Procès des attentats de Trèbes et Carcassonne : « Relâche la petite dame, elle n’y est pour rien »
Au cinquième jour du procès, vendredi 26 janvier, a débuté l’audition des parties civiles. On a entendu en particulier Julie Grand*, l’otage du Super U qui est restée 50 minutes en compagnie de Radouane Lakdim.

Pull bordeaux, pantalon noir, perruque courte châtain cuivré destinée à modifier son apparence, Julie, 45 ans, s’approche de la barre. Depuis le début de ce procès, elle se protège de la curiosité du public et des médias, et fuit donc les bancs des parties civiles, trop exposés, pour se dissimuler au fond de la salle.
Pour la mémoire d’Arnaud Beltrame
Cette position la contraint, pour venir témoigner ce vendredi 26 janvier après-midi, à remonter la très longue allée centrale de la salle d’audience, et donc à griller sa couverture. Parvenue devant la Cour, sa première déclaration porte précisément sur ce sujet « je supplie de ne pas me voler mon anonymat, de ne pas me compliquer la vie en me prenant en photo. On n’a pas idée de ce que peut être mon quotidien quand les gens savent qui je suis ». Les mots sortent péniblement, d’une voix assourdie et lointaine, entrecoupée de longs silences. « Si je me sens obligée d’être là, c’est pour témoigner en la mémoire d’Arnaud Beltrame » explique-t-elle. Elle semble si mal à l’aise que le président juge nécessaire de lui rappeler qu’elle demeure libre de renoncer à témoigner. Julie Grand se tourne à plusieurs reprises vers son avocat, Me Henri de Beauregard, debout à quelques pas d’elle pour la soutenir. On sent qu’elle ne sait pas très bien si elle est en mesure d’assurer l’exercice.
« Coup de feu, Allah Akbar, appelle les flics ! »
Puis elle se décide finalement à entamer son récit. « Ce jour-là, j’avais fait l’ouverture du magasin. Quand ça a commencé j’étais à l’accueil, au téléphone avec une collègue, il y a eu un premier claquement que j’ai pris pour une palette qui tombait, j’ai levé le nez au deuxième claquement, vu un bras en l’air avec une arme, entendu un coup de feu, j’ai dit à une collègue : « coup de feu, Allah Akbar, appelle les flics ! ».
La voix de Radouane Lakdim se rapproche, Julie entend ses pas. Elle calcule qu’elle ne pourra pas fuir le bâtiment, alors elle va se cacher dans un bureau, derrière la porte. Trop tard, l’homme l’a vue. « C’est bon, j’ai mon otage. Sors de là je ne te ferai pas de mal, viens on appelle les flics » lui lance Radouane Lakdim. Elle se souvient des techniques de contrôle du stress, surtout garder son calme pour ne pas énerver quelqu’un de très nerveux. Il lui ordonne d’appeler le 17, elle s’exécute, explique au téléphone la situation, ne raccroche pas pour que les gendarmes soient informés de ce qu’il se passe et conserve le téléphone sur elle. « Il s’est mis à attendre l’arrivée des forces de l’ordre, il me parlait, il a justifié de son action ». Julie Grand tente de se rassurer, il est si jeune « le petit con » comme elle l’appelle, doit avoir mis des balles à blanc dans le pistolet. Mais au bout de quelques minutes, il lui raconte qu’il a « abattu deux pédés », mais aussi des CRS à Carcassonne et des clients du Super U. « Le terroriste était nerveux, je choisissais mes mots pour apaiser la situation, régulièrement il se mettait dans l’encadrement de la porte, ça lui faisait plaisir de voir à travers les baies vitrées du magasin les gyrophares et les képis. Il était content de lui. Il m’a dit qu’ il avait tué assez de gens pour aujourd’hui, que c’était une petite action et qu’il lui restait à mourir en martyr en blessant les forces de l’ordre autant que possible au passage ». Elle se concentre sur sa respiration, choisit soigneusement ses mots. Cherche la bonne distance. Ne pas l’énerver, mais ne pas non plus s’effacer tout à fait.
« Vos gueules les gars, reculez, je prends »
« Moi je suis là pour mourir aujourd’hui, me dit-il, je lui ai répondu : moi je ne suis pas prête à ça aujourd’hui, en regardant le sol pour ne pas être trop agressive ». Le terroriste lui pose trois questions sur son origine, son âge, sa famille. Il évoque à son tour sa mère, ses sœurs, son frère (on apprendra au cours de l’audience qu’il n’a pas de frère), « je me suis accrochée à ce respect pour les femmes et les petites gens, j’ai tout fait pour conserver le respect qu’il avait pour la vie ». Le terroriste fonctionne par phases, il explique son combat, s’interrompt pour prier, crie quelques « Allah Akbar », puis reprend l’expression de ses revendications. L’accusation contre la France de bombarder le Mali, la Syrie et l’EI revient comme un leitmotiv. « Je m’écartais de lui en imaginant des snipers, on regarde trop de séries américaines » poursuit Julie.
Quand les gendarmes entrent dans le magasin, équipés en « robocop » pour reprendre son expression, Radouane Lakdim change brutalement d’attitude. « Il s’est glissé derrière moi, il a pointé son arme ici derrière l’oreille, je devinais le couteau au niveau de mes côtes ». Les gendarmes progressent en direction de l’accueil. « Qu’est-ce que tu veux ? » crie l’un d’entre eux. « L’arme tremblait contre mon crâne, c’était très tendu, j’étais tétanisée ». Et soudain, un cri.
« — Vos gueules les gars, reculez, je prends !
— Mais chef vous n’êtes pas équipé.
—Vos gueules les gars, reculez, je prends ».
« Relâche la petite dame, elle n’y est pour rien, prends-moi à sa place »
Le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame vient de prendre la situation en main. A-t-il eu raison d’intervenir comme il l’a fait ? Y-avait-il une autre solution plus conforme aux protocoles dans ce type de situation ? Aurait-on pu sortir l’otage vivante ? Le sujet a fait polémique. Pour la Nation, Arnaud Beltrame est un héros**, mais pour une poignée d’individus, c’est un homme qui a « fait le cow-boy ». Julie Grand le sait. C’est pour répondre à cette accusation qu’elle est là. « J’ai le souvenir de ce gendarme qui s’est avancé, qui a tout de suite engagé la discussion, c’était très tendu, mais le gars était très bon, il choisissait très bien ses mots, ce qui était très difficile puisque le terroriste était là pour mourir ». Arnaud Beltrame progresse vers la pièce où sont positionnés le terroriste et l’otage. « Relâche la petite dame, elle n’y est pour rien, prends-moi à sa place, on va discuter ». Il répète inlassablement sa proposition tout en continuant d’avancer, ôte son ceinturon, dépose son arme après en avoir retiré le chargeur. Le terroriste la réclame, il la fait glisser vers lui, lui ordonne d’enlever son gilet pare-balle, exige qu’il sorte ce qu’il a dans les poches : deux téléphones portables. Arnaud Beltrame continue de progresser, sans jamais cesser de négocier et finit par entrer dans la pièce. « Il y a eu un blanc, j’ai compris que c’était le moment de partir, explique Julie, j’ai posé la question, pas de réponse, j’ai commencé à avancer vers la porte. Je regrette encore aujourd’hui de ne pas avoir osé poser les téléphones sur la table à l’entrée de la pièce, il fallait faire un écart d’un mètre ou deux, mais j’avais trop peur que le terroriste m’abatte ». Elle les dépose un peu plus loin, ce qui rompt le contact avec la gendarmerie. On l’extrait du magasin. Fin de la prise d’otage. Elle a duré 50 minutes.
« C’était un jeune paumé très en colère »
Ce qu’elle pense de Radouane Lakdim à ce moment-là : « Il était jeune, nerveux, pour moi c’était un jeune paumé, très en colère contre la société, contre la France, un petit gars en manque complet de repères, radicalisé, entrainé à tuer et parti dans cette folie meurtrière ». La suite ? Il y a eu l’annonce très douloureuse de la mort d’Arnaud Beltrame, trois mois de sidération, puis trois ans de catastrophes : plus de travail, une séparation, et puis cette obsession d’avoir un trou dans la tête et une plaque en fonte sur le dos. Aujourd’hui elle est mariée, habite dans un petit village, mais la personne confiante qu’elle était a disparu. « J’ai tout le temps l’impression qu’on va me descendre, mon cerveau m’envoie des flashs d’accidents de voiture, d’attaques terroristes à l’école, d’attaques au couteau, d’agressions » confie-t-elle à la cour en réponse à une question de son avocat Me Beauregard. Longtemps elle a pensé qu’elle devait être la femme que la veuve d’Arnaud Beltrame détestait le plus au monde. Julie Grand a mis un an à répondre à la très belle lettre que celle-ci lui avait envoyée peu de temps après la tragédie. Marielle Beltram ne la déteste pas du tout, elle lui explique que son mari n’a fait que son devoir, conformément à ses valeurs. Julie Grand ne le dit pas à la barre, mais on découvre en lisant son livre*** que cette ancienne athée a été baptisée en avril 2023. Comme celui qui l’a sauvée et qu’elle appelle désormais son « grand-frère », elle est devenue catholique pratiquante. « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ».****.
*L’identité a été changée. L’intéressée souhaite préserver sa liberté et ne pas supporter à vie le fardeau de cet épisode tragique de son existence.
** Le 28 mars 2018, un hommage national lui a été rendu à l’hôtel des Invalides. Il a notamment été promu au grade de commandeur de la légion d’honneur avec citation à l’ordre de la nation par le président Emmanuel Macron.
***Julie Grand – Sa vie pour la mienne – Artège 2024. Préface d’Henri de Beauregard.
****La phrase est attribuée à Paul Eluard mais n’existe pas dans son oeuvre.
Note : Il est interdit de photographier ou d’enregistrer les débats lors d’un procès. La photo d’illustration montrant la salle des grands procès a été prise lors d’une cérémonie de rentrée, les photos dans ces circonstances sont autorisées.
Référence : AJU416951
