L’appel au secours des discothèques devant le Conseil d’Etat
Le Conseil d’Etat a examiné mercredi 19 mai les recours en référé-liberté déposés par la Chambre hôtelière du Rhône et le Syndicat national des discothèques et lieux de loisirs. Ils contestent la légalité de leur fermeture ainsi que le couvre-feu, et demandent par ailleurs la reconnaissance du préjudice économique spécifique qu’ils subissent en raison de la crise sanitaire.
Le destin est parfois insolent. C’est le jour tant attendu de la réouverture des bars et restaurants qu’était fixée l’audience de référé destinée à examiner le sort des discothèques. Celles-ci sont fermées depuis 14 mois et, pour l’instant, n’aperçoivent aucune perspective de réouverture. Les 1600 établissements concernés n’en peuvent plus. C’est pourquoi deux institutions ont décidé d’appeler le Conseil d’état à l’aide : la Chambre de l’industrie hôtelière et touristique du Rhône et Lyon d’une part, le Syndicat national des discothèques et des lieux de loisir d’autre part. Le juge Damien Botteghi a choisi de les examiner ensemble. Ce qu’ils réclament ? De la visibilité sur une possible réouverture et la reconnaissance de leur préjudice économique.
Le cas des clubs échangistes
« Il n’y a pas de débat sur l’urgence », précise d’entrée de jeu le juge des référés, car « l’impact d’une fermeture depuis 14 mois ne prête pas à discussion ». Ce qu’il faut déterminer en revanche, c’est si cette fermeture est proportionnée et quelles sont les perspectives que le gouvernement leur propose. Comme tous ceux avant eux qui ont contesté les décisions de fermeture les frappant (libraires, spectacles, galeries d’art…), les gérants de discothèque sont convaincus que leur activité n’est pas plus risquée que celles qui sont autorisées à reprendre. Et ils ne manquent pas d’arguments. On dénombre 1 600 discothèques en France dont 900 peuvent accueillir moins de 300 personnes et seulement 46 plus de 1 000. Comment peut-on leur interdire d’ouvrir quand, parallèlement, on envisage d’autoriser les concerts de 5 000 personnes ? Le ministre de la santé a également annoncé que les mariages allaient bientôt reprendre comme avant. On en dénombre 40 000 par mois pendant la belle saison. Toutes les générations vont se mélanger, on va boire et danser, plus personne ne songera aux gestes barrière. Alors que dans une discothèque, la majorité des clients a entre 18 et 25 ans, ils sont moins fragiles au virus, les contraintes incendie imposent un renouvellement d’air permanent et le personnel de sécurité est en situation de faire respecter les consignes. Mais ce qui les révolte le plus, c’est la réouverture des clubs libertins sous prétexte qu’ils sont classés dans une autre catégorie. Depuis le début de la pandémie en mars 2020, le gouvernement s’appuie en effet sur la classification incendie du code de la construction pour déterminer les catégories d’établissements accueillant du public qui peuvent ouvrir ou pas. Les discothèques relèvent de la catégorie P, les bars et restaurants de la catégorie N. Les clubs libertins relèvent soit du N soit du X qui représente les…clubs de sport. « On va se faire des bisous avec les masques, ironise le représentant de la chambre hôtelière du Rhône, le préservatif deviendra-t-il le geste barrière principal ? ».
« Tout le monde peut faire la discothèque sauf les professionnels de la discothèque ! »
Les discothèques avaient déjà saisi le Conseil d’Etat d’une demande de réouverture en juillet 2020. A l’époque, le ministère de la santé leur avait opposé le cluster géant d’un club en Corée. C’était une boite gay, précisent les requérants, or en Corée l’homosexualité n’est pas acceptée, il a donc été impossible de tracer les clients et de cantonner l’épidémie. A cet exemple ils opposent l’expérience réalisée récemment lors d’un concert à Barcelone, le port du masque était imposé, aucune contamination n’a été constatée. Les requérants mettent en garde. Depuis la fermeture des discothèques, certains dealers se sont reconvertis dans l’organisation de fêtes clandestines, on a ainsi dénombré 300 fêtes privées entre janvier et mars, cet été il y en aura 30 000, prédisent-ils. Pas de masques, pas de gestes barrière, pas de surveillance. Et pas d’intervention possible de la force publique car ce sont des lieux privés, seule une amende pour tapage est envisageable. Me Clarisse Sand, qui défend la chambre hôtelière du Rhône, intervient pour préciser que les avis du Haut conseil de la santé publique, dont le plus récent date du 11 mars, ne distinguent pas entre les restaurants et les discothèques, c’est le gouvernement qui réserve à ces-dernières un statut particulier.
« Salles de mariages, clubs libertins et bars à ambiance musicale, tout le monde peut faire de la discothèque sauf les professionnels de la discothèque ! » s’indigne Henri de Beauregard qui représente leur syndicat. « On peut donc mettre de la musique et faire danser en N, mais pas ouvrir et seulement servir à boire en P » dénonce-t-il.
« On peut difficilement accepter qu’il n’y ait aucune perspective d’ouverture » objecte le juge des référés en se tournant vers le représentant du ministère de la santé. Charles Touboul, directeur des affaires juridiques de ce ministère, est fidèle au poste. C’est lui qui, référé-liberté après référé-liberté vient expliquer depuis le début de la crise sanitaire la position du gouvernement à tous ceux qui contestent la décision de fermeture qui les frappe. « On comprend l’impatience, ô combien légitime. La situation est beaucoup plus dégradée que l’an dernier à la même époque, mais il est proprement hors de question de rouvrir tout de suite, c’est radicalement impossible, on rouvre tout juste les commerces » répond-il. Pour lui, tous les arguments opposés l’an dernier à la réouverture sont encore plus d’actualité en ce mois de mai. Toutefois, le gouvernement a fixé un nouveau rendez-vous seconde quinzaine de juin, si les conditions sont réunies, l’activité pourra reprendre.
Inquiétude autour des variants
« C’est certain que ces débats ont déjà eu lieu en juillet dernier mais la proportionnalité doit tenir compte du temps qui passe » insiste le président.
Cette fois, c’est le médecin du ministère de la santé qui répond. Si on ferme les discothèques, c’est que l’activité est très risquée en raison du brassage, de la densité de population, du temps de contact, en intérieur dans un milieu confiné. D’ailleurs, la réouverture des bars et restaurants, souligne-t-il est pour l’instant limitée à l’extérieur et avec jauge. En juillet 2020, on dénombrait 500 personnes en réanimation, en mai 2021, on est 4 000 avec une saturation à 100% dans certaines régions comme en Ile-de-France. S’agissant de l’absence de perspectives, le médecin rappelle qu’en janvier, le variant anglais représentait 3% des contaminations, en mai il atteint 80%. Charles Touboul surenchérit : si on était capable de fixer ab initio des critères, on le ferait, mais c’est impossible, trop de paramètres entrent en jeu, les variants, la vaccination, le taux de population testée, l’acceptabilité des mesures, leur proportionnalité. Concernant les clubs libertins, il concède que l’activité est incompatible avec les gestes barrière et que c’est sans doute à ce titre, et non en raison de la catégorie d’appartenance des établissements, que ce pourrait être interdit.
25% de la profession va disparaitre
Cela fait déjà plus d’une heure que les parties échangent des arguments, mais les requérants ne lâchent pas un pouce de terrain. Ainsi, Me Frédéric Niel pour la chambre hôtelière du Rhône fait observer qu’en Corse du Sud on ne compte que 8 personnes en réanimation, « dès lors pourquoi ne pas distinguer selon les régions ? » s’interroge-t-il. « Pour que la Corse conserve sa situation favorable, rétorque Charles Touboul, le gouvernement a fait le choix de ne pas territorialiser précisément parce qu’on sait que les jeunes sont capables de faire des centaines de kilomètres pour trouver une boite ouverte ».
A l’autre bout de la salle, c’est au tour d’Henri de Beauregard de revenir à la charge : « Ce qui nous nuit économiquement c’est aussi l’impossibilité de nous projeter. Les casinos sont classés en catégorie P et pourtant ils ouvrent, donc en réalité vous acceptez de tenir compte de l’activité. Si c’est la danse qui nous condamne, alors il faut l’interdire partout, je n’accepte pas d’être prisonnier de ma lettre P qui m’empêche d’exercer mon activité ». Il y aurait bien une solution pour les établissements qui consisterait à changer de catégorie. Certains l’ont fait pour survivre, mais l’avocat n’y croit guère. « La clientèle ne suivra pas, je perdrai mon monopole de nuit et par ailleurs, la procédure est très longue ». Si lors des autres recours, le ministère de la santé parvenait plus ou moins à impressionner les requérants en expliquant la gravité de la situation sanitaire, cette fois c’est plus difficile. Signe sans doute que le désespoir et le sentiment d’injustice sont profonds. Ce qu’exprime d’ailleurs Christian Jouny, responsable de la délégation du syndicat des discothèques auprès des pouvoirs publics. « Nous avons dépassé l’impatience ou la frustration, il y a des drames économiques, 25% de la profession va disparaitre ». L’avenir, si les réouvertures ne sont pas autorisées s’annonce bien sombre : multiplication des fêtes clandestines, rebond de l’épidémie et en septembre, maintien de la décision de fermeture. « On nous dira, explique-t-il, les autres n’ont pas respecté les protocoles donc vous ne pourrez pas rouvrir ». Et de conclure : soit on nous donne des perspectives, soit on nous dit que l’activité s’arrête et dans ce cas on se met tous autour d’une table.
Les stocks sont fichus et les fonds de commerce ne valent plus rien
L’audience touche bientôt à sa fin. A la demande du président, les requérants précisent qu’ils contestent bien entendu aussi le couvre-feu et qu’ils réclament par ailleurs la reconnaissance de leur préjudice économique spécifique. Alors que les restaurateurs ont mis 111 jours à accéder au dispositif d’aide qui permet soit de toucher 10 000 euros par mois, soit 20% du chiffre d’affaires 2019, eux ont attendu 262 jours. Contrairement à leurs collègues restaurateurs, ils ne peuvent pas faire de la vente à emporter. Quant à leurs stocks de boissons, au bout de 14 mois, ils sont fichus. Les fonds de commerce ont par ailleurs perdu beaucoup de leur valeur et plus personne ne veut investir dans ce type d’activité.
Le juge s’est accordé la fin de la semaine et le week-end pour réfléchir. Décision annoncée en début de semaine prochaine.
Référence : AJU218712