Une escroquerie massive à la Sécurité sociale devant le tribunal de Créteil

Publié le 28/09/2020

 Une infirmière de 52 ans, soupçonnée d’avoir escroqué les Caisses d’assurance maladie à hauteur de 300 000 euros, est jugée à Créteil devant la chambre des délits économiques et financiers.

Une escroquerie massive à la Sécurité sociale devant le tribunal de Créteil
Une salle d’audience du Palais de justice de Créteil (Photo : P. Anquetin)

« Vous avez transféré 300 000 euros sur les comptes de vos enfants. C’est bien supérieur aux revenus habituels d’une infirmière ! » s’étrangle la juge assesseure. « Madame, je travaillais beaucoup… », lui répond Madame N.

L’infirmière de 52 ans comparaît libre pour escroquerie et blanchiment devant la 9e chambre du tribunal judiciaire de Créteil. Ses deux filles sont également poursuivies pour blanchiment. L’une est présente à l’audience, l’autre, enceinte, ne s’est pas déplacée.

Le tiers-payant généralisé est une invention généreuse. Le patient n’avance pas les frais de soins infirmiers. Le soignant déclare ses actes à la Caisse d’Assurance maladie et reçoit le paiement sur son compte bancaire. Mais entre 2015 et 2019, Mme N. a déclaré tellement d’actes que les agents de la CPAM du Val-de-Marne ont cru à une usurpation d’identité : comment une seule infirmière pouvait-elle dispenser pour 200 000 € de soins en quelques mois ?

Une enquête est lancée. Les contrôleurs découvrent que d’autres caisses rémunèrent aussi Mme N. : les CPAM de Paris, de la Seine et Marne, de l’Eure et de la Loire Atlantique. Les cinq caisses portent plainte. La police poursuit l’enquête.

Patiente décédée, soins facturés

La présidente d’audience dresse une liste non exhaustive des fraudes reprochées à l’infirmière, des soins fictifs pour la plupart.

Mme N. a par exemple facturé des soins à un patient pendant trois ans, sans le voir une seule fois. Après le décès d’une autre patiente, l’infirmière a continué à lui tarifer des actes pendant plus d’un mois. Elle a déclaré 4 000 € de prestations pour deux patients alors qu’ils étaient hospitalisés. Elle a continué à facturer un patient qui l’avait pourtant congédiée. Etc., etc., etc.

Et puis il y a les « surcotations ». Par exemple quand Mme N. tarifait des majorations de nuit pour des soins effectués en journée. Ou quand elle déclarait une perfusion au lieu d’une injection d’insuline.

Des irrégularités variées, sur différents clients, dans plusieurs caisses. Les CPAM ont fait leur compte ; elles estiment leur préjudice à 28 000 € pour la CPAM de l’Eure, 35 000 € pour celle de la Seine et Marne, 37 000 € pour la Caisse de Paris, 94 000 € pour la Loire Atlantique et 108 000 € pour le Val de Marne. Soit 302 000 € au total.

Transferts et liquidités

Après le chef de prévention d’escroquerie, celui du blanchiment est abordé. Mme N. virait la quasi-totalité de ses revenus sur les comptes de ses trois enfants, étudiants au moment des faits : 97 500 sur le compte d’une fille, 215 000 € sur celui de la deuxième fille, 2 500 € seulement sur le compte du fils, qui n’est d’ailleurs pas poursuivi. Dès qu’elles étaient versées sur les comptes des filles, les sommes étaient retirées dans la journée.

A partir de 2016, la police a aussi constaté le transfert de 68 000 € au Congo par l’intermédiaire de la Western Union.

Aux enquêteurs l’infirmière a expliqué que cet argent servait à payer les études des enfants, et à financer l’achat d’un terrain au Congo et la construction d’une maison. Si les frais d’études en podologie, communication ou encore journalisme ont pu être justifiés,   Mme N. en revanche n’a pu fournir aucun justificatif de l’investissement en Afrique.

« Donc vous étiez au Congo ? »

Avant d’être infirmière, Mme N. était aide-soignante en Ehpad et en clinique. Elle a élevé ses trois enfants toute seule. Elle a passé l’examen d’infirmière à 43 ans et s’est établie en libérale. Son casier est quasi-vierge : deux condamnations en 2005 pour conduite sans permis.

La présidente l’interroge avec une courtoisie enjôleuse sur les 31 soins facturés en Ile-de-France alors que l’infirmière était en voyage au Congo :

« — Des témoignages de patients ont fait ressortir que vous les aviez facturés alors que vous n’étiez pas venue.

— Oui c’est quand j’ai été remplacée par ma collègue Pascaline.

— On ne sait pas de quand à quand…

— Du 24 décembre 2015 au 13 janvier 2016.

— Donc vous étiez au Congo ?

— Oui…

— Comment avez-vous rétrocédé les paiements à Pascaline ?

— Je lui ai donné 9 000 € en liquide et en chèque.

— Sur vos comptes il n’y a pas de trace de Pascaline. Et elle n’a pas de nom de famille non plus. »

Mme N. se défend, répond sur tout, mais ne convainc pas. Les surfacturations, « c’est à cause du logiciel ». Les soins sur les patients déjà hospitalisés, « un problème de pointage, souvent c’est automatique ». Les visites non réalisées, « c’est la télétransmission. »

« — Quand vous voyez qu’il y a une erreur, pourquoi ne rectifiez-vous pas ?

— Je ne pouvais pas soupçonner que c’était mal coté.

— Comment pouvez-vous le dire alors qu’en 2016 et 2017, on vous a signalé que c’était surfacturé ?

— J’ai rectifié. La Caisse du 77 rejetait les dossiers. J’y suis allé pour rectifier.

— Et pourtant le chef de prévention se poursuit jusqu’en 2019… »

Sur le blanchiment, les juges la poussent encore dans ses retranchements. « Les espèces ? J’ai toujours utilisé ce mode de paiement. » Et elle refuse mordicus d’indiquer au tribunal les revenus déclarés aux impôts en 2016. « Le comptable est en train de faire le bilan » explique-t-elle…

A sa fille, la présidente demande si elle était courant de la construction d’une maison au Congo.  « Non, je n’en ai jamais entendu parler », répond la jeune femme qui dit aussi ne jamais avoir été étonnée par les sommes versées sur son compte : « Elles n’ont pas été versées en une fois. Je vois ma mère tous les jours, elle travaille. »

« Elle ne suivait pas les prescriptions »

L’avocate de la partie civile, Alexandra Le Blevec ne s’en laisse pas compter. Elle rappelle quelques fondements du contrat de confiance entre l’Assurance maladie et les infirmiers : ils sont tenus de se former, de facturer correctement, d’être sincères : « Quand un patient fait sa toilette seul, on ne facture pas. Point. » Les demandes de prises en charge doivent s’accompagner des prescriptions. Les actes doivent être effectués personnellement, pas par un tiers.

Des patients se plaignent qu’ils ont dû effectuer leurs soins eux-mêmes, rapporte l’avocate. Ils parlent de « remplaçantes inconnues ». « Des copines, qui selon moi n’étaient pas infirmières, dit un malade. L’une était sale et elle sentait mauvais. » Maître Le Blevec critique aussi la qualité des soins : « Plusieurs patients ont vu leur santé se dégrader, et certains ont même été hospitalisés parce qu’elle ne suivait pas les prescriptions, notamment les injections d’insuline… »

La présidente interrompt l’avocate. L’infirmière n’est pas poursuivie pour négligence. « Quelles sont vos demandes, Maître ? » Le conseil des parties civiles réclame une indemnisation totale de 302 000 € à ventiler en fonction du préjudice de chaque caisse, et 2 500 € par caisse pour « le trouble au fonctionnement », notamment les longues heures passées à enquêter.

« Jamais d’aveu en matière de blanchiment »

Le procureur Stéphane Le Tallec n’a guère besoin d’insister davantage. Il rappelle l’hommage rendu aux infirmières pendant la crise du Covid 19, « un métier de vocation ». Par contraste, il revient sur les soins facturés à la patiente décédée et sur les actes déclarés pendant le voyage au Congo. « On a une personne qui est dépassée par ses propres mensonges. » Il conclut à « une construction frauduleuse » et à « un blanchiment par décaissement, » grâce aux comptes des filles. « Elles disent qu’elles ne savaient pas, mais je n’ai jamais vu d’aveu en matière de blanchiment. »

Il requiert contre la mère trois ans de prison, dont deux avec sursis, l’obligation d’indemniser les parties civiles, et l’interdiction définitive d’accès à la profession. Pour les filles, huit mois avec sursis chacune.

« Je rembourserai tout »

L’avocate de Mme N. le souligne en préambule : « Pendant toute une partie de sa vie, elle n’a fait aucun faux pas. Et maintenant on l’accuse d’avoir cédé à l’argent magique ? Elle a un esprit qui pratique le flou. Négligence, erreur, problème informatique… on ne peut pas l’exclure. L’escroc essaie de rendre le contrôle impossible. Ce n’est pas le cas. » Les sommes seront remboursées, promet l’avocate. « Elle a payé sa caution, elle est au rendez-vous. Je demande la relaxe. »

L’avocat des filles se lève. « C’est leur mère, elles ont accepté de lui rendre service. Elles ne pouvaient pas imaginer un seul instant participer à une infraction. Vous avez deux jeunes filles et une mère qui travaille. Je vous demande de les relaxer. »

Les prévenues sont invitées à prendre une dernière fois la parole. « Elle a toujours tout fait pour qu’on soit bien, dit la fille.»

« Je demande pardon, dit la mère. C’est clair que c’est des erreurs que j’ai commis (sic) sur mes facturations. Je n’avais pas l’intention de voler. Si vous me laissez travailler, je rembourserai tout. »

Trois ans dont deux avec sursis

Sur la peine, le tribunal suit les réquisitions du procureur. Mme N. est condamnée à 3 ans de prison dont deux avec sursis et un aménagement de la partie ferme sous forme de détention à domicile avec bracelet électronique. Elle devra rembourser 301 000 € aux caisses, plus 1 000 € à chaque CPAM pour le trouble causé. « Nous ne prononçons pas d’interdiction d’exercer, car nous ne sommes pas une instance ordinale » ajoute la juge.

Les deux filles sont condamnées à 6 mois avec un sursis.