Plaidoyer pour la défense de la justice civile et pénale du quotidien

Publié le 29/01/2025

Alors que l’attention des médias et de l’opinion est monopolisée actuellement par la lutte contre la criminalité organisée, Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats (USM), rappelle l’importance de la justice du quotidien en relatant son expérience personnelle, d’abord à l’instruction puis dans des fonctions de juge civil. Une justice trop souvent invisibilisée par les affaires médiatiques. 

Justice
Photo : ©P. Cabaret

Trop souvent nos concitoyens ne perçoivent leur justice qu’au travers de « faits divers » souvent tragiques, parfois sordides, et donc par le prisme de la justice pénale.

Cet aspect de la justice intéresse prioritairement les médias et les plateaux d’information en continu, souvent pour en blâmer la lenteur, l’inefficacité et le supposé laxisme.

C’est oublier toutes ces procédures dans lesquelles la justice pénale remplit son rôle, tant bien que mal, en jugeant, condamnant ou relaxant, incarcérant ou mettant à l’épreuve chaque jour des centaines d’individus, mineurs et majeurs, dont on n’entendra plus jamais parler.

C’est surtout oublier que la Justice ne se réduit pas au pénal.

Parfois nos concitoyens s’aperçoivent qu’il existe un autre pan judiciaire, tout aussi important et qui constitue aussi la « justice du quotidien » de la grande majorité des Français : la justice civile largement entendue regroupant les contentieux civils, d’assistance éducative, sociaux, commerciaux, prudhommaux …

Une autre face de la misère humaine

Souvent, cette prise de conscience se fait par le biais du service des affaires familiales du fait de l’importance au quotidien des séparations conjugales et de leurs conséquences : pensions alimentaires, prestations compensatoires, liquidation-partage de communauté, exercice de l’autorité parentale. La plupart d’entre nous a ou a eu recours dans sa vie au service des affaires familiales, connu aussi par le prisme du traitement des violences conjugales. Nous le savons tous, la période « grise » de la séparation, avant que les droits et obligations de chacun ne soient clairement et judiciairement fixés, est souvent propice aux violences verbales, psychologiques ou physiques, ou aux conflits autour de l’exercice de l’autorité parentale.

Pour ma part, cette prise de conscience de l’importance du pendant civil de notre édifice judiciaire, je ne l’ai eue qu’assez tardivement dans ma vie professionnelle, même si auditeur de justice, à l’ENM, j’étais passé par toutes les fonctions de magistrat du siège comme du parquet.

Je me souviens très bien d’une phrase prononcée par mon président de juridiction lorsque, au bout de douze ans à l’instruction, j’obtenais ma « despécialisation » pour passer au civil, comme juge d’instance (actuel juge du contentieux de la protection).

Mon président me dit : « Vous allez découvrir, M. Friat, une autre face de la fragilité et de la misère humaine et vous verrez combien nos concitoyens ont besoin de protection judiciaire ».

Je mis quelque temps à réaliser combien cet avertissement était juste.

Sortant de plusieurs années trépidantes comme « chef d’orchestre pénal » à résoudre, avec les enquêteurs de la police et de la gendarmerie, les crimes et délits qui m’étaient confiés par le parquet, à organiser comme un metteur en scène des reconstitutions criminelles, à trouver le bon expert, je m’étonnais surtout de ne plus entendre mon téléphone sonner et de ne plus être dans une dynamique, voire une spirale d’action.

Un rôle plus subtil, au plus près des parties

La « désintoxication du pénal » fut rude.

Mon positionnement avait changé, je n’étais plus dans une forme de « toute puissance », relative, du juge-enquêteur où le rôle de chacun est bien défini : témoin assisté ou mis en examen, plaignant ou partie civile, enquêteur, expert, avocat, parquetier…, mais dans un rôle, plus subtil, de conciliateur au plus près des parties et, en dernier recours seulement, de décisionnaire.

Il fallut apprendre la frustration de faire avec les pièces et les demandes des parties sans pouvoir faire investiguer, d’autorité, sur tel ou tel point.

Il fallut aussi mettre à jour mes connaissances et appréhender des pans du droit oubliés depuis la fac, avec, dans les premiers temps, un sentiment d’irréalité : un peu comme être l’arbitre d’un jeu dont on est le seul à ne pas maitriser toutes les règles …

Heureusement, je disposais d’un mot magique, me permettant de chercher, de me renseigner, voire de solliciter les « collègues-amis » de la liste de discussion spécialisée « instance ». Ce mot, c’est : « délibéré au … ». Il faut dire qu’à l’époque les formations de changement de fonction à l’ENM, théorique et pratique, n’existaient guère.

Mais une fois cette logique nouvelle et ces règles rapidement acquises – merci l’ENM de nous former à être des généralistes -, quelles satisfactions j’ai connues de :

*démêler une situation familiale intriquée aux tutelles – où chaque membre de la famille rejoue trop souvent son rôle d’enfance ou d’adolescence – dans l’intérêt du protégé ;

*statuer en urgence sur une inscription sur les listes électorales ;

*vérifier la réalité d’une créance, et surtout de ses accessoires en saisies-rémunération ;

*trancher en matière de contentieux électoral professionnel, en « tremblant» puisque, étant en premier et dernier ressort, le juge d’appel, c’est la Cour de cassation ;

*en essayant d’aider les « cabossés de la vie» en matière de surendettement sans pour autant oublier les créanciers, notamment les bailleurs particuliers ….

Je me souviens aussi de la joie des nouveaux citoyens français lors de la cérémonie de remise, en préfecture, de leur certificat de nationalité où j’étais régulièrement invité avec ma greffière, en tant qu’intervenants dans le processus. Un des rares moments où l’on prend conscience qu’être Français, c’est une chance et un honneur.

Cette justice de proximité, du quotidien, c’est aussi un travail d’équipe, comme à l’instruction, avec le greffe, mais également avec les associations tutélaires ou les gérants de tutelles des hôpitaux psychiatriques, les gériatres…

Agression physique

C’est aussi dans cette fonction que j’ai été, pour l’unique fois de ma carrière, agressé physiquement dans mon cabinet par une justiciable sous curatelle, arrivée au rendez-vous alcoolisée, sans doute à visée anxiolytique, et explosant lorsque je lui faisais remarquer que son état n’était pas adapté. Elle a été condamnée pénalement pour ces faits. Et dire que, ce jour-là, je comptais lui annoncer la mainlevée de sa mesure. Elle ne m’en a pas laissé le temps !

Toutes ces petites tranches de vie, par exemple, en matière d’actes de notoriété, où une très vieille dame calédonienne m’expliquait ne jamais avoir connu son père ; c’était  un citoyen japonais, raflé et déporté préventivement en Australie après l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941, puis au Japon en 1945 … Elle demandait humblement que le nom de son père soit enfin mentionné en marge de son acte d’état civil.

Une réparation. L’affaire d’une vie.

Je sais que la mode est à la déjudiciarisation. C’est le thème d’une des trois « missions flash » actuellement diligentées par notre ministère.

Déjà, par exemple, les saisies-rémunération ont été confiées aux commissaires de justice, les actes de notoriété ne sont plus de la compétence du juge…, mais attention à ne pas couper les justiciables de leurs juges et personnels judiciaires.

Donner corps au « vivre ensemble »

Éloigner les magistrats des justiciables, c’est renforcer l’idée que notre justice est distante, inaccessible, inhumaine et mécanique.

Le rôle du juge consiste à protéger les plus faibles des justiciables, dans les limites du droit, et à s’employer à ce que notre société fasse sens et que le « vivre ensemble » ne soit pas qu’une idée au fronton de nos mairies.

Encore faut-il donner à la justice les moyens d’intervenir dans des délais acceptables, de prendre le temps d’écouter chacun pour qu’il se sente « considéré », quelle que soit sa classe sociale ou sa culture, et qu’ainsi, il accepte la décision rendue.

Une administration, voire un organisme privé délégataire du service public, ou une machine issue de l’Intelligence Artificielle le feront-ils mieux qu’un juge ?

La France, répétons-le toujours, compte deux fois moins de juges et de greffiers que dans les pays européens de richesse comparable (chiffres issus des études CEPEJ).

Comment, dans ces conditions, continuer à « fabriquer » cette justice humaine et attentive dont nous avons tous tant besoin ? Faut-il subir la tyrannie du bon sens, cet « impitoyable esclavagiste de la pensée », et les oukases de la logique budgétaire pour, de réforme en réforme, restreindre le champ d’intervention judiciaire et mettre toujours moins d’humain dans des mesures destinées, avant tout, à gérer et pallier le manque de moyens judiciaires ?

Au civil, comme au pénal, il ne peut y avoir de bonne justice sans magistrats, greffiers et fonctionnaires, avocats, interprètes et experts formés, correctement rémunérés, et en nombre suffisant.

Les moyens de la Justice ne régleront sans doute pas tout, mais sans moyens suffisants, la justice ne fonctionne pas et c’est notre État de droit qui s’abime un peu plus.

 

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