L’émergence d’un droit européen de l’urgence : l’exemple de la relocalisation des migrants
Il est fréquemment reproché aux institutions européennes leur lenteur devant les situations d’urgence. La vague migratoire rencontrée par l’Union européenne en 2015 a conduit l’Union européenne, en situation d’urgence, à promulguer des dispositions s’affranchissant du cadre institutionnel normal, en particulier, en dérogeant au principe de hiérarchie des normes. À travers son arrêt, sur le cas exceptionnel de la relocalisation des migrants, la CJUE précise et encadre la notion d’urgence, plus particulièrement sur la durée et des circonstances permettant de recourir à un dispositif d’exception. Ce droit de l’urgence est néanmoins lacunaire. Cette jurisprudence n’est pas généralisable et, il est sans doute indispensable de poser des garde-fous en renforçant les prérogatives des parlements européens et nationaux. De même, cet arrêt illustre la nécessité pour l’UE de ratifier la Convention européenne des droits de l’Homme, afin d’éviter à l’avenir que surgisse une contrariété de normes qui a déjà rendu indispensable une révision des accords de Dublin.
CJUE, Grande chambre, 6 sept. 2017, no C-643/15 C-647/15
Au vu de ce qui précède, la notion de « mesures provisoires », au sens de l’article 78, paragraphe 3, TFUE, doit revêtir une portée suffisamment large afin de permettre aux institutions de l’Union de prendre toutes les mesures provisoires nécessaires pour répondre de manière effective et rapide à une situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers. … Si, dans cette perspective, il doit être admis que les mesures provisoires adoptées sur le fondement de l’article 78, paragraphe 3, TFUE peuvent en principe également déroger à des dispositions d’actes législatifs». Par ce considérant la « Grande chambre » de la CJUE admet qu’en situation d’urgence un acte réglementaire vienne modifier un acte législatif. Elle encadre ainsi les dérogations aux procédures normales de prise de décision, en limitant cette faculté à des mesures provisoires, et développe une conception très formaliste de l’acte législatif. Néanmoins cet arrêt — dont certains considérants traduisent sans doute l’embarras de la Cour — qui est peu protecteur des droits des parlements européens et nationaux, correspond à une situation très particulière, aussi cette jurisprudence a-t-elle sans doute vocation à demeurer isolée, mais elle y conduit à engager une réflexion sur la nécessité pour les institutions européennes, de disposer d’un cadre général traitant de l’urgence dans les Traités européens.
Les images de la mort du petit Alan Kurdi décédé sur une plage le 2 septembre 2015 ont constitué un choc pour l’opinion publique européenne. Elles ont amené l’Allemagne à ouvrir très largement ses frontières aux réfugiés politique syriens, accueillant, pour le seul mois de septembre 2015, 270 000 réfugiés, au cours de l’année 2015, pour toute l’Union, 1,83 million de franchissements irréguliers des frontières extérieures de l’Union ont été dénombrés, contre 283 500 pour l’année 2014. Par ailleurs, d’après les données statistiques d’Eurostat, au cours de l’année 2015, près de 1,3 million de migrants ont demandé une protection internationale dans l’Union, contre 627 000 au cours de l’année précédente.
Cette situation, d’une ampleur inédite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a eu des conséquences dans toute l’Europe, en particulier pour les pays de premier accueil situés sur les frontières extérieures de l’Union européenne. Ces derniers doivent, en vertu des accords de Dublin, enregistrer les demandes et éventuellement réadmettre les réfugiés déboutés du droit d’asile dans le pays où ils souhaitaient résider. Depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, le droit d’asile est devenu une compétence de l’Union concurrente de celle des États membres ; le Traité de Lisbonne confie à l’Union européenne la tâche de développer « une politique commune en matière d’asile, de protection subsidiaire et de protection temporaire visant à offrir un statut approprié à tout ressortissant d’un pays tiers nécessitant une protection internationale et à assurer le respect du principe de non refoulement » (art. 63.1).
Cette politique a pris une portée particulière avec les accords de Schengen devenus accords de Dublin, qui ont conduit à la mise en place d’un « régime d’asile européen commun », organisé par la directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 « relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres », ainsi que la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 « relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale ». Ces textes découlent des orientations définies par le Conseil européen de Tampere en octobre 1999, qui impliquaient la mise en œuvre d’une « procédure d’asile commune et un statut uniforme valable dans toute l’Union », dans le respect de la Convention de Genève sur les réfugiés du 28 juillet 1951. Les législations nationales étant en effet encadrées par des règles internationales définies par l’Onu, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne (UE). Ce foisonnement de règles internationales peut être source de confusion.
La responsabilité de l’examen d’une demande incombe d’abord à l’État sur le territoire duquel est entré le demandeur, mais ce n’est pas le seul critère de détermination de l’État compétent, il en existe d’autres tels que des considérations familiales, la possession récente d’un visa ou d’un titre de séjour d’un État membre, voir l’entrée irrégulière ou régulière du demandeur.
À la décharge des États situés en premier accueil, il faut convenir que l’afflux massif de réfugiés a rendu inopérant dans ces pays (Italie, Hongrie Grèce…) les mécanismes prévus. Leurs services d’immigration n’étaient pas dimensionnés pour faire face à cette demande. D’où la proposition formulée par la Commission européenne d’actionner l’article 78 § 3 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui dispose que : « Au cas où un ou plusieurs États membres se trouvent dans une situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut adopter des mesures provisoires au profit du ou des États membres concernés. Il statue après consultation du Parlement européen ».
L’« afflux soudain de ressortissants de pays tiers » est incontestable, aussi fort légitimement, la Commission européenne s’est-elle appuyée sur cette disposition pour proposer un plan de relocalisation d’un tiers des demandeurs d’asile dans d’autres pays de l’Union européenne, pour une période de deux ans, s’achevant le 26 septembre 2017. La décision du Conseil contestée par la Hongrie et la Slovaquie vient d’être validée par la CJUE. Cette décision met en évidence un certain nombre de questions institutionnelles, qui mériteraient d’être intégrées aux réflexions sur l’avenir de l’Union européenne :
• elle illustre la nécessité d’intégrer la Convention européenne dans l’ordre juridique communautaire,
• elle n’utilise pas le principe de solidarité pour fonder la décision,
• elle confirme que l’urgence permet aux institutions européennes de modifier par des actes réglementaires des décisions à caractère législatif,
• elle développe une conception de l’urgence qui amoindrit les prérogatives du Parlement européen et exclut les parlement nationaux du processus de décision,
• elle met en évidence la nécessité de réserver au Parlement européen les domaines législatifs les plus importants par un mécanisme analogue à celui de l’article 34 de la Constitution de 1958.
I. La remise en cause par la Cour européenne des droits de l’Homme du principe selon lequel tous les pays membres de l’UE étaient des pays sûrs rend nécessaire l’adhésion de l’UE à la CEDH
La jurisprudence de la CEDH a rendu en partie inopérant le dispositif de Dublin car, elle a refusé le postulat sur lequel reposait ce dispositif, à savoir que tous les pays de l’Union étaient présumés sûrs.
L’arrêt de la CEDH du 21 janvier 2011 estimait que la Grèce n’était pas un pays sûr pour les réfugiés. Car, le fait que « les États situés aux frontières extérieures de l’Union européenne rencontraient des difficultés considérables pour faire face à un flux croissant de migrants et de demandeurs d’asile » ne justifiait pas les conditions de détention « inacceptables » au sein de l’aéroport international d’Athènes. En conséquence, elle estime qu’une telle situation constitue un traitement inhumain et dégradant.
Les juges de la CEDH ont donc été amenés à censurer la double présomption sur laquelle est fondée la réglementation de l’UE : « les États membres (…) respectent tous le principe de non-refoulement » des demandeurs d’asile vers un pays où il risque à nouveau d’être persécutés ; et tous les États membres de l’Union « sont considérés comme des pays sûrs par les ressortissants de pays tiers ». Cette double présomption tendait en effet à conduire le premier État à procéder à une réadmission quasi-automatique du demandeur d’asile vers l’État compétent selon ce règlement, sans se poser la question du respect par ce dernier des exigences de la Convention.
Cette jurisprudence a conduit à considérer que le deuxième pays d’accueil, suivant la Grèce, des réfugiés prenant la route des Balkans, c’est-à-dire la Hongrie, devait exercer les responsabilités revenant normalement au pays d’entrée dans l’UE. Très concrètement, en faisant tomber la présomption selon laquelle tous les pays de l’Union européenne étaient des pays sûrs, la Cour imposait à la Hongrie d’accueillir et d’instruire les demandes d’asiles politiques des migrants qui se présentaient à ses frontières (environ 2000 par jour en septembre 2015) et, surtout les autorités politiques et l’opinion publique de ces pays redoutaient de devoir accueillir des dizaines de milliers d’immigrés dont les demandes d’asile auraient été rejetées par les pays de destination finale (Allemagne et Suède en particulier).
À partir de ce raisonnement, les autorités hongroises ont considéré qu’elles n’étaient pas en capacité d’accueillir les migrants éventuellement renvoyés d’Allemagne, d’où leur décision d’édifier un mur, doté d’un dispositif de filtrage des réfugiés venant de Serbie, pour remplir leurs obligations internationales en privilégiant le critère de protection des frontières extérieures de l’Union européenne. De fait, l’Union européenne n’a pu émettre que des condamnations morales vis-à-vis d’un symbole regrettable, sans pouvoir aller au-delà car la protection des frontières est une compétence nationale. À partir de cette situation ces mêmes autorités ont développé un discours très sécuritaire vis-à-vis des immigrés en rappelant dans leur communication que plusieurs des terroristes du Bataclan sont passés par la Hongrie, ce qui constitue un amalgame entrainant une stigmatisation des immigrés plus que regrettable. Cette situation apparaît quelque peu paradoxale car ces pays ne sont que des pays de transit où les émigrés ne souhaitent pas s’établir.
Cette jurisprudence illustre la deuxième des sept incompatibilités interdisant l’adhésion de l’UE à la Charte européenne des droits de l’Homme, relevées par la CJUE dans son avis du 18 décembre 2014, par lequel son Assemblée plénière refuse l’adhésion de l’Union européenne à la Charte. Elle considère que le principe de la confiance mutuelle entre les États membres, essence même de l’Union serait battu en brèche par cette adhésion, dès lors que l’Union serait assimilée à n’importe quelle autre partie contractante. En effet, la Convention oblige les États membres à vérifier le respect des droits fondamentaux par un autre État membre, ce qui est en contradiction avec le principe de confiance mutuelle.
Il apparaît donc urgent que la Charte européenne des droits de l’Homme soit pleinement intégrée dans l’ordre juridique communautaire pour éviter la situation que nous venons d’évoquer. Les ministres de la Justice de l’UE viennent d’ailleurs de rappeler cette exigence à la Commission européenne à travers leurs conclusions sur la Charte européenne des droits fondamentaux du 12 octobre 2017.
II. L’urgence a été préférée au principe de solidarité
L’article 80 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne stipule que : « Les politiques de l’Union visées au présent chapitre et leur mise en œuvre sont régies par le principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les États membres, y compris sur le plan financier. Chaque fois que cela est nécessaire, les actes de l’Union adoptés en vertu du présent chapitre contiennent des mesures appropriées pour l’application de ce principe ».
La solidarité est mentionnée également dans le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne comme faisant partie « des valeurs indivisibles et universelles » sur lesquelles l’Union est fondée. Par ailleurs, l’article 3, paragraphe 3, du Traité sur l’Union européenne (TUE) précise que l’Union promeut non seulement « la solidarité entre les générations », mais également « la solidarité entre les États membres ». La solidarité continue donc à faire partie d’un ensemble de valeurs et de principes qui constitue « le socle de la construction européenne ».
Dans ses conclusions l’avocat général, Yves Bot, insistait sur l’importance du principe de solidarité comme fondement au rejet de l’argument des requérants de violation du principe de proportionnalité et souhaitait « conférer un contenu concret au principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les États membres, posé à l’article 80 TFUE », ce qui n’a pas été consacré par la CJUE à travers un considérant de principe, traduisant probablement l’embarras de la Cour face à un dispositif dont elle sait qu’il est mal compris par une large portion des opinions publiques d’Europe centrale.
Néanmoins, la Cour précise la portée concrète du principe de solidarité. Pour elle, l’obligation de relocaliser ayant un impact sur tous les États, exige que soit assuré « un équilibre entre les différents intérêts en présence, compte tenu des objectifs poursuivis par cette décision ». Or, lorsqu’un ou plusieurs États membres se trouvant dans une situation d’urgence, au sens de l’article 78 § 3 TFUE, « les charges que comportent les mesures provisoires adoptées en vertu de cette disposition au profit de ce ou ces États membres doivent, en principe, être réparties entre tous les autres États membres, conformément au principe de solidarité et de partage équitable des responsabilités entre les États membres » (pt 291), la solidarité ne peut donc être morcelée ou fractionnée.
Par contre, la Cour confirme sa jurisprudence sur le principe de proportionnalité, qui ne peut être invoqué qu’en cas d’erreur manifeste d’appréciation. Elle rappelle à cet égard qu’il doit être reconnu aux institutions de l’Union un large pouvoir d’appréciation lorsqu’elles adoptent des mesures dans des domaines qui impliquent de leur part des choix de nature politique et des appréciations complexes.
Elle ne saurait censurer une décision que dans le cas où il « est constaté que, lorsqu’il a arrêté la décision attaquée, le Conseil a, à la lumière des informations et des données disponibles à ce moment, commis une erreur manifeste d’appréciation, en ce sens qu’une autre mesure moins contraignante, mais tout aussi efficace, aurait pu être prise dans les mêmes délais ».
Ce faisant, la Cour confirme la difficulté qu’il y a à évoquer le principe de subsidiarité et de proportionnalité pour contester les actes de l’UE (mais cela vaut également pour la subsidiarité). Ces principes qui visent à réguler l’exercice des compétences communautaires selon le double critère de la nécessité de l’intervention communautaire (principe de subsidiarité) et de son intensité (principe de proportionnalité) semblent pour le moment dépourvus de sanctions juridictionnelles véritables, hormis le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation. En revanche, les parlements nationaux s’y réfèrent de manière fréquente dans les avis émis sur les projets d’actes communautaires, et nous pouvons affirmer que le respect de ces deux principes constitue la base de la grille de lecture des projets d’acte communautaire par les parlements nationaux.
III. Une définition de l’acte législatif par la procédure suivie, et non par son domaine
Pour la CJUE ce n’est pas l’importance du sujet qui détermine le caractère législatif d’un acte mais la procédure prévue. Un acte juridique ne peut être qualifié d’acte législatif de l’Union que s’il a été adopté sur le fondement d’une disposition des Traités se référant expressément à la procédure législative ordinaire ou à la procédure législative spéciale.
Le seul fait que l’article 78§ 3 impose une consultation du Parlement européen ne suffit pas pour qualifier l’acte de législatif car, pour la Cour : « aux termes de l’article 289, paragraphe 3, TFUE, les actes juridiques adoptés par procédure législative constituent des actes législatifs. Partant, les actes non législatifs sont ceux qui sont adoptés par une procédure autre qu’une procédure législative ».
Or la distinction entre actes législatifs et non législatifs a une importance certaine, sur le plan procédural. Seule l’adoption d’actes législatifs est assujettie au respect de certaines obligations procédurales, en particulier la participation des parlements nationaux, ainsi qu’à l’exigence pour le Conseil de siéger en séance publique.
Le fait d’introduire une classification des actes législatifs selon le sujet abordé (système analogue à l’article 34 de la Constitution française) constitue un thème récurrent des débats institutionnels européens. En 2003, les députés français participant à la Convention sur l’avenir de l’Europe avaient souhaité que les distinctions entre domaine de la loi et domaine du règlement figurent dans les Traités européens et avaient déposé un amendement en ce sens.
Pour la Cour « une telle approche systémique assure la sécurité juridique nécessaire lors des procédures d’adoption d’actes de l’Union, en ce qu’elle permet d’identifier de manière certaine les bases juridiques habilitant les institutions de l’Union à adopter des actes législatifs et de distinguer ces bases de celles ne pouvant servir que de fondement à l’adoption d’actes non législatifs ».
La conséquence pratique de ce dispositif est que l’ordre du jour du Parlement européen est encombré d’actes de peu d’intérêt, qui nécessitent un recours à la procédure législative, quand des sujets d’importance y échappent. C’est sans doute un point qui pourrait faire l’objet d’une révision des Traités.
Il convient néanmoins de relever que la Commission européenne, même si elle n’y était pas formellement tenue, a procédé à la consultation des parlements nationaux le 13 septembre 2015. L’importance du sujet le justifiait, la décision de déplacer 120 000 migrants au sein des pays européens a des conséquences significatives pour les pays d’accueil, ne serait-ce que sur le plan budgétaire et social.
Le Parlement européen a été consulté sur le projet initial, mais pas sur le texte définitivement adopté qui modifiait en particulier le nombre de pays concernés. Malgré l’affirmation de ce principe et l’exigence d’une nouvelle consultation à chaque fois que le texte finalement adopté, considéré dans son ensemble, s’écarte dans sa substance même de celui sur lequel le Parlement a déjà été consulté, la Cour a admis que les modifications intervenues ne nécessitent pas une nouvelle consultation du Parlement européen au vu d’une analyse des circonstances de l’espèce, tout en posant la consultation du Parlement européen comme un principe car la consultation régulière du Parlement dans les cas prévus par le Traité constitue une formalité substantielle dont le non-respect entraîne la nullité de l’acte concerné : « la participation effective du Parlement au processus décisionnel, selon les procédures prévues par le Traité, représente, en effet, un élément essentiel de l’équilibre institutionnel voulu par le Traité. Cette compétence constitue l’expression d’un principe démocratique fondamental, selon lequel les peuples participent à l’exercice du pouvoir par l’intermédiaire d’une assemblée représentative ».
IV. L’urgence permet à un acte réglementaire de modifier temporairement un acte législatif
Dans sa lecture très formaliste de la définition de l’acte législatif, la Cour rejette un argument développé par les requérants, sur lequel ils fondaient semble-t-il beaucoup d’espoirs : le considérant 23 de la décision attaquée indiquait que la relocalisation depuis l’Italie et la Grèce prévue par cette décision implique une « dérogation temporaire » à certaines dispositions d’actes législatifs dont l’article 13, paragraphe 1, du règlement Dublin III. Aussi la République Slovaque et la Hongrie soutenaient-elles que, l’article 78, paragraphe 3, TFUE ne pouvait servir de base juridique à l’adoption de la décision attaquée, au motif que cette décision constitue un acte non législatif qui déroge à plusieurs actes législatifs, alors que seul un acte législatif pourrait déroger à un autre acte législatif.
Cet argument des parties semblait assez solide, néanmoins il est écarté par la Cour au motif que l’urgence et le caractère temporaire du dispositif permettent de déroger au principe de hiérarchie des normes. La Cour admet que, dans le cadre de l’urgence, les institutions européennes doivent disposer d’une très large capacité d’initiative.
« Au vu de ce qui précède, la notion de « mesures provisoires », au sens de l’article 78, paragraphe 3, TFUE, doit revêtir une portée suffisamment large afin de permettre aux institutions de l’Union de prendre toutes les mesures provisoires nécessaires pour répondre de manière effective et rapide à une situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers. … Dans cette perspective, il doit être admis que les mesures provisoires adoptées sur le fondement de l’article 78, paragraphe 3, TFUE peuvent en principe également déroger à des dispositions d’actes législatifs ».
Il convient de noter que la Cour refuse l’interprétation restrictive des requérants pour lesquels la notion de « mesures provisoires », impliquerait que ces dernières se cantonnent à des mesures d’accompagnement.
Il peut donc être dérogé, en cas d’urgence, au principe de hiérarchie des normes sous des réserves assez peu contraignantes pour le Conseil européen : les mesures prises doivent être encadrées quant à leur champ d’application tant matériel que temporel, de manière à ce qu’elles se limitent à répondre de manière rapide et effective, à une situation de crise précise. Le dispositif doit être provisoire, ce qui exclut que ces mesures puissent avoir pour objet ou pour effet de remplacer ou de modifier de manière permanente et générale ces actes législatifs, contournant ainsi la procédure législative ordinaire.
L’analyse de la Cour appelle deux commentaires : le premier garde-fou posé, l’absence de détournement de pouvoirs relève de l’évidence, le deuxième : la limitation dans le temps des mesures est plus difficile à interpréter. Une période de deux ans, pouvant être portée à trois, comme dans ce cas d’espèce, semble être un maximum, mais l’arrêt ne donne pas d’indication dans ce domaine. Le fait que le législateur européen ne soit pas amené à ratifier, dans un délai raisonnable, les actes pris en urgence, intervenus dans le domaine législatif constitue sans doute une lacune regrettable des Traités.
Une certaine gêne de la Cour est perceptible : elle précise immédiatement que « de telles dérogations doivent néanmoins être encadrées quant à leur champ d’application, tant matériel que temporel, de manière à ce qu’elles se limitent à « répondre de manière rapide et effective, par un dispositif provisoire, à une situation de crise précise, ce qui exclut que ces mesures puissent avoir pour objet ou pour effet de remplacer ou de modifier de manière permanente et générale ces actes législatifs, contournant ainsi la procédure législative ordinaire prévue à l’article 78, paragraphe 2, TFUE ». Or pour la Cour les dérogations prévues par la décision attaquée obéissent à cette exigence d’un encadrement de leur champ d’application matériel et temporel car « elles n’ont ni pour objet ni pour effet de remplacer ou de modifier de manière permanente des dispositions d’actes législatifs ».
La dérogation apportée au principe de respect de la hiérarchie des normes par la CJUE semble donc circonstancielle et difficilement transposable à d’autre cas.
Il est important de relever l’échec de la politique de relocalisation obligatoire des migrants : sur 160 000 relocalisations attendues, 125 666 étaient encore en attente ; au 26 septembre 2017, il avait était procédé à 19 243 relocalisations en provenance de Grèce et de 8 402 en provenance d’Italie, la France, par exemple qui devait accueillir 19 714 migrants en hébergeait 4 278. C’est pourquoi, la Commission européenne propose de passer pour les deux prochaines années à un système de réaffectation des migrants pour les seuls États volontaires avec un objectif de 50 000 places sur les deux prochaines années. L’arrêt n’aura donc guère de conséquences pratiques autre, qu’une sanction financière pour manquement à l’égard des États ayant contesté le dispositif.
La validation de la relocalisation temporaire des demandeurs d’asile par la CJUE traduit le souci louable de la justice européenne de ne pas entraver l’action des institutions de l’Union, lorsque ces dernières sont confrontées à des situations d’urgence.
Il convient d’aller au-delà de la question de la relocalisation des migrants pour constater l’absence de dispositifs d’ensemble dans les traités européens organisant un dispositif dérogatoire aux règles de l’UE, lorsque cette dernière est confrontée à des situations exceptionnelles. Dans le droit constitutionnel français, l’article 16 de la Constitution, qui permet au Président de la République de prendre des ordonnances dérogeant aux lois de la République, encadre sa mise en œuvre en précisant que l’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels, et qu’au bout de trente jours le Conseil constitutionnel peut vérifier si les conditions de mise en oeuvre sont toujours remplies. Peut-être faudrait-il s’inspirer de ces dispositions pour confier un rôle de surveillance à la CJUE.
Le droit européen de l’urgence demeure embryonnaire, et la décision ne permet pas de dégager un cadre très précis. Nous pouvons nous demander s’il ne serait pas souhaitable que les actes réglementaires intervenant dans le domaine législatif ne fassent pas l’objet d’une ratification explicite par la mise en place d’une procédure analogue à celle prévue à l’article 38 de la Constitution de 1958 en matière d’ordonnance, qui prévoit une ratification parlementaire…