Justice, faut-il se résoudre à « économiser » l’homme ?
Plusieurs mesures adoptées sur fond de crise du coronavirus suscitent une profonde inquiétude, notamment chez les avocats. Elles posent en effet la question de la place de l’homme dans la justice.
Des décennies de disette ont mis la justice à l’os. Pas assez de juges, pas assez de greffiers, pas assez de fonctionnaires de greffe, pas assez d’argent pour payer les factures….La pauvreté, ça abime. Tout. Les hommes s’usent, les bâtiments prennent l’eau quand il ne s’effondrent pas ; ça abime même les principes les plus solides.
Juge unique, juge inique ?
Il y a 30 ans dans les universités, on enseignait l’adage « juge unique, juge inique ». Aujourd’hui, le juge unique se généralise. Et l’audience ? Ce moment où le juge et le justiciable se rencontrent parce qu’il y a des choses que l’écrit seul ne peut exprimer. Moment si utile et précieux que le Conseil d’Etat songe sérieusement à la développer. Tout ceci passe doucement à la trappe, à bas bruit. Millimètre par millimètre, les principes s’effacent. Ce n’est la faute de personne, le vivant s’adapte, à tout, c’est une question de survie. Ici on s’est adapté de force à l’insuffisance des moyens.
Avant que le coronavirus ne suspende le cours des choses, les avocats ont quand même dit stop, parce que l’homme a une conscience et que celle-ci l’empêche de n’être qu’un animal condamné à tout accepter pour survivre. Ils se sont révoltés contre les libertés rognées, contre les textes adoptés et appliqués trop vite, contre la réforme des retraites, économiquement insupportable pour leur profession et qui risquait par ricochet de pulvériser l’aide juridictionnelle.
L’assistance en garde à vue par téléphone…
Mais la vague épidémique a tout submergé. Et voici que les ordonnances du 25 mars 2020 raniment les pires craintes : la disparition de l’audience, l’extension du juge unique, l’assistance en garde à vue par téléphone, la prolongation automatique de détention provisoire…Un décret est venu ce dimanche y ajouter la pierre fondatrice d’une justice rendue par algorithme. Alors bien sûr, l’institution judiciaire ne saurait tourner le dos à la révolution numérique. Bien sûr aussi tout ce qui permet en ces temps de crise sanitaire de respecter le confinement est nécessaire, si ce n’est impératif. C’est une question de vies humaines. Bien sûr on ne peut tout à la fois reprocher au gouvernement de mettre en jeu la sécurité quand il n’intervient pas et d’attenter aux libertés quand il met en oeuvre les moyens de combattre l’épidémie. Mais comment ne pas s’inquiéter de voir le coronavirus ajouter le poids exceptionnel d’une menace mortelle à la pression chronique du manque de moyens pour effacer un peu plus les principes d’une bonne justice ?
C’est l’homme qu’on économise
Qui ne frémit en voyant les audiences achever de disparaitre, la visioconférence étendre son empire, l’invention de l’assistance en garde à vue par téléphone ou encore l’IA officiellement appelée à désengorger les juridictions ? Comment être assuré que lorsque des temps meilleurs reviendront on ne cédera pas à l’attraction de la technologie surtout quand elle prétend offrir la possibilité de faire des économies ? La visioconférence économise des escortes. L’algorithme économisera du temps de juge. La disparition de l’audience aussi.
Une question de dignité
En réalité, c’est l’homme qu’on économise. Sa capacité à raisonner, à s’émouvoir, à adapter une décision le plus exactement possible à la situation qui lui est soumise. L’humain est devenu aux yeux de ceux qui nous gouvernent un luxe au-dessus de nos moyens. Et la machine, sournoise, agite l’illusion de nous libérer des tâches superflues pour nous permettre de nous concentrer sur l’essentiel. L’essentiel ? Penser est ce qui confère de la dignité à l’homme, si on délègue cette faculté à la machine, que nous restera-t-il ? Que peut-il y avoir de plus essentiel ? « Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses ; c’est la racine du mal » écrivait Simone Weil (1). Gardons-nous en matière de justice d’en arriver là.
(1) Simone Weil « Expérience de la vie d’usine », citée par Eric Sadin dans « L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle » Editions de l’Echappée 2018. On ne saurait trop recommander la lecture de cet ouvrage qui se livre à une analyse indépendante de l’IA. Du même auteur, on lira aussi avec intérêt « La siliconisation du monde » Editions de l’Echappée 2016.
Référence : AJU65843