Total en Ouganda : le tribunal de Paris fait appel à des amici curiae sur le devoir de vigilance

Publié le 27/10/2022

Mercredi 27 octobre, le tribunal judiciaire de Paris saisi en référé par les Amis de la terre à l’encontre de TotalEnergies concernant un important projet en Ouganda a demandé à trois universitaires de venir l’éclairer sur la notion de devoir de vigilance introduite par une loi de 2017.

Total en Ouganda : le tribunal de Paris fait appel à des amici curiae sur le devoir de vigilance
Lac Albert en Ouganda (Photo : ©AdobeStock/ondrejprosicky)

La pratique devant une juridiction civile française n’est pas inédite mais elle est rare. Dans le litige qui oppose plusieurs associations dont Les amis de la Terre à TotalEnergies, la formation des référés du tribunal judiciaire de Paris a décidé de faire appel à des amici curiae. L’amicus curiae est une personnalité indépendante du litige qu’une juridiction souhaite entendre pour s’informer sur un sujet en lien avec le litige qu’elle doit trancher. Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit de la régulation et de la compliance, Jean-Baptiste Racine, professeur de droit privé et Bruno Deffains, professeur d’économie ont ainsi été sollicités pour éclairer le tribunal sur la notion nouvelle de « devoir de vigilance » dont c’est la première application judiciaire en France.

Plus de 400 puits et un oléoduc de 1433 kilomètres

L’affaire concerne un projet de TotalEnergies de 10 milliards de dollars au lac Albert en Ouganda (Projet Tilenga, forage de 426 puits de pétrole dont certains dans un parc naturel) et le projet associé East Africa Crude Oil Projet (Eacop) : un oléoduc de 1443 km traversant la Tanzanie jusqu’au port de Tanga. Outre le fait que c’est un nouveau chantier d’énergie fossile alors que la tendance est à la recherche d’autres ressources, il comporte selon les associations  « d’immenses risques environnementaux et climatiques » et va par ailleurs entraîner l’expropriation de plus de 18 000 foyers.  TotalEnergies assure qu’il a rempli toutes ses obligations de préservation de la nature et de relogement des populations. Tel n’est pas l’avis des ONG qui ont décidé de saisir le juge français en référé pour qu’il contraigne le groupe pétrolier à respecter son devoir de vigilance.

Il s’agit d’une nouvelle obligation créée par la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017. Celle-ci a inséré deux articles dans le Code de commerce (L225-102-4 et L225-102-5) aux termes desquels les entreprises d’une taille importante (plus de 5000/10 000 salariés) doivent établir et mettre en œuvre un plan de vigilance relatif à l’activité de la société et de l’ensemble des filiales ou sociétés qu’elles contrôlent. En d’autres termes, ces entreprises doivent identifier et faire en sorte de prévenir les risques d’atteintes graves que leur activité fait courir aux droits humains, aux libertés fondamentales, à la santé et la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement. Le plan comprend une cartographie de ces risques, des procédures d’évaluation régulière, des actions d’atténuation, un dispositif d’alerte et un mécanisme de suivi.

La difficulté, c’est que le texte est volontairement général de sorte à couvrir un large champ d’activité et de risques, et donc difficile à interpréter pour un juge. D’où la décision de faire appel à l’éclairage technique de trois universitaires dont les travaux portent précisément sur ce sujet. Les intéressés « ne sont ni experts ni témoins » a tenu à souligner le président, ils ne connaissent pas le dossier et ne sont pas interrogés dessus, mais sur la nature et le fonctionnement du devoir de vigilance, d’un point de vue général.

Le devoir de vigilance, un outil de la compliance

C’est le professeur Marie-Anne Frison-Roche qui a débuté la série des exposés en présentant le contexte dans lequel s’insère le devoir de vigilance. Il s’agit d’un droit nouveau, en pleine construction dont cette enseignante a fait depuis des années le centre de ses recherches : la compliance. Son originalité ? Il n’intervient pas ex post comme le droit classique pour réprimer un comportement délictueux ou réparer un dommage survenu, mais ex ante. « C’est une façon nouvelle de voir les choses, un nouveau rapport entre le droit et ce qu’il se passe dans le monde, un droit ambitieux qui a un objet l’avenir » souligne cette spécialiste. Elle rappelle que la compliance est née aux États-Unis dans le sillage de la crise de 1929. À l’époque, Roosevelt considère qu’il faut trouver le moyen d’empêcher qu’une telle tragédie qui a engendré ruines, suicides et déclenché la guerre se reproduise. C’est ainsi que naît la SEC (Securities and exchange commission : le régulateur boursier américain) avec pour mission de pénétrer dans les entreprises en leur enjoignant d’identifier les risques liés à leurs activités et de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour prévenir les catastrophes systémiques.

Le mécanisme de la compliance consiste ainsi pour le politique à définir des buts monumentaux (comprendre des objectifs : par exemple la préservation de la stabilité financière, la lutte contre l’esclavagisme ou le travail des enfants) et à enjoindre aux entreprises d’organiser leur fonctionnement de sorte à atteindre ce but. On leur demande de faire ou de s’abstenir de faire non pas parce que c’est mal, ça, c’est le pénal, précise Marie-Anne Frison-Roche, mais pour que les systèmes ne soient pas détruits. Et si l’on s’adresse aux entreprises, ce n’est pas parce qu’elles sont vertueuses mais parce qu’elles sont en position de le faire. D’elles, on attend des actes concrets : elles ont une obligation de résultat pour les contraintes structurelles qui leur sont imposées, par exemple collaborer avec les parties prenantes, mais une simple obligation de moyens s’agissant des buts à atteindre. Attention, les entreprises ne sont pas en charge de sauver le monde car si c’était le cas, elles auraient le pouvoir de nous gouverner. On leur demande simplement de démontrer qu’elles font leurs meilleurs efforts pour répondre aux obligations qui leur sont imposées.

« Être vigilant dans la durée et dans tous les espaces de contrôle »

Avec l’adoption du devoir de vigilance en 2017, la France a joué un rôle pionnier en Europe, a souligné à sa suite son collègue Jean-Baptiste Racine, professeur de droit privé à l’université Panthéon-Assas, où il enseigne le droit commercial international. Jusque-là on comptait essentiellement des textes de droit souple (pacte mondial de l’ONU en 2000, principes directeurs de l’OCDE en 2011, principes directeurs de l’ONU la même année et la norme ISO 26 000 sur la responsabilité sociétale). Tous ces textes convergeant sur la responsabilisation du privé en matière de droits humains et d’environnement ont cependant une faiblesse, leur caractère de droit souple susceptible de peser sur leur efficience. Le devoir de vigilance, lui, est contraignant. L’idée ? Puisque l’entreprise crée le risque et en tire profit, alors elle doit pouvoir y remédier. Cela entraîne plusieurs conséquences sur le terrain juridique, par exemple un effacement de la personnalité morale au profit de l’entité économique réelle. L’effet relatif du contrat est également remis en cause par le contrôle de la chaîne de valeur. « Il ne suffit pas d’être prudent, il faut être vigilant dans la durée et dans tous les espaces de contrôle, partout et tout le temps, il y a donc une dimension géographique sur les espaces et temporel sur les suivis » précise le spécialiste.

L’utilité d’un tel dispositif est de faible intérêt dans un contexte interne car l’ordre juridique français dispose déjà de tous les outils pour appréhender les fautes des entreprises. En revanche, il prend toute son efficacité dans un contexte transnational lorsque les groupes multinationaux interviennent dans des pays de droit défaillant ou ineffectif. Il permet en effet d’éviter qu’ils ne profitent d’un dumping législatif en les contraignant à prendre les mesures à la place des États dans lesquels ils opèrent. Ainsi, relaie-t-on par ce dispositif une normativité publique faible par une normativité privée plus forte et plus effective. Cette combinaison de normativité publique/privée opérée par la loi de 2017 introduit des bouleversements considérables.

Ce que confirme le professeur d’économie à Paris II Bruno Deffains. Si l’idée que la liberté d’entreprendre s’accompagne du devoir d’être vigilant remonte au début du XXe siècle, l’apparition d’un cadre juridique contraignant est récente. Il donne corps à une responsabilité sociétale qui transforme l’entreprise d’une institution centrée sur elle-même, ses clients et ses fournisseurs à une organisation plus ouverte sur le monde. Les conséquences en sont multiples, souligne le spécialiste, par exemple le rôle des actionnaires se complexifie dès lors qu’ils donnent leur aval à des activités dont les impacts peuvent être considérables. Ces nouveaux défis imposent de repenser les rôles des dirigeants, des actionnaires, mais aussi les relations des entreprises avec les États. Les groupes ont conscience de ces changements : selon une étude EY réalisée en 2018, ces enjeux sont portés au plus haut niveau de la direction, ¼ des entreprises ont même organisé un comité de pilotage dédié. Elles ont compris que désormais on leur demande d’être des auxiliaires de l’État sur des objectifs tels que la protection des droits humains, ou encore de l’environnement sous peine de poursuites judiciaires, de sanctions, sans compter les enjeux d’atteinte à l’image dans les médias.

L’audience a duré un peu moins de deux heures. À l’issue de ces exposés académiques volontairement déconnectés de la cause, bien malin qui aurait pu déterminer laquelle des deux parties en tirerait avantage. La notion nouvelle d’obligation contraignante d’assumer la responsabilité des risques de son activité mais surtout de les prévenir dans le cadre plus général d’un droit soucieux d’efficacité mis au service du bien collectif plaide en faveur des ONG. La nature d’obligation de moyens et non de résultat attachée au devoir de vigilance rappelle que celui-ci n’est pas sans limite. Il laisse à TotalEnergies la possibilité de démontrer que les risques du projet sont identifiés et maîtrisés. La tâche du juge reste donc entière. L’audience de plaidoirie se tiendra le 7 décembre prochain à 9h30.

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