En Seine-Saint-Denis, des « observateurs » documentent les pratiques policières

Publié le 15/04/2024
En Seine-Saint-Denis, des « observateurs » documentent les pratiques policières
©AdobeStock/Gérard Bottino

Depuis 2019, en Seine-Saint-Denis, des « observateurs » des pratiques policières documentent le maintien de l’ordre dans les manifestations. Une initiative portée par la Ligue des droits de l’Homme (LDH), le Syndicat des avocats de France (SAF), et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), dans le but de garantir le droit de manifester et de rapprocher la police de la population.

Dans les cortèges des manifestants, ils se fondent parmi la foule, passeraient inaperçus s’ils ne portaient un dossard jaune fluo floqué de l’inscription « observateur de la LDH ». Depuis 2019, des observateurs, membre de la LDH, du Syndicat des avocats de France ou du MRAP examinent les pratiques de maintien de l’ordre dans le département. L’Observatoire des pratiques policières de Seine-Saint-Denis est le troisième à avoir vu le jour en France. Un premier avait été créé à Toulouse en 2017 après les manifestations contre la loi Travail (L. n° 2016-1088, 8 août 2016, relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels). Un second avait émergé début 2019, suite au mouvement des Gilets jaunes. « Ces observatoires ont été constitués avec la contribution de la Ligue des droits de l’Homme, du Syndicat des avocats de France et du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, principalement pour observer si le principe de la liberté de réunion pacifique, qui existe dans un certain nombre de textes européens comme onusiens était garanti », explique Lionel Brun-Valicon, membre du bureau national de la Ligue des droits de l’Homme.

Dans le département de Seine-Saint-Denis, les prémices de ces observatoires remontent au lendemain des attentats de 2015. 93 personnalités se fédèrent alors pour créer des « observatoires de la fraternité » et montrer le département autrement que sous l’angle de la délinquance et du crime, comme cela se fait trop souvent dans certains médias. « Cet observatoire a mené une réflexion sur les rapports entre la police et la population car cette problématique remontait régulièrement des associations de quartier. Il était également en lien avec des militants mobilisés sur les questions de contrôle au faciès. Un petit groupe s’est intéressé au cadre des contrôles de police, aux risques d’abus, a donné des conseils pour éviter les confrontations », explique Lionel Brun-Valicon. Sur ces questions, l’Observatoire de la fraternité essaye de faire le lien avec les syndicats policiers. Flavien Bénazet, secrétaire général du SNUIPN, qui réunit environ 1 % de la profession fait partie de ce groupe d’échange. « Je me suis entretenu avec des membres de la LDH qui étaient venus me consulter au début du mouvement des Gilets jaunes, quand les questions sur les dispositifs de maintien de l’ordre dans les manifestations sont montées en puissance », se souvient le policier qui plaide pour plus de « transparence » sur les pratiques policières. « On parle de rapprochement entre la police et les citoyens mais celui-ci ne peut pas se faire si les gens ont l’impression qu’on ne leur dit pas tout ». L’Observatoire de la fraternité, à l’époque, met en place quelques outils, donne des réponses aux questions de la population. « Par exemple, dans quel cadre peut-on peut filmer les interactions avec la police ? Le principe de base est qu’on peut filmer librement dans l’espace public », explique Lionel Brun-Valicon. « Mais la question de la diffusion se pose. Le risque est de s’exposer à des poursuites en diffamation. Certaines forces d’intervention spécifique, antiterroristes surtout, ne peuvent pas être filmées, et pour les autres interventions, diffuser des images non floutées peut exposer à des risques de poursuites en diffamation… »

Au sein de l’Observatoire de la fraternité, des collectifs questionnent la capacité de porter plainte dans les commissariats. Le sujet prend de l’ampleur après qu’une jeune femme de 20 ans, Leïla, est tuée par son conjoint en avril 2019 à Saint-Denis, alors qu’elle avait plusieurs fois tenté de porter plainte pour violences. Des marches blanches s’enchaînent dans le département. Au sein de l’Observatoire de la fraternité, un petit groupe de personnes issues du SAF, de la LDH et du MRAP pense qu’il faut aller au-delà de l’émotion et observer le comportement des policiers. C’est ainsi que naît l’idée d’un observatoire spécifiquement dédié aux pratiques policières, qui aura pour mission de scruter le déploiement des forces de l’ordre lors de manifestations et d’expulsions de camps de migrants, mais aussi de s’intéresser aux interactions avec la population, notamment lors des contrôles d’identité et des dépôts de plainte. « Nous recueillons des éventuels témoignages d’abus et interpellons les pouvoirs publics sur cette base », précise Lionel Brun-Valicon. La LDH 93, le MRAP (qui n’est présent que dans le 93) et le SAF 93, les trois associations fondatrices, associent d’autres acteurs, comme les CEMEA Île-de-France ou l’association Nénuphar qui fait de la médiation sociale à Pantin au lancement de cet observatoire.

Ces observateurs se forment progressivement pour être en mesure de reconnaître les unités de police et les armes. Ils doivent tous respecter le cadre posé par la LDH. Ils évoluent par équipe de trois, parfois avec le soutien de l’Observatoire de Paris, équipés de chasubles et dans certains cas de casques floqués « observatoire ». « Le principe est que les observateurs soient identifiables et ne puissent pas être confondus avec des manifestants. Ils doivent observer en toutes circonstances une neutralité comportementale : ils n’expriment pas leurs convictions et ne gênent pas l’intervention de maintien de l’ordre. Globalement, quand nous allons nous présenter aux officiers de police, ils prennent acte de notre présence sans animosité », précise Lionel Brun-Valicon. Qui tire des conclusions en demi-teintes de cette pratique : « Nous avons observé des cas où la police fait preuve de retenue, utilise la force de manière proportionnée et fait bien les sommations de façon claire. Nous avons également vu des usages de la force moins justifiés, notamment lors des grosses manifestations parisiennes. Les observateurs de Seine-Saint-Denis vont parfois aider ceux de Paris. Il est arrivé que certains observateurs soient molestés, en dépit du cadre international », précise-t-il.

Les observateurs se rendent également compte que les policiers n’arborent souvent aucun matricule. Depuis le mois de décembre 2013, les policiers et les gendarmes ont pourtant l’obligation de porter un matricule de 12 chiffres, dit RIO, sur une bande détachable de 5 cm apposée sur leur épaule ou sur leur poitrine, afin qu’une intervention puisse être reliée à un agent. Le 16 janvier 2021, lors d’une manifestation contre la loi n° 2021-646 du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés, dite loi Sécurité globale, de la place Daumesnil à la place de la Bastille, l’Observatoire constate que sur 50 gendarmes encerclant le défilé, seuls 17 portent leur matricule RIO. Plusieurs rapports et avis du Défenseur des droits et de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) corroborent ces constats. La LDH prend contact avec le ministère de l’Intérieur, qui lui adresse une fin de non-recevoir.

En septembre 2022, la LDH, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature (SM), saisissent le Conseil d’État. Ces organisations dénoncent les carences dans le port du RIO, ainsi que son manque de visibilité. « Trop petit, souvent couvert voire masqué, quand il n’est pas carrément absent, l’intérêt du RIO est limité. Conséquence, les poursuites contre les agents soupçonnés de violences illégales sont rares ou infructueuses. Le but de ce recours en justice était donc double : faire reconnaître que le non-port du RIO était un phénomène d’ampleur, et contraindre le ministère de l’Intérieur à améliorer la lisibilité de ce matricule », écrit l’Observatoire des pratiques policières et l’action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) et la LDH dans un communiqué de presse. Le 11 octobre dernier, le Conseil d’État rend une décision forte : il donne raison aux associations et écrit que « le ministre de l’Intérieur n’a pas pris les mesures propres à assurer l’effectivité du respect par les membres des forces de sécurité intérieure de l’exigence de port effectif et apparent de l’identifiant individuel » (CE, 11 oct. 2023, n° 467771). Le Conseil d’État rappelle que les agents doivent porter ce numéro bien visible et fait « injonction au ministre de prendre toutes mesures utiles aux fins d’assurer le respect par les agents de police et de gendarmerie, y compris lorsque l’emplacement habituel de leur matricule est recouvert par des équipements de protection individuelle, de l’obligation de port apparent du numéro d’identification, lorsque ceux-ci y sont soumis ».

Que pensent les policiers de ces observateurs ? Le syndicat Alliance, premier syndicat de police, n’a pas donné suite à nos sollicitations. D’autres ont accepté de nous répondre. « En tant que policier, on ne doit pas craindre la transparence », assure Thierry Clair, secrétaire général adjoint du syndicat UNSA Police. « Ce qui serait bien, c’est que l’Observatoire examine aussi quand les policiers sont pris pour cible. Nous sommes exposés sur la voie publique à des situations violentes. Les blacks blocs qui attaquent les banques et les grandes enseignes s’en prennent également physiquement aux policiers. Les anciens CRS disent bien qu’au fil des années, la violence est montée d’un cran », pose-t-il. Après la mort de Nahel, les policiers ont été particulièrement exposés. « Des conjoints et des enfants de collègues ont été suivis. Une collègue policière a même été suivie à la sortie de l’école de ses enfants. Pour être crédible, il faut dénoncer aussi ces violences qui sont commises contre des citoyens de la classe sociale moyenne voire défavorisée », souligne-t-il, rappelant les origines modestes de nombre de policiers.

Autre voix, celle de Fabien Bilheran, ancien officier de police judiciaire dans les Hauts-de-Seine. Il a quitté la police en 2022 et se sent libre de dire tout haut ce que nombre de ses collègues, assure-t-il, pensent tout bas.  « Il y avait une vraie nécessité au moment des Gilets jaunes de comprendre le maintien de l’ordre. La police est un service public : « Je trouve intéressant que la population puisse exercer un contrôle sur la police, qui malheureusement a tendance à se replier sur elle-même au lieu de communiquer. Cet observatoire est l’expression d’une démarche citoyenne. Il est une des solutions pour rapprocher la police de la population », estime-t-il. Flavien Bénavzet, secrétaire général du SNUIPN, ne dit pas autre chose : « C’est une très bonne initiative. C’est dommage que le ministère de l’Intérieur ne l’ait pas prise lui-même. Les policiers sont là pour assurer la sécurité des biens et des citoyens. Il ne faut pas avoir peur de dire que quelque chose ne va pas. Le citoyen finance sa police. Pointer les problèmes de violence illégitime et de racisme est important si on veut s’améliorer ».

Plan