Interdiction des manifestations pro-palestiniennes : la décision du Conseil d’Etat attendue mercredi

Publié le 17/10/2023

Le Comité Action Palestine a demandé ce mardi matin, par voie de référé-liberté, au Conseil d’État de suspendre le télégramme de Gérald Darmanin adressé aux préfets le 12 octobre dernier, en ce qu’il a interdit les manifestations pro-palestiniennes en France. 

Façade du Conseil d'Etat
Photo : ©AdobeStock/Pixarno

C’est une phrase, une toute petite phrase à la fin d’une longue adresse du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin aux préfets, que le Conseil d’État a été appelé à examiner dans le cadre d’un référé-liberté mardi matin :

« Les manifestations pro-palestiniennes, parce qu’elles sont susceptibles de générer des troubles à l’ordre public, doivent être interdites ».

Le Comité action Palestine (CAP) demande sa suspension, par la voix de Me Vincent Bringarth et de Me Jim Villetard. Fondé en 2004, ce comité se présente sur son site comme « une association qui œuvre pour la réalisation des droits nationaux du peuple palestinien et en particulier le droit à l’autodétermination et le droit au retour des réfugiés, c’est-à-dire la libération de la terre arabe de Palestine ». Il précise par ailleurs : « Le CAP dénonce le sionisme en tant que mouvement colonialiste et raciste ».

Quand l’urgence de manifester s’oppose à l’urgence de maintenir l’ordre public

La première condition de recevabilité d’un référé-liberté, c’est l’urgence. Fait inédit, ici l’urgence est invoquée par les deux parties. Pour le ministère de l’Intérieur, l’attentat perpétré par le Hamas en Israël le 7 octobre impose d’éviter à tout prix une contagion en France, ce qui justifie l’adoption d’une série de mesure évoquées dans le télégramme contesté, dont l’interdiction des manifestations pro-palestiniennes. Pour le CAP au contraire, la situation dramatique dans laquelle se trouvent les Palestiniens à Gaza contraint à lever dès que possible l’interdiction des manifestations de soutien à ces populations. Autrement dit, l’urgence est indissociable de la question de fond, ce qui amène à aborder directement la deuxième condition de recevabilité du référé-liberté : la décision porte-t-elle une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ?

Comment distinguer pro-Palestine et pro-Hamas ?

On devine très vite que la fragilité du texte réside dans l’interdiction générale et a priori de toute manifestation pro-palestinienne de quelque nature que ce soit. « Comment définissez-vous une manifestation pro-palestinienne ? » interroge le président en se tournant vers le ministère. « Évidemment ce ne sont pas les manifestations de soutien aux victimes qui sont interdites, mais celles qui soutiennent le Hamas » répond Pascale Léglise, directrice des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’Intérieur. C’est là que le bât blesse aux yeux des requérants : en France le régime des manifestations relève non pas de l’autorisation, mais de la déclaration, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, rappelle Me Vincent Bringarth. On ne peut pas prendre une décision générale d’interdiction. « Est-ce qu’il est possible opérationnellement de distinguer une manifestation de soutien aux habitants de Gaza et une manifestation pro-Hamas ou anti-israélienne », poursuit le président qui s’inquiète de la « porosité » entre les deux. Et cela vaut des deux côtés. « Vous, organisateurs, est-ce que vos messages ne sont pas, à tout le moins ambigus, voire de soutien à l’égard du mode d’action du Hamas ? ».

« Fermer la porte aux slogans innommables »

« Toutes les manifestations déclarées jusqu’à présent avaient pour but de se féliciter des modalités utilisées pour la résistance, précise Pascale Léglise. Les mots d’ordres en étaient par exemple « Tout le monde déteste Israël ». Il n’était jamais question d’allumer des bougies et de prier pour le peuple palestinien ». D’ailleurs, la consigne d’interdiction adressée aux préfets a été prise au lendemain d’une manifestation à Marseille qui a dégénéré avec des slogans du type « les juifs, c’est vous les terroristes ». Pascale Léglise explique que si la phrase du ministre dans le télégramme est générale, chaque déclaration de manifestation donne lieu à une décision motivée fondée sur une analyse individuelle approfondie par les préfets qui porte sur : le demandeur, ses prises de position, ses réactions aux événements du 7 octobre, les mots d’ordre et slogans de la manifestation envisagée et, enfin, le lieu où elle va se dérouler. L’objectif du ministère est de lutter contre l’émergence d’un antisémitisme assumé sur le territoire, or souligne Pascale Léglise, « Palestine vaincra » se transforme en « les juifs mourront ». Après avoir rappelé que l’attaque menée par le Hamas contre Israël le 7 octobre répondait précisément à la définition de l’acte terroriste, elle a indiqué qu’il était hors de question d’ouvrir « la porte à des slogans innommables ».

Depuis le 7 octobre en France, on dénombre 2 500 actes antisémites

Ce risque allégué de porosité constitue la principale difficulté, déplore de son côté Me Vincent Bringarth, dès lors qu’on entretient la confusion entre soutien à la Palestine et soutient au Hamas. « Si l’interdiction excluait de son champ les manifestations caritatives, la trouveriez-vous fondée ? » lui demande alors le président. C’est précisément pour obtenir une définition plus fine de l’interdiction que les requérants ont saisi le conseil d’État. « La France se singularise par rapport à d’autres pays qui ont permis des rassemblements de soutien à Gaza, justement en raison de la crise humanitaire », souligne Me Brengarth. « C’est sans doute à cause de leur histoire que la France et l’Allemagne ont cru devoir faire un peu plus que les autres pays » tacle Pascale Léglise qui dégaine d’inquiétantes statistiques : depuis le 7 octobre le ministère a recensé 2 500 signalements d’actes antisémites, dont 232 ont conduit à une judiciarisation. Elle rappelle que ces manifestations peuvent susciter différents troubles à l’ordre public : atteinte à la dignité, à la cohésion nationale, commission d’infractions (apologie d’actes de terrorisme, incitation à la haine…). D’ailleurs, souligne-t-elle, l’association requérante elle-même le 8 octobre a évoqué « le succès historique de la résistance palestinienne », ce qui constitue selon Pascale Léglise une apologie du terrorisme.

 À quoi sert l’interdiction si elle n’est pas contraignante ? 

« On modifie les termes du débat, s’insurge Me Brengarth, c’est le télégramme du 12 octobre qui nous occupe et le problème lié au fait qu’il peut englober les manifestations de soutien aux Palestiniens ». Et de citer la presse qui n’a pas aperçu la moindre distinction selon l’objet de la manifestation. Il pointe également le choix du vocabulaire. Le télégramme ne dit pas que les manifestations sont interdites « lorsqu’elles » sont susceptibles d’engendrer des troubles, mais « parce qu’elles » sont susceptibles d’engendrer des troubles. « C’est comme ça que l’interdiction est comprise et appliquée, on voit mal comment un préfet pourrait autoriser une manifestation malgré cette interdiction ». Me Jim Villetard, dénonce de son côté la volonté de décourager tout rassemblement en signalant les 752 verbalisations effectuées lors de la dernière manifestation à Paris ( NDLR : interdite) sur 3000 participants. Si l’interdiction n’a pas de valeur contraignante, et que les préfets appliquent simplement le code, à quoi sert-elle ? objecte encore Me Brengarth.

Une réserve d’interprétation pourrait satisfaire tout le monde

« Si le ministre avait voulu poser cette interdiction générale, il aurait pu prendre un texte en ce sens valable sur tout le territoire, et alors, il aurait fallu en effet en définir le champ et la durée » rétorque Pascale Léglise. D’ailleurs Gérald Darmanin s’en est expliqué le 12 octobre au micro de Sonia Devillers (France Inter) qui l’interrogeait justement sur l’étendue de l’interdiction. « La cause palestinienne est une cause absolument respectable », a expliqué le ministre, en revanche« si c’est une manifestation de soutien au Hamas, c’est non ». Il a par ailleurs précisé que les interdictions de rassemblement étaient prises « au cas par cas ». Pascale Léglise concède finalement que le « parce que » était peut-être mal choisi : « si vous voulez faire une réserve d’interprétation sur le soutien aux victimes civiles, nous n’y sommes pas opposés car c’est notre vision » a-t-elle précisé au président.

Une asymétrie de traitement avec Israël ?

Reste une difficulté : l’asymétrie entre les manifestations pro-israéliennes autorisées et les manifestations pro-palestiniennes interdites. Mais là encore Pascale Léglise a de quoi justifier les décisions prises : « les manifestations pro-israéliennes critiquent la réponse terroriste du Hamas, elles ne justifient pas un acte terroriste ». Les requérants s’engouffrent néanmoins dans la brèche. « Vous avez des préventions à l’égard de la Palestine qui n’existent pas avec les ultra-sionistes. Il est fondamental qu’il puisse y avoir une expression collective sur ce qu’il se passe à Gaza » plaide Me Brengarth. Le président pose une dernière question au ministère : quels éléments pourraient l’amener à lever l’interdiction ? « Tant que la pression ne sera pas redescendue on demande aux préfets d’être vigilants » répond Pascale Léglise, qui rappelle que la France est en état d’alerte terroriste maximale.

L’audience a duré un peu moins d’une heure trente. La décision sera rendue mercredi.

 

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