Alexandre Aslanian :« Il est enfermé dans un monde dont il est difficile de l’extraire » !

Publié le 04/10/2023
Alexandre Aslanian :« Il est enfermé dans un monde dont il est difficile de l’extraire » !
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À la Cour nationale du droit d’asile, les juges qui doivent statuer sur la crédibilité d’un récit en ayant peu d’éléments de preuves. La mise en mot est donc cruciale. Comment faire lorsque le requérant souffre de difficultés d’expression ? Ce fut le cas d’un jeune Afghan souffrant d’aphasie, une perte partielle de la capacité à s’exprimer.

Le jeune homme en jean et basket qui fait face aux juges a le regard stoïque. Il semble dans son monde, et il faut lui reposer plusieurs fois les questions pour qu’il y réponde. Il est Afghan et dit venir de la province de Kunar, une zone de l’Est du pays, à la frontière avec le Pakistan, particulièrement instable.

« Quelles seraient vos craintes si vous y retourniez ? », demande la présidente, une femme élégante.

-« Daesh et les Talibans ».

-« Soyez plus précis. Avez-vous des raisons de les craindre ? »

-« Ce sont des mauvaises personnes. Ils font sauter des bombes partout. Mais moi, personnellement, je n’ai pas eu de problèmes avec eux ».

Dès les premières minutes, l’interrogatoire semble mal parti. Le jeune homme ne semble pas comprendre le sens, et surtout l’enjeu, des questions qui lui sont posées. Il est mutique, et malgré les questions des juges, on n’apprendra pas grand-chose. Mais tout de même que, lorsqu’il était enfant, son père commandant de l’armée afghane, s’est fait tirer dessus. Resté handicapé après cette attaque, il n’a jamais repris ses fonctions. Cet événement est tenu pour certain : les juges disposent du livret militaire du père. Néanmoins, il est vieux de 15 ans, trop lointain pour expliquer son départ. Aidé par son avocat, Maître Alexandre Aslanian, le requérant précise que, bien des années plus tard, un oncle maternel employé par les renseignements américains a été assassiné. C’est cet événement qui l’a décidé à partir, ainsi que la situation d’un de ses frères, qui serait arrivé en Angleterre, où il aurait obtenu le statut de réfugié. Une information malheureusement impossible à vérifier : les deux frères auraient coupé les ponts.

À l’OFRPA, le requérant a dit que les Talibans avaient essayé de le recruter. « De quelle manière ? », interrogent les juges. « Ils écrivaient des lettres à mon père ».

«- Combien ? », poursuit la Cour.

«-Dix, vingt, trente », répond le jeune homme, qui n’a pas l’air de prendre la mesure du drôle d’effet que cette approximation produit sur tous ceux qui l’écoutent.

«-Votre oncle maternel a été assassiné. Les autres oncles ont été inquiétés ? », demande une assesseure.

-« Oui, ils ont fouillé la maison ».

-« Bon d’accord, mais à part ça ? », insiste-t-elle, comme si une maison fouillée par les Talibans était un non-événement.

-« À part ça, rien ».

Le requérant dit venir de la province de Kunar, l’une des plus instables du pays, située à l’Est, à la frontière du Pakistan. Cela semble établi : sa pièce d’identité porte le tampon de la province. L’assesseur du haut-commissariat aux réfugiés, bon connaisseur de la zone, pose des questions sur les lieux. Il lui demande de citer quelques villages à côté du sien.

« Connaissez-vous la route principale de votre district ? »

-« Je la connais mais sans connaître le nom ».

-« Savez-vous dans quelle direction elle va ? »

Il donne un nom de ville, qui semble satisfaire l’assesseur. Ce dernier enchaîne avec des questions sur le calendrier afghan. Le jeune homme égrène correctement les mois, précise que l’on vit dans l’année 1401. L’assesseur trouve une année de différence avec ce décompte, mais semble néanmoins satisfait.

Les juges se penchent ensuite sur la vie en France du jeune homme. Qu’y fait-il ? « Rien », répond le jeune homme, qui décidément présente mal. « Du sport, des loisirs ? Des cours de français ? », insiste la Cour.  « Non », dit-il à chaque fois. Il vit au CADA de Carcassonne et ne sort pas de sa chambre.

Le requérant est épileptique depuis l’âge de 4 ans. Depuis qu’il est en France, il est suivi, assure son avocat, certificats médicaux à l’appui. La deuxième assesseure lui fait dire qu’il prenait les mêmes médicaments en Afghanistan. « Donc, vous n’êtes pas mieux soigné ici », souligne-t-elle. « C’est le même médicament mais ma situation est meilleure ici », répond le requérant, qui pour une fois semble se réveiller. Son conseil désamorce la remarque qui tendait à minimiser le bénéfice des soins reçus en France. « L’épilepsie est déclenchée par le stress, et il a plus de sources d’anxiété en Afghanistan », précise-t-il.

Dans ce dossier, l’avocat a la délicate mission de défendre un requérant qui vit son procès comme s’il s’agissait de celui d’un autre. D’ailleurs, un peu plus et il ne serait pas venu. Il a fallu qu’un bénévole du CADA le tire du lit et l’accompagne en train pour qu’il se présente devant les juges.« Il ne peut pas s’exprimer de façon adaptée, vous l’avez constaté encore aujourd’hui. Ce n’est pas par malice, ni par refus de coopérer », démine Me Alexandre Aslanian. « Il est enfermé dans un monde dont il est difficile de l’extraire ». L’avocat peut s’appuyer sur un certificat émanant d’un psychiatre français, qui a posé un diagnostic d’« aphasie », un trouble de la communication qui se manifeste par des difficultés de compréhension et d’expression orale, dû à des lésions cérébrales.

L’avocat pointe aussi que la situation dans la province de Kunar est encore pire que quand il est parti, en 2020. « Depuis son départ en 2020, les Talibans ont pris le pouvoir. Le fait qu’il soit parti alors qu’ils voulaient le recruter peut lui valoir des persécutions. Il est incapable de répondre aux exigences des Talibans. »

L’avocat sort de l’audience dépité. Même si le trouble de son client a une explication médicale, il est certain que ça l’aura desservi. « Mais à la CNDA, on ne sait jamais. Les résultats sont souvent surprenants », se rassure-t-il. Il ne croyait pas si bien dire. À ce jeune homme qui semblait s’ennuyer à son audience, les juges ont décidé d’accorder la protection subsidiaire. Les magistrats ont considéré que son épilepsie, bien que préexistant largement à son départ, constituait un facteur de vulnérabilité.

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