriante, joyeuse : une jeune fille comme les autres… « Mais comment est-ce possible ? ». Comme si les criminels devaient ressembler à des monstres, suintant la transpiration par toutes les pustules recouvrant leurs corps…
Des hommes politiques sont évidemment venus nous dire que si la suspecte, sous le coup d’une OQTF (Obligation de quitter le territoire français), avait été expulsée, Lola serait encore vivante. Et qu’évidemment, s’ils avaient été au pouvoir, cette jeune femme ne se serait jamais trouvée en France…
Ces politiques aux pouvoirs judiciaires magiques
J’en viens parfois à me dire que nous, les électeurs, devons être assez bêtes pour ne pas élire tous ces politiques aux pouvoirs judiciaires magiques qui, s’ils étaient élus, réduiraient la criminalité à peau de chagrin. Et pourtant, ni droite, ni gauche, ni centre, ni personne n’a jamais réussi à enrayer ce qui fait aussi partie de l’être humain : sa violence.
Lola n’était pas enterrée, ses parents n’avaient pas encore pu avoir accès au dossier de l’instruction (ils n’avaient d’ailleurs pas encore d’avocat) que certains ont demandé une justice expéditive avec la prison à perpétuité, sans avocat, sans droits de la défense et pourquoi pas sans procès.
Répondre à la criminalité par la haine et la bêtise, voici ce qui nous est donc proposé aujourd’hui.
J’avais décidé d’attendre un peu avant de vous dire à quel point je suis inquiète de l’importance que prennent ces « faits divers criminels » dans notre quotidien : leur traitement médiatique pose évidemment de nombreuses questions comme celle du respect du secret de l’instruction, mais aussi de la présomption d’innocence. Nous avons effectivement eu droit au summum : un policier venu témoigner à la télévision pour raconter les premiers jours de l’enquête et livrer des détails sordides sur les heures précédant la mort de Lola. Il finira d’ailleurs certainement par s’expliquer devant le tribunal correctionnel puisqu’une enquête a immédiatement été ouverte afin de connaître son identité.
J’avais à peine couché mes premiers mots sur cette page qu’un nouveau buzz médiatico-judiciaire est apparu : l’affaire de Roanne, dans laquelle un père de famille a passé à tabac celui qu’il suspectait d’avoir agressé sexuellement sa fille de 6 ans. Ce qui nous a valu le témoignage de l’ami du père sur un plateau de télévision à une heure de grande écoute venant minimiser des coups de barre de fer et les 10 jours d’ITT du suspect devenu victime, des débats enflammés sur la question de la vengeance ainsi que le retour du classique sondage sur le « droit de se faire justice soi-même ». Nous avons même eu droit au très étonnant « faut-il supprimer l’état de droit pour protéger les victimes ? ».
Il vous est dit, de plus en plus souvent, chers lecteurs, que l’état de droit ne protégerait que les voyous ! Quelle inculture, mon Dieu !
« Notre justice est piétinée, nos principes de droit sont souillés »
Trois jours non-stop à se farcir ces pseudos débats judiciaires excessifs sans aucune retenue : « oui maître, ce père a eu raison de tabasser ce gamin pour protéger sa fille ! ». On laisse parler sa colère, ses émotions.
On fait de l’opinion. Et on se réjouit, le lendemain, de son audimat.
Et puis Justine a disparu en sortant de boîte de nuit.
Nouveaux débats, nouveaux témoignages anonymes en cagoule à 19 heures 50 sur la 8.
On se questionne sur la façon d’interroger un gardé à vue.
On se demande comment les policiers scientifiques font des relevés de sperme sur le siège avant d’une voiture.
On s’interroge sur la façon d’obtenir des aveux.
On consulte même un avocat pour savoir s’il impose à son client de garder le silence au lieu d’avouer.
Rien ne s’arrête. La nuance n’est plus acceptée. Le temps judiciaire n’est plus respecté.
La course à l’audimat est devenue la priorité de nos chaînes.
Il faut trouver LE témoin qui fera la une du 20 heures.
Il faut trouver LES informations sensationnelles pour faire une émission spéciale à 21 heures.
Je vis aujourd’hui dans un cauchemar médiatico-judiciaire.
Ma justice est piétinée.
Nos principes de droit sont souillés.
Ce soir, j’ai la nausée.
Référence : AJU328187