Les avocats descendent dans la rue pour protéger leur secret professionnel
Alors que le Parlement s’apprête à adopter définitivement le projet de loi sur la confiance dans l’institution judiciaire, les avocats parisiens s’étaient donné rendez-vous ce mardi après-midi pour protester sous les fenêtres de l’Assemblée nationale contre les atteintes portées à leur secret professionnel. Des manifestations étaient également organisées dans toute la France.
Place Edouard Herriot, mardi 16 novembre 13h30 : Bâtonnier en poste, mais aussi anciens et futurs bâtonniers du barreau de Paris se sont regroupés derrière la banderole parisienne et font face à l’Assemblée nationale. Avec leurs confrères, ils sont venus protester en robe contre le projet de loi confiance dans la justice que l’Assemblée nationale examine en dernière lecture. En cause ? Les atteintes portées à leur secret professionnel dans le texte. L’atmosphère est bon enfant, on pose pour la photo. Certains avocats cherchent des yeux le Conseil national de barreaux qui, curieusement, n’a pas de drapeau signalant sa présence. Plusieurs de ses membres sont cependant présents. On ne voit pas non plus la Conférence des bâtonniers, mais il est vrai que ses membres mènent leurs propres actions en région. Toute la profession est unie, assure un représentant institutionnel.
Les syndicats quant à eux sont bien visibles, à commencer par le Syndicat des avocats de France (SAF), venu en force. On aperçoit aussi l’Association des avocats conseils d’entreprise (ACE).
La Black Robe Brigade brandit son drapeau noir à tête de mort et commence à allumer ses fameux fumigènes rouges.
Au premier plan, Olivier Cousi, Marie-Aimée Peyron et Frédéric Chhum (Photo : ©P. Cabaret)
L’UJA est également là.
Alors que les manifestants se rassemblent, une nouvelle commence à se répandre. L’information vient de tomber dans les Echos à 13h06 : le garde des sceaux ne retirera pas le texte, tout au plus l’amendera-t-il à la marge. Il restera encore la solution des recours, tente-t-on de se rassurer.
Une écharpe tricolore apparait au milieu des robes noires. « C’est Ugo ! » lance une avocate du SAF. En effet, le député LFI Ugo Bernalicis est venu apporter son soutien aux avocats qui manifestent. Interrogé, il explique que le secret de l’avocat est un pilier de l’état de droit et qu’il défend pour sa part la version du texte adoptée par l’Assemblée nationale, autrement dit la plus protectrice du secret. Au prix de la lutte contre la fraude fiscale ? L’élu LFI n’est évidemment pas soupçonnable de vouloir défendre la délinquance en col blanc. « Ce n’est pas parce qu’on manque d’enquêteurs et de moyens qu’il faut remettre en cause les principes de l’état de droit » répond-il. « Ni aller chercher dans les cabinets d’avocats ce qu’on n’a pas les moyens de trouver ailleurs » surenchérit une avocate.
Cette manifestation constitue le point d’orgue d’une longue saga.
En avril 2021 le garde des sceaux dépose un projet de loi dit de « confiance dans l’institution judiciaire » qui prévoit dans son article 3 le renforcement du secret de l’avocat. Celui-ci fait son entrée dans l’article préliminaire du code de procédure pénale (uniquement le secret de la défense), par ailleurs le projet renforce l’encadrement des perquisitions dans les cabinets, des réquisitions de données de connexion et des interceptions téléphoniques.
En première lecture, le travail du CNB, de la Conférence des Bâtonniers et du Barreau de Paris pour sensibiliser les parlementaires à l’importance du secret porte ses fruits : l’Assemblée nationale adopte le 25 mai suivant une version modifiée du texte qui étend la protection du secret au conseil et ajoute un certain nombre de garanties.
Las ! Suite à divers articles évoquant l’inquiétude de Bercy et du parquet national financier (PNF) à l’égard d’un renforcement du secret qui nuirait à leurs enquêtes, le Sénat adopte le 29 septembre une version considérablement amendée de l’article 3 qui limite la protection qu’avait obtenue l’Assemblée en précisant notamment à l’alinéa 1 :
« Le secret professionnel du conseil n’est pas opposable aux mesures d’enquête et d’instruction relatives aux infractions mentionnées aux articles 1741 et 1743 du code général des impôts, aux articles 433-1, 433-2 et 435-1 à 435-10 du code pénal, ainsi qu’au blanchiment de ces délits. » Autrement dit, il introduit une exception au secret concernant la fraude fiscale, le trafic d’influence et la corruption.
Le texte de l’assemblée ne prévoyait quant à lui aucune réserve : « Le respect du secret professionnel de la défense et du conseil, prévu à l’article 66‑5 de la loi n° 71‑1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, est garanti au cours de la procédure pénale dans les conditions prévues par le présent code. »
Lors de son examen en commission mixte paritaire, l’article 3 est de nouveau modifié. Il est ajouté en effet un dispositif qui, aux yeux de la profession et pour peu qu’il soit compréhensible, réduit à néant la protection du secret inscrite dans l’article préliminaire du code de procédure pénale. Il s’agit de ces dispositions :
« Art. 56‑1‑2. – Dans les cas prévus aux articles 56‑1 et 56‑1‑1, le secret professionnel du conseil n’est pas opposable aux mesures d’enquête ou d’instruction :
« 1° Lorsque celles‑ci sont relatives aux infractions mentionnées aux articles 1741 et 1743 du code général des impôts et aux articles 421‑2‑2, 433‑1, 433‑2 et 435‑1 à 435‑10 du code pénal ainsi qu’au blanchiment de ces délits et que les consultations, correspondances ou pièces, détenues ou transmises par l’avocat ou son client, établissent la preuve de leur utilisation aux fins de commettre ou de faciliter la commission desdites infractions ;
« 2° Ou lorsque l’avocat a fait l’objet de manœuvres ou actions aux fins de permettre, de façon non intentionnelle, la commission, la poursuite ou la dissimulation d’une infraction. » ;
Dès qu’ils en découvrent le contenu, les avocats se révoltent : pour eux, si cette version est adoptée, elle signe l’arrêt de mort du secret professionnel. Surpris par la violence de leur réaction et peut-être aussi par le 2° que personne n’avait vu venir, le ministère de la justice ouvre la porte à la négociation. Le CNB se met à travailler sur un projet de texte et adopte en AG le 29 octobre une proposition de nouvelle rédaction qui vise à supprimer le 2° et à limiter la portée du 1° aux cas où l’avocat a participé de manière intentionnelle à la commission des délits visés, tout en réinstallant les prérogatives du bâtonnier dans les perquisitions dans les cabinets lors des enquêtes sur ces délits.
S’ouvre alors une négociation avec la Chancellerie. L’objectif des avocats est qu’à titre très exceptionnel, le gouvernement accepte de modifier le texte issu de la CMP soit en supprimant les deux dispositions incriminées, soit en adoptant la version alternative qu’il préconise.
Mais, coup de théâtre, vendredi 12 novembre, soit cinq jours avant le vote définitif du texte à l’Assemblée, le garde des sceaux publie une lettre ouverte aux avocats qui rappelle longuement les avancées contenues dans le projet de loi, puis indique qu’il y a 3 options envisageables concernant la partie litigieuse : supprimer le 2° et préciser le statut du bâtonnier, laisser le texte en l’état, supprimer tout l’article 3. Un article du Monde laisse entendre que le garde des sceaux aurait été irrité par l’obstruction opérée pas ses anciens confrères malgré sa main tendue, et par la proposition du CNB qualifiée de « trop gourmande ».
Mesdames et messieurs les avocats, sur le secret professionnel, de nombreuses avancées ont été consacrées dans le texte Confiance.
Il m’est apparu nécessaire de vous écrire pour vous détailler leur réalité. Nous attendons désormais une position claire de vos représentants. pic.twitter.com/zoE8KKNEXV— Eric Dupond-Moretti (@E_DupondM) November 12, 2021
En réalité, le CNB a adopté à l’unanimité la rédaction qui lui paraissait apporter un niveau de garantie acceptable au secret du conseil. Dans le cadre de la négociation, la Chancellerie a accepté la suppression du 2°, mais opté pour le maintien du 1° et demandé l’aval de l’institution. Approbation que l’institution a refusé d’accorder, considérant que le gouvernement était libre de ses choix mais qu’il ne pouvait imposer qu’on l’approuve.
Matthieu Boissavy, vice-président de la commission libertés et droits de l’homme du CNB l’explique ici :
Mes propos du 10 nov. 2021 au colloque @ACEavocats sur le secret professionnel de l'#avocat en réponse, à titre personnel, à la lettre aux avocats du 12 nov. du GDS @E_DupondM @justice_gouv @Senat @AssembleeNat #Sortieparlehaut ⬇️ https://t.co/zJu7g8H5hr
— Matthieu Boissavy (@mboissavy) November 13, 2021
La lettre du 12 novembre et les articles de presse évoquant en choeur un « ultimatum » du ministre ont mis le feu aux poudres. Réuni en congrès annuel à Bordeaux, le SAF a décidé de réclamer la suppression pure et simple de l’article 3, rapidement suivi durant le week-end par les autres syndicats, puis le barreau de Paris. Le lundi suivant, la majorité des élus du CNB ont eux aussi voté la demande de suppression de l’article 3. Le sms du garde des sceaux indiquant qu’il acceptait d’inscrire dans la loi le rôle du bâtonnier en perquisition et non dans une circulaire comme envisagé jusque là est arrivé lundi matin trop tard pour apaiser la colère. « Si cette lettre, dans laquelle pour la première fois Eric Dupond-Moretti acte par écrit ses engagements, avait été écrite plus tôt et sur un autre ton, les choses auraient peut-être été différentes » commente un responsable institutionnel. En clair, les négociations n’auraient pas tourné à l’affrontement.
Ce mardi soir, alors que les barreaux étaient également mobilisés en province, une dépêche de l’AFP a confirmé l’information des Echos : le garde des sceaux a décidé de déposer un amendement qui supprime le 2°, maintient le 1° et confirme la présence du bâtonnier en perquisition. Le texte sera examiné au Sénat mercredi. Les avocats se sont donnés rendez-vous devant le Palais du Luxembourg.
Référence : AJU255362