Histoire et postérité de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, nouvelles approches
Valentine Zuber, Emmanuel Decaux et Alexandre Boza (ss. dir.), Histoire et postérité de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, nouvelles approches, L’Univers des Normes, 2022, Presses Universitaires de Rennes.
Cet ouvrage, rassemblant les contributions pluridisciplinaires du colloque organisé en 2018 à l’occasion du 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH), entend, pour reprendre les propos de Jean-Marie Burguburu, avocat, qui préside depuis 2020 la commission nationale consultative des droits de l’Homme, dans sa préface, « rétablir, dans son bien-fondé, dans son utilité et dans le rôle majeur qui doit être le sien, cette déclaration qui a vu le jour sur les décombres d’un conflit où avait été niée la dignité intrinsèque de tout être humain »1.
C’est un objectif important et d’actualité, car, comme le rappelle à son tour Régis de Gouttes dans son avant-propos, « le risque est (…) réapparu d’une forme de relativisme des droits de l’Homme en fonction des cultures et des traditions de chaque région ou État concerné »2. Il cite, à l’appui de son affirmation, la demande, finalement rejetée, de certains États musulmans, dont il a eu à connaître en tant que président du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations unies, d’un protocole additionnel visant à combattre la diffamation des religions, les blasphèmes et l’islamophobie, suite notamment à l’épisode dit des « caricatures de Mahomet ». Il évoque également la critique d’une approche trop occidentale des droits de l’Homme ou encore la volonté, portée notamment par certains États d’Amérique latine et d’Afrique, d’une vision de la société plus communautaire et donc moins fondée sur les droits individuels.
C’est précisément cette question de la contestation de la DUDH que développent Valentine Zuber, Emmanuel Decaux et Alexandre Boza dans leur introduction, en en précisant les différentes formes3. La première repose sur la question de l’effectivité de sa mise en œuvre, toujours entravée depuis l’origine et donc à la fois cause et conséquence de sa contestation. Plus récemment, cette contestation a pris d’autres formes. On le voit avec les attaques à l’encontre de la démocratie libérale, qui s’accompagnent d’un rétrécissement des libertés fondamentales et d’une contestation des institutions qui la garantissent4. En outre, on assiste à l’apparition d’une contestation portant sur l’universalisme fondé sur la dignité intrinsèque de tout être humain. Pour toutes ces raisons, organiser, à l’occasion de ses 70 ans, une réflexion sur la DUDH, en particulier sur les défis auxquels elle est confrontée, apparaît donc indispensable.
Pour alimenter cette réflexion, un détour par l’histoire s’avère nécessaire, pour nous rappeler les différentes étapes de la réception de la DDHC durant ses 70 ans d’existence. C’est ce à quoi nous convie Valentine Zuber, en nous rappelant combien la DUDH constitue un texte enraciné dans l’histoire, profondément marqué par son contexte d’élaboration et d’adoption, en réaction à la barbarie nazie mais aussi dans la continuité d’un mouvement de protection des droits de l’Homme apparu dès le XVIIIe siècle. C’est toutefois, aujourd’hui encore, un processus toujours inachevé et qui tend à être contesté, au nom d’une critique de l’universalité fondée sur l’assimilation de la promotion des droits de l’Homme à une forme d’impérialisme de la pensée occidentale. Il convient donc de s’attacher à promouvoir la DUDH, peut-être, comme le suggère Valentine Zuber, en sécularisant les droits humains. Tâche d’autant plus importante que la DUDH « a peut-être perdu de sa superbe, mais reste tout de même (…) le seul véritable texte de référence permettant de mesurer équitablement le degré de respect aux normes internationales en matière de droits de l’Homme par tous les États du monde »5.
Pour être complet, le détour par l’histoire doit remonter au-delà de la période de rédaction de la DUDH elle-même, afin de mieux en cerner les origines. Emmanuel Decaux nous invite ainsi à découvrir les travaux précurseurs effectués par l’Institut de droit international6, entre 1921 et 1948. Deux dates retiennent alors l’attention : la session de l’Institut à New-York, en 1929, au cours duquel l’Institut a adopté une « Déclaration des droits internationaux de l’Homme », certes loin d’atteindre la densité de celle de 1948, mais qui apparaît comme un premier pas, face notamment à l’urgence des discriminations à l’encontre des minorités nationales en Europe et la session de 1947 à Lausanne, qui a contribué à poser les bases éthiques de la refondation du droit international.
Évidemment, une question essentielle est celle de son appropriation par les différents États depuis son adoption. On ne peut, sur ce sujet, viser à l’exhaustivité. Deux exemples particulièrement intéressants sont néanmoins développés.
Le premier, que traite Alexandre Boza, est celui de la France. Il traduit bien la tension qui existe entre la proclamation de l’attachement aux droits de l’Homme dans les pays occidentaux et la difficulté à la traduire par des dispositifs institutionnels qui les rendent opératoires. De ce point de vue, l’absence, sous la Quatrième République, d’un contrôle de constitutionnalité ou d’un médiateur sont significatifs. Pour autant, le bilan est loin d’être totalement négatif. On peut notamment citer la vive attention portée aux droits et libertés par le Conseil d’État, dont René Cassin a été vice-président de 1944 à 1959.
Second exemple, celui du rapport de l’Union soviétique à la DUDH, qu’Irène Herrmann étudie sur la période allant de 1948 à 1976. On note, sans surprise, des différences de fond avec les démocraties occidentales, les Soviétiques insistant sur le caractère primordial des droits économiques et sociaux. Irène Herrmann expose également l’instrumentalisation par l’URSS des droits civils et politiques, dont elle dénonce la violation dans le monde non-communiste, visant notamment le régime d’apartheid sud-africain, la ségrégation aux USA ou encore les exactions des dictatures grecque et chilienne. Il s’agit là évidemment d’une habile rhétorique, inscrite dans la propagande soviétique.
Si le passage par l’histoire est fécond, il est aussi nécessaire de porter de nouveaux regards sur la DUDH.
Le premier, auquel s’attache Blandine Chélini-Pont, consiste à interroger la place réservée aux droits de la femme dans la DUDH. Elle nous rappelle « la faible incidence, le faible coefficient féminin de la DUDH »7. Cela n’avait rien d’une fatalité, mais s’explique par les difficultés de la sous-commission de la condition de la femme créée au sein du Conseil économique et social de l’ONU à s’affirmer dans le processus de rédaction d’une part, la réticence de certains États face à la promotion des droits des femmes d’autre part. On ne peut qu’y voir une occasion manquée.
C’est à un sujet plus technique que Mogens Chrom Jacobsen nous invite à nous intéresser, celui des incohérences à l’intérieur du régime international des droits de l’Homme. Plus précisément, ce qui se joue ici, est la tension entre le perfectionnisme de la DUDH, entendu comme « une théorie de philosophie morale qui exige de l’Homme de réaliser autant que possible toutes les potentialités de sa perfection »8 et la conception juridique plus traditionnelle qui se trouve aux fondements d’autres instruments comme le Pacte international des droits civils et politiques.
Steven Jensen, quant à lui, s’intéresse à la manière dont la DUDH a été commémorée, chaque décennie, depuis 1958, pour souligner la grande diversité à la fois dans la forme, l’intensité et l’écho rencontré par cette célébration, tantôt teintée d’optimisme et d’ambition, comme en 1968 et 1988, tantôt marquée par un contexte plus pessimiste, comme en 1978.
Bien sûr, la question de la manière dont la DUDH est reçue et appliquée dans les différentes parties du monde constitue un sujet majeur. De ce point de vue, l’analyse d’Elsa Lafaye de Micheaux concernant l’Asie du Sud-Est invite à une certaine circonspection. Certes, des progrès s’y font jour en ce qui concerne l’inscription de la DUDH dans les droits nationaux, mais cela n’entraîne pas toujours d’amélioration effective dans la protection des droits au sein des différents États. L’espoir reste vif, comme l’illustre la contribution de Dato Ambiga Sreenevasan, éminente juriste engagée dans la défense des droits de l’Homme dans son pays, la Malaisie. Elle souligne en effet la volonté de celle-ci, après les élections générales de 2018, d’incarner avec succès l’inscription de la DUDH en Asie du Sud-Est9.
Après ces différents regards un peu décentrés, l’ouvrage regroupe, dans sa dernière partie, des contributions qui ont trait aux rapports entre DUDH et religions, dont on a déjà pu apercevoir le caractère central et de plus en plus prégnant.
Ce n’est toutefois pas une nouveauté car, comme le rappelle Fernando Arlettaz, il y a eu de nombreux débats à ce sujet lors de l’adoption de la Charte. Deux d’entre eux méritent particulièrement d’être soulignés. Il y a celui qui a opposé tenants d’une protection spécifique de la liberté de religion et ceux qui pensaient suffisant d’assurer la protection de conscience en général, positions respectivement défendues par les Américains et les Français. Il y a eu aussi l’opposition d’États musulmans à la liberté de changer de religion, qui fut pourtant finalement inscrite dans la DUDH10.
Pour autant, ce dernier point n’a pas été résolu, comme le rappelle Dominique Avon dans sa contribution sur la question de l’apostasie dans les États musulmans. En effet, certains de ceux-ci, après avoir modifié leur droit interne dans le sens de la promotion des références juridiques islamiques, ont tenté de modifier le droit international des droits de l’Homme, adoptant notamment une Déclaration sur les droits de l’Homme en Islam, au Caire, le 2 août 1990.
Cette situation pose une question qu’illustre Olivier de Frouville à travers les affaires dites du niqab, telles qu’elles furent posées devant la Cour européenne des droits de l’Homme et le Comité des droits de l’Homme des Nations unies : comment le juge des droits de l’Homme, appliquant un droit par essence cosmopolitique, doit-il se positionner face à une revendication de restriction des droits fondée sur une éthicité nationale ? Plutôt qu’une stricte approche positiviste, Olivier de Frouville développe l’idée qu’il existe une base éthique commune aux jugements cosmopolitiques, fondée sur l’attention constante aux marges et le refus de prendre parti pour une conception morale contre une autre avec, toutefois, une ouverture plus grande de la Cour européenne des droits de l’Homme à la prise en compte des choix de société, par rapport à l’attitude plus strictement universaliste du Comité des droits de l’Homme des Nations unies.
En définitive, que retenir de ces nombreuses contributions, très diverses et du large panorama qu’elles nous dressent ? Sans doute que la DUDH, certes marquée par le contexte et la culture juridique spécifique de ses rédacteurs, qui l’inscrivent dans une perspective occidentale, n’en reste pas moins un instrument indispensable de promotion des droits humains auquel il ne faut pas renoncer. Pour cela, il faut savoir ne rien céder sur l’essentiel et lutter contre le relativisme, tout en étant attentif à la légitime revendication d’une meilleure prise en compte des enjeux et des groupes négligés en 1948.
Notes de bas de pages
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1.
J.-M. Burguburu, « Préface », in V. Zuber, E. Decaux et A. Boza (ss. dir.), Histoire et postérité de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, nouvelles approches, L’Univers des Normes, 2022, Presses Universitaires de Rennes, p. 9.
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2.
R. de Gouttes, « Avant-Propos », in V. Zuber, E. Decaux et A. Boza (ss. dir.), Histoire et postérité de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, nouvelles approches, L’Univers des Normes, 2022, Presses Universitaires de Rennes, p. 11.
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3.
On pourra à ce propos se reporter par exemple à J. Lacroix et J.-Y. Pranchère, « Le procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique », 2016, Éditions du Seuil.
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4.
À ce sujet, on pourra par exemple lire, à titre d’illustration journalistique, « Orban et Salvini veulent-ils tuer la démocratie libérale ? », l’Express, 30 août 2018.
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5.
V. Zuber, « 1948, les 70 ans de la DUDH, un anniversaire en demi-teinte », in V. Zuber, E. Decaux et A. Boza (ss. dir.), Histoire et postérité de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, nouvelles approches, L’Univers des Normes, 2022, Presses Universitaires de Rennes, p. 35.
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6.
Sur celui-ci, on pourra se reporter à J. Salmon, « Institut de Droit international : la valeur attend le nombre des années », in H. Ascensio, P. Bodeau-Livinec et a. (ss. dir.), Dictionnaire des idées reçues en droit international, 2017, Pedone, p. 307-312.
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7.
B. Chélini-Pont, « Les droits de la femme dans la déclaration universelle des droits de l’homme », in V. Zuber, E. Decaux et A. Boza (ss. dir.), Histoire et postérité de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, nouvelles approches, L’Univers des Normes, 2022, Presses Universitaires de Rennes, p. 73.
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8.
M. Chrom Jacobsen, « Des incohérences à l’intérieur du régime international des droits de l’homme », in V. Zuber, E. Decaux et A. Boza (ss. dir.), Histoire et postérité de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, nouvelles approches, L’Univers des Normes, 2022, Presses Universitaires de Rennes, p. 89.
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9.
Depuis lors, la situation ne s’est sans doute pas améliorée dans les proportions espérées par D. Ambiga Sreenevasan. On pourra à ce sujet consulter le bilan annuel 2021 de la situation des droits humains dans le pays établi par Amnesty International, « Tout ce qu’il faut savoir sur les droits humains en Malaisie », sur https://www.amnesty.org.
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10.
Sur la position des États musulmans sur la DUDH, on pourra consulter : M. Amin Al-Midani, « Les États islamiques et la Déclaration Universelle des droits de l’Homme », Conscience et Liberté, n° 59, 2000, p. 31-44.
Référence : AJU005y8