Burkini à Mandelieu-la-Napoule : il est toujours interdit d’interdire

Publié le 17/07/2023

Le Conseil d’État a été saisi ce lundi d’un recours de la ligue des droits de l’homme (LDH) contre l’arrêté du 7 juin pris par la commune de Mandelieu-la-Napoule (Alpes-Martimes) interdisant l’accès à la plage et la baignade aux personnes portant des tenues vestimentaires susceptibles d’entraîner des troubles à l’ordre public. En clair, le burkini. La haute juridiction administrative a confirmé les termes de sa jurisprudence de 2016. 

Burkini à Mandelieu-la-Napoule : il est toujours interdit d'interdire
Photo : ©AdobeStock/Memling

Il est loin le temps où les femmes s’enhardissaient dans les années 60 à montrer leur nombril sur la plage grâce au bikini, en ressentant le doux frisson de la transgression. Désormais, c’est son lointain et très couvrant cousin inventé en 2003, le burkini (mot-valise composé de burqa et de kini) qui s’invite chaque année dans les pages débats des magazines. Et parfois jusque dans les prétoires. On croyait pourtant l’affaire réglée, au moins sur le terrain juridique, par l’ordonnance du 26 août 2016 au terme de laquelle le Conseil d’État a suspendu, à la demande de la LDH et du CCIF (NDLR : Le Collectif contre l’islamophobie en France a été dissous en 2020) l’arrêté d’interdiction du maire de Villeneuve-Loubet en référé (et annulé le jugement du TA de Nice qui l’avait validé). Le Conseil a estimé à l’époque que les risques de troubles à l’ordre public n’étaient pas démontrés, malgré l’émotion suscitée par les attentats, en particulier celui de Nice le 14 juillet 2016 (86 morts, 458 blessés). Le maire ne pouvait donc pas légalement interdire le port du burkini sur la plage.

Le burkini interdit dans les piscines

Toutefois, par une décision du 21 juin 2022, le Conseil d’État a validé l’interdiction du burkini dans les piscines municipales, estimant que la dérogation au règlement sur les tenues de bain en faveur de ce vêtement, décidée par le maire EELV Éric Piolle, avait pour objet de satisfaire une revendication religieuse en violation du principe d’égalité des usagers devant le service public. Et qu’elle portait ainsi atteinte au principe de neutralité du service public. Plus récemment, le Conseil d’État a jugé le 29 juin dernier que la FFF (Fédération française de football) a pu valablement interdire dans ses statuts « tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale » ainsi que « tout acte de prosélytisme ou manœuvre de propagande ». En l’espèce, la juridiction avait été saisie par deux associations réclamant le droit de porter le hidjab, ainsi que par la LDH.

C’est dans ce contexte qu’intervient l’affaire de Mandelieu-la-Napoule. Elle soulève une question intéressante : la jurisprudence récente remet-elle en cause celle de 2016 sur le burkini, de quelque manière que ce soit ? Mandelieu-La-Napoule a été, semble-t-il, la première commune à interdire le burkini sur la plage en 2012 ; elle prend le même arrêté chaque année depuis lors en ayant simplement modifié sa rédaction après 2016.

Concrètement, le maire interdit :

*l’accès aux plages et à la baignade à « toute personne ayant une tenue non respectueuse des règles d’hygiène et de sécurité » et « à toute personne dont la tenue est susceptible d’entraîner, à l’instar des années 2012 et 2016, des troubles à l’ordre public, voire des affrontements violents »,

*et l’accès à la seule baignade « à toute personne dont la tenue est susceptible d’entraver ses mouvements et de compliquer les opérations de sauvetage en cas de noyade ».

Personne ne s’en était jamais ému ces onze dernières années, jusqu’à ce que la LDH décide d’attaquer le dernier arrêté en date, du 7 juin 2023, devant le tribunal administratif de Nice. Celui-ci a rejeté la demande par ordonnance du 3 juillet, en faisant application de l’article L522-3 de Code de justice administrative, autrement dit sans audience, comme cela est possible lorsque l’urgence n’est pas caractérisée, que le juge administratif n’est pas compétent ou encore lorsque la demande est irrecevable ou mal fondée. En l’espèce, il a jugé la requête de la LDH manifestement infondée. Dans ces cas-là, le seul recours possible est le pourvoi. La LDH a donc saisi le Conseil d’État en urgence pour demander l’annulation de l’ordonnance du TA, la suspension de l’arrêté d’interdiction et le versement par la commune à son bénéfice d’une somme de 5 000 euros. En retour, la commune conclut au rejet de la requête et réclame 3 000 euros à la LDH.

Pas de risques de violences physiques, pas d’interdiction ? 

Sans surprise, le rapporteur a estimé que cette affaire s’inscrivait dans la droite ligne de la jurisprudence de 2016, et que l’arrêté attaqué portait « une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir, à la liberté de conscience et à la liberté personnelle », selon les termes de l’ordonnance relative à la commune de Villeneuve-Loubet. Certes, le maire de Mandelieu-la-Napoule invoque, au titre du risque avéré de trouble à l’ordre public, deux incidents en lien avec le burkini survenus en 2012 et 2016, ainsi que l’émotion suscitée par les attentats de Nice, mais ces faits sont très anciens, objecte le rapporteur. Quant au cas de la ville de Sisco en Corse, il n’a rien à voir avec les faits de l’espèce. Si l’arrêté d’interdiction pris par cette commune corse a été validé par la justice administrative, c’est que la rixe déclenchée le 14 août 2016 par le port du burkini avait  engendré 5 arrestations, 3 incendies de véhicules ainsi qu’une manifestation à Bastia, nécessitant l’intervention de cent gendarmes pour calmer la situation. En résumé, selon la jurisprudence du Conseil d’État, si l’interdiction du burkini vise à prévenir une simple altercation verbale sur la plage, elle ne se justifie pas ; en revanche, s’il existe un risque de violences physiques, l’interdiction devient possible. D’ailleurs, le rapporteur a souligné en conclusion de son propos que les arrêtés anti-burkini n’étaient pas en soi illégaux, simplement ils devaient être proportionnés au risque.

Une « tentative de coup de force » 

« Nous sommes face à une tentative de coup de force contre votre jurisprudence, a plaidé Me Patrice Spinosi pour la LDH. Il a pour auteur la commune, depuis 2012 elle reprend systématiquement cet arrêté en contradiction flagrante et directe avec votre jurisprudence. L’autre auteur du coup de force, c’est le tribunal administratif de Nice, c’est celui qui a rendu la décision cassée en 2016, il continue de résister et a rendu une décision dont les motifs s’apparentent à ceux prononcés lors de la première ordonnance ». L’avocat de la LDH dénonce par ailleurs la manœuvre ayant consisté à rejeter la requête sans audience. « Vous ne pouvez plus être saisi qu’en tant que juge de cassation, et donc les délais de recours permettaient à la commune d’espérer échapper à votre censure ». Si tel était réellement l’objectif, il est manqué puisque le Conseil d’État a réussi à audiencer l’affaire dans un délai record de 14 jours (décision rendue le 3 juillet, pourvoi audiencé le 17 à 14h30).  « Certains élus locaux tentent d’instrumentaliser le burkini et de tirer profit de votre jurisprudence en tentant des amalgames avec des dossiers qui n’ont rien à voir » a estimé l’avocat, en visant les affaires relatives au burkini dans les piscines de Grenoble et du voile dans le Football.

L’ordre public englobe les valeurs communes de la nation 

Le terme de « coup de force » est mal choisi concernant une commune qui prend le même arrêté depuis onze ans, a objecté Me Bertrand Colin en défense de Mandelieu-La-Napoule, soulignant que cette interdiction n’avait jusqu’ici jamais dérangé la LDH. L’avocat a articulé son raisonnement autour de deux axes. D’une part, l’élargissement des critères d’appréciation concernant le risque avéré de trouble à l’ordre public. En l’état, le Conseil d’État estime que cela renvoie à des incidents survenus dans la commune en lien avec la plage et la baignade. Or, dans un contexte général national de tensions, le port de tel ou tel vêtement peut générer des affrontements et des violences. D’ailleurs, dans sa décision sur le port du hidjab dans le Football, le Conseil d’État adopte précisément l’idée qu’un simple vêtement peut contenir en lui-même un risque d’affrontement. Deuxième axe : l’ordre public. La conception traditionnelle est matérielle, elle vise la sécurité, la tranquillité et la salubrité, mais la notion d’ordre public a évolué vers une autre dimension, immatérielle, qui concerne les valeurs communes de la nation. Il invitait donc le Conseil d’État à examiner l’ordre public au regard de cette nouvelle dimension sociétale.

La décision a été rendue ce lundi à 17 heures, soit deux heures après la fin de l’audience. Elle fait droit à la LDH et considère que l’arrêté porte une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle. Pour le Conseil d’État, ni la « bousculade » qui a eu lieu sur la plage de Mandelieu-la-Napoule en juillet 2012, ni les menaces, tentative de violence et apologie du terrorisme commis à l’encontre d’un maître-nageur de la commune en 2016, ni même les attentats de Nice en 2016 et 2020 (Attaque au couteau à la Basilique Notre-Dame de Nice, 3 morts) ne suffisent à justifier l’interdiction du burkini.

 

Nous publions ci-dessous le texte intégral de l’arrêt

Arrêt CE Burkini 17 juillet 2023

 

 

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