Mariage forcé : « Ma grand-mère et mon oncle étaient de mèche » !

Régulièrement, la CNDA de Montreuil (93) doit statuer sur le cas de jeunes femmes qui racontent avoir fui un mariage forcé. Des épisodes de vies rocambolesques et difficiles à imaginer, vu de France, mais qui n’en sont pas moins plausibles.
Elle parle comme un torrent dévale une plaine, vite et fort. Vu des salles d’audiences en préfabriqué de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), son histoire est un peu difficile à suivre. Elle le sait, et y met de la conviction. Madame B. est Ivoirienne. Elle a encore le visage poupin, les joues rondes de l’enfance. Ce jour-là, elle est venue raconter à la Cour comment elle a fui un mariage forcé dans une camionnette entre deux sacs de riz, aidée par une amie de sa mère, rencontrée par hasard dans la cour d’une maison, dans la ville de Touba, à la frontière de la Guinée.
Madame B., qui a un peu plus de 20 ans est originaire de Touba mais n’y vivait plus depuis plusieurs années. Partie faire des études en secrétariat à Abidjan, elle vivait tranquillement chez un oncle maternel. Jusqu’au jour où un autre oncle, de la fratrie paternelle cette fois, a monté un guet-apens pour la faire revenir à Touba et la donner en mariage, de force, à un dénommé Fofana, un homme de trois fois son âge.
Le rapporteur estime les faits plausibles : le mariage forcé est largement pratiqué en Côte d’Ivoire, et concernerait même, dans certaines régions, 60 % des jeunes femmes. En outre, la législation ivoirienne n’incrimine pas les violences conjugales et les mariages forcés sont rarement dénoncés devant les autorités judiciaires. Pour ces raisons, la CNDA reconnaît les femmes ivoiriennes ayant cherché à se soustraire à un mariage forcé comme un groupe social persécuté, et peut leur accorder le statut de réfugié au titre de la convention de Genève.
Pour que la jeune étudiante traverse le pays, l’oncle a prétendu que sa grand-mère, mourante, voulait voir sa famille réunie autour d’elle. À l’audience, la requérante explique qu’elle n’aime pas sa grand-mère. Cela ne l’empêche pas de tomber dans le piège et de faire les 700 kilomètres qui la séparent de Touba, son village d’origine. À l’arrivée, elle réalise ce qui l’attend. « Ma grand-mère n’était pas malade. Elle était de mèche avec mon oncle. Quand je lui ai dit que je ne voulais pas me marier, il m’a pris mon téléphone, et il m’a battue. Il m’a dit : tes cousines sont passées par là, c’est moi qui prends la décision ». La cérémonie a lieu à la mosquée dès le lendemain.
Commence alors une vie de brimades. « Si ce n’est pas trop difficile pour vous, pourriez-vous nous dire s’il vous plaît comment se sont passés ces 3 mois de vie commune ? », demande un des assesseurs avec beaucoup de délicatesse. Madame B. répond, la voix étranglée de larmes. « J’étais enfermée, il me forçait à avoir des rapports sexuels, et quand je résistais, j’avais des coups de ceinture ».
-« Y avait-il des témoins ?
– La dernière fille de Fofana avait mon âge. Elle voyait mais ne disait rien. Il était violent avec elle aussi, tous ses enfants avaient peur de lui. »
La rapporteure fait passer un paquet de Kleenex. L’assesseur précise que, dans le dossier, des documents médicaux font en effet état de coups de ceinture.
Une autre assesseur prend le relais. Nettement moins prévenante, elle demande à la jeune femme quelles corvées elle devait exécuter.
– « Le ménage, la cuisine », répond Madame B. encore sanglotante.
– « Ce ne sont pas exactement des corvées, juste des tâches domestiques, précise la magistrate. Pour qu’il s’agisse d’une corvée, cela doit être très pénible ».
Madame B. détaille. « Chaque jour, je devais cuisiner pour tous les ouvriers qui récoltaient le riz. Quand c’était prêt, j’allais au champ apporter une marmite de 15 kg. Et vers 16 heures, je rentrais à la maison.
– Et ensuite ? »
Madame B. se tord sur sa chaise. « Il avait tout le temps envie d’avoir des rapports sexuels ».
Cette vie dure quelques mois. Jusqu’au jour où elle entend une amie de sa mère, commerçante à Abidjan, à l’autre bout du pays, dans la cour de Fofana. « Cette copine de ma mère a une boutique dans laquelle elle vend toute sorte de choses. Lors de la saison des récoltes, elle passe dans les maisons, de cour en cour, pour acheter des sacs de riz. Elle m’a vue et m’a dit qu’elle allait m’aider ». Les deux femmes se concertent en faisant mine de parler du riz, et organisent la fuite de la jeune femme un soir, alors que Fofana est parti seul à la mosquée pour la dernière prière de la journée. « C’était le seul moment où j’étais seule ». La jeune femme se cache dans la camionnette et prend la fuite au milieu des sacs de riz, direction Abidjan. « On est parties de nuit. Le temps que Fofana rentre et découvre mon absence, j’étais déjà partie ». De retour dans la capitale, la jeune femme s’installe chez sa sauveuse, dans le quartier populaire de Yopougon.
Cette fuite rocambolesque intrigue les magistrats. « Touba est à l’opposé d’Abidjan. Pourquoi l’amie de votre mère achetait-elle du riz si loin ? », demande l’assesseur le plus doux. La réponse de la requérante fuse, du tac au tac. « Pendant la récolte de riz, elle traversait le pays pour aller acheter au plus près des lieux de récolte car c’est moins cher » !
Fuir Touba n’a pas suffi à lui faire retrouver sa liberté. La requérante raconte une vie cloîtrée chez l’amie de sa mère à Yopougon. « J’avais peur d’être retrouvée, je ne sortais pas de la maison ». Un jour où elle est seule, elle s’aventure tout de même à faire quelques courses. Et là, elle tombe sur un des fils de Fofana. « Il s’est approché et m’a dit que je ne pouvais plus me cacher ». Quelques heures plus tard, raconte-t-elle, des hommes sont venus au domicile de sa logeuse. « Je les ai entendus rentrer dans la cour de la boutique et parler avec elle. Elle m’a dit : « Ils savent où tu es, je ne peux plus te cacher ». Madame B. explique qu’elle n’avait plus qu’un choix : l’exil. Elle ne s’étend pas sur les détails, explique seulement être partie avec un faux passeport, fourni par le fils de sa « sauveuse ».
La Cour pointe une incohérence entre le récit que la jeune femme vient de livrer et le rapport de l’OFPRA. « À l’OFPRA vous avez dit que vous étiez retournée à Abidjan pour les vacances, pas pour voir une grand-mère malade. C’est pas pareil », souligne la présidente. « À l’OFPRA j’étais stressée », répond la requérante.
L’assesseur tatillonne voudrait savoir en quoi consistait le contrat de ce mariage forcé. Fofana avait plusieurs champs de riz, des boutiques. Il était riche, et le mariage a dû être juteux, pense la magistrate. Madame B. dit qu’elle n’en sait rien.
« Normalement une femme donnée en mariage, même forcé, sait ce qu’il y a dans le contrat », croit savoir l’assesseur. Vous devriez savoir, les gens parlent, se vantent de ce qu’ils ont obtenu ».
Autre chose chiffonne l’assesseure. « La première épouse avait 40 ans, et vous, 20 ans, quand même. S’il était si riche, pourquoi n’avait-il que deux épouses ? Dans l’islam, la polygamie est encouragée. Pourquoi a-t-il attendu aussi longtemps pour prendre deux épouses ?
– Je ne sais pas », dit une nouvelle fois la requérante.
Madame B. se tait. Elle sèche encore ses larmes lorsque son avocate, Me Marion Vergnole, prend la parole. Elle dépeint en quelques mots une vie de séquestration, de corvées, de viols, de brimades, de coups. Elle démine les éléments du récit qui semble avoir laissé la Cour perplexe. « Cela peut paraître surprenant que l’amie de sa mère voyage dans tous le pays mais c’est une pratique courante pour trouver le riz le moins cher ». L’avocate, enfin, explique que sa cliente ne peut plus rentrer au pays. « Elle n’a plus de nouvelles mais on sait par les rapports que celles qui fuient les mariages forcés sont la honte de la famille ». L’avocate mentionne la suite de l’histoire de Madame B. : en France, elle a rencontré un homme, Guinéen, avec lequel elle a eu deux enfants, dont une petite fille née en 2022. Si la famille rentrait en Côte d’Ivoire, la petite risquerait d’être excisée à son tour.
L’audience prend fin et Madame B. quitte la pièce les joues humides. Dans le couloir, son mari, l’attend avec deux enfants en bas âge qui lui sautent dans les bras. Son avocate lui pose la main sur l’épaule. L’audience a été difficile. La décision le sera encore plus : la Cour a rejeté la demande de Madame B. La Cour a estimé que les faits allégués n’étaient pas établis et que les craintes de persécutions n’étaient pas fondées.
Référence : AJU010k7
