Les Soulèvements de la Terre soutiennent la légalité de leurs actions radicales
Le Conseil d’État a examiné vendredi 27 octobre au fond le recours des Soulèvements de la Terre contre le décret du 21 juin prononçant leur dissolution. Celui-ci avait déjà été suspendu en référé par le Conseil d’État le 11 août dernier. Le groupement écologiste plaide en faveur de la légalisation de ses actions radicales en ce qu’elles constituent une nouvelle forme d’expression démocratique justifiée par l’urgence climatique.
Il n’est que 12 h 30, l’audience est prévue à 14 heures, mais déjà plusieurs dizaines de manifestants ont investi la place du Palais-Royal, pour venir soutenir la demande d’annulation du décret du 21 juin dernier par lequel le ministre de l’Intérieur a décidé la dissolution de leur mouvement. Celui-ci a déjà été suspendu en référé, à la demande de plusieurs mouvements écologistes mais aussi des associations et syndicats du monde juridique : la Ligue des droits de l’homme, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature.
Dans son ordonnance de référé du 11 août suspendant le texte, le juge a relevé que :
« au stade du référé, les éléments apportés par le ministre de l’intérieur et des outre-mer pour justifier la légalité du décret de dissolution des Soulèvements de la Terre n’apparaissent pas suffisants au regard des conditions posées par l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. En effet, ni les pièces versées au dossier, ni les échanges lors de l’audience, ne permettent de considérer que le collectif cautionne d’une quelconque façon des agissements violents envers des personnes. Par ailleurs, les actions promues par les Soulèvements de la Terre ayant conduit à des atteintes à des biens, qui se sont inscrites dans les prises de position de ce collectif en faveur d’initiatives de désobéissance civile, dont il revendique le caractère symbolique, ont été en nombre limité. Eu égard au caractère circonscrit, à la nature et à l’importance des dommages résultant de ces atteintes, les juges des référés considèrent que la qualification de ces actions comme des agissements troublant gravement l’ordre public au sens du 1° de l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure soulève un doute sérieux ».
« Aucune cause ne justifie de porter atteinte à l’ordre public »
Tel n’est pas l’avis que présente le rapporteur lorsque s’ouvre l’audience au fond vendredi. Après avoir rappelé l’origine de la loi du 10 janvier 1936 dont il est ici question (lutter contre les groupements armés des années trente, puis contre les mouvements hostiles à la décolonisation, les Bretons, les Basques etc.…) la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République de 2021 a modifié le premier alinéa de l’article 212-1 du Code de la sécurité intérieure pour y ajouter après « Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait :1° Qui provoquent à des manifestations armées », le membre de phrase « ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ».
Dissoudre une association est par nature un acte grave, souligne-t-il, qui impose un contrôle de proportionnalité entre la liberté d’association et la protection de l’ordre public. Ce contrôle suppose d’analyser les provocations et d’en déterminer le niveau de gravité. Paradoxalement, ce qui est réprimé, ce ne sont pas les violences mais les provocations aux violences, par exemple à l’aide de tracts, journaux, affiches… Pour le rapporteur, qui cite la Cour de cassation concernant l’article 24 de la loi de 1881 (réprimant la provocation à commettre des infractions), elle peut être implicite. « Sous couvert de la défense d’une cause, on souffle à plein poumons sur les braises, par exemple laisser des commentaires violents, c’est de la provocation » estime-t-il.
La gravité s’apprécie selon les termes retenus par le conseil constitutionnel dans sa décision sur la loi confortant les principes de la République : il faut que cela « trouble gravement l’ordre public ». Mais cette provocation, qui doit bien entendu être analysée à l’aune de la protection de la liberté d’expression, ne se réduit pas l’expression de la haine ou de l’apologie de la violence, des propos neutres peuvent aussi constituer des provocations implicites. On prendra en compte, estime le rapporteur, leur impact. Ce n’est pas la même chose de toucher une dizaine de suiveurs peu réactifs et des centaines de militants. Une provocation sans effet ne constitue pas une menace importante.
Cela étant précisé, « aucune cause ne justifie de porter atteinte à l’ordre public » assène le rapporteur. De même que l’existence d’autres activités, licites, n’autorisent pas à porter atteinte à l’ordre public.
« Le détournement de Télérecours est vain et mal venu »
La grille de lecture étant posée, voyons son application. Les provocations à des atteintes aux biens sont documentées, contre des entreprises et des installations dont les activités affectent l’environnement. Vidéos et tutoriels expliquent comment les neutraliser, se félicitent des résultats et encouragent à poursuivre la lutte. Le rapporteur égrène les déclarations des Soulèvements de la Terre « nous faisons le choix de désarmer », « porter ensemble des gestes impactant », « couper l’eau, mettre les golfes hors d’état de nuire ». Le rapporteur évoque « des actes récurrents dans le cadre d’un programme assumé », qui rencontrent un écho important auprès des sympathisants parmi lesquels on compte des radicalisés. Ces incitations conduisent effectivement à des sabotages, par exemple chez Lafarge ou à Sainte-Soline. Si le groupement invoque la désobéissance civile, le rapporteur objecte que cette notion n’est pas consacrée en droit français et qu’en tout état de cause elle vise une action non violente. Au terme de son exposé il conclut au rejet des quatre requêtes, « mais il y en a beaucoup plus, le Conseil d’État a reçu 5 000 requêtes et autant de référé-suspension. Nous cherchons encore à comprendre les raisons de cette saisine massive, alors qu’il était possible de faire une requête collective. Le détournement de Télérecours est vain et mal venu, vain car l’audience d’aujourd’hui suffit, malvenu car indisposer son juge n’est jamais une bonne idée ».
Me Lyon-Caen est le premier à prendre la parole, au soutien du recours. Il commence par mettre en garde contre les conséquences potentiellement néfastes qu’il y aurait pour la juridiction à suivre son rapporteur et donc à prendre au fond une décision validant le décret qui serait radicalement opposée à celle du juge des référés qui l’a suspendu en raison d’un doute sérieux sur sa légalité. Il s’est ensuite employé à développer les motifs de ne pas le suivre : les dommages légers aux biens ne sont pas des troubles graves à l’ordre public, la volonté de « désarmer » est par définition la marque de la non-violence, et, au final, les dommages très modestes infligés aux biens comme en est convenu le ministère lui-même s’agissant de Lafarge (quelques dizaines de milliers d’euros).
Le juge du fond n’est pas lié par la décision du juge des référés
Le fait qu’on puisse soupçonner son audience de n’avoir d’autre objet que de confirmer une précédente décision n’a pas eu l’heur de plaire au président qui prend la parole à destination du public, à la suite de la plaidoirie de Me Lyon-Caen, pour opérer une ferme mise au point : « les ordonnances de référés ne sont pas revêtues de l’autorité de la chose jugée, le juge des référés se décide au terme d’une instruction brève et plus succincte que le juge du fond. Depuis 20 ans, c’est un progrès considérable de l’état de droit car cela permet d’obtenir très vite une réponse provisoire. Mais considérer que le juge du fond serait lié par le référé serait dégrader la qualité de la justice et pourrait même constituer un déni de justice ». C’est au tour de Me Katia Guermonprez de s’exprimer. Elle souligne quant à elle que les Soulèvements de la Terre n’ont pas donné d’instructions visant à créer des échauffourées et en sont les premières victimes. « Ils revendiquent une radicalité éthique au nom de l’intérêt général ». Elle précise qu’ils ne visent pas les structures vitales pour le pays ; mais les infrastructures privées néfastes à l’environnement. D’ailleurs, souligne-t-elle, le tribunal administratif de Poitiers vient d’annuler plusieurs autorisation de megabassines en raison des risques pour l’eau, ces mêmes risques dénoncés pas les STV dans les Deux-Sèvres. Ils ne détruisent pas, ils désarment. Comme le dit l’auteur de science-fiction Alain Damasio, membre du groupement : « Nous sommes le vivant qui tisse et qui bruisse et qui simplement se défend ». « Faute d’être entendu, vous aussi vous haussez le ton », rappelle l’avocate au Conseil d’État ; une allusion à sa décision 17 octobre 2022 dans laquelle la haute juridiction a condamné l’État à 10 millions d’amende pour inaction climatique. « On vous demande de consacrer positivement leur action, la provocation aux dégradations sur les biens lorsqu’elles ne portent pas atteinte par elle-même à l’ordre public et répondent à l’intérêt général supérieur qu’elles servent ». Et c’est tout l’enjeu en effet de cette audience : peut-on déclarer légale une forme d’action politique violente en raison de l’urgence constituée par l’avenir de la planète ?
« Il existe une place pour les actions plus radicales »
« La maison brûle et on se demande qui et pourquoi on a jeté un seau de travers » lance Me Paul Mathonnet, troisième et dernier avocat à plaider ce dossier. « Il y a un effondrement devant nous. Alors que toutes les énergies sont nécessaires, on en est à savoir si retirer un tuyau devrait disqualifier un mouvement et l’effacer de notre société démocratique », poursuit-il. Ce mouvement pourtant repose sur des valeurs communes, un constat et un but partagé, l’urgence climatique, et ma nécessité que les modes de production et de vie changent. Il fédère 150 000 personnes avec des effectifs en augmentation depuis la dissolution. Au rapporteur qui estime qu’aucune cause ne justifie de porter atteinte à l’ordre public, il rétorque que « le rapport de force est inhérent à la démocratie », laquelle ne repose pas seulement sur l’élection, mais aussi sur « des mouvements de plaques tectoniques » qui permettent de prendre des décisions qui n’auraient pas été prises sans cela. S’agissant du trouble à l’ordre public visé par le texte, Me Mathonnet soutient que ce n’est pas l’ordre public du commun, mais le cœur du fonctionnement des pouvoirs publics, sa capacité à protéger. Il y a une zone grise entre les deux. Une zone grise qu’a aperçue la Cour de cassation en considérant que le décrochage des portraits du président de la République entrait dans le cadre de la liberté d’expression. « Ces mobilisations sociales avec des actes expressifs en violation de la loi pénale de manière symbolique qui dépassent l’enjeu du dommage, ce sont de nouvelles formes d’expression collective ici, en Europe, et particulièrement dans les jeunes générations » estime-t-il. Et de conclure, « il existe une place pour les actions plus radicales que les actions traditionnelles, c’est sur cette ligne de crête, délicate, mais nécessaire que se situent les Soulèvements de la Terre. Si vous fermez la porte, vous risquez de déclencher l’extrémisme, votre décision sera essentielle pour lutter contre le réchauffement tout en maintenant l’idée que cela doit s’inscrire dans le cadre démocratique ».
L’examen de l’affaire a duré 1 h 30. La décision ne sera pas rendue avant plusieurs semaines. Il sera intéressant de savoir si le Conseil d’État se rallie à l’idée d’une violence légitime, autorisant à commettre des infractions, ou pas. L’idée qu’un juge cautionne une violation de la loi est assez étrange en première analyse. Surtout elle interroge sur la suite : quelle cause justifie des violences que telle autre ne permet pas ? Pourquoi s’en tenir aux violences légères aux biens, si l’on continue de n’être pas entendu ?
Trois autres recours contre des décisions de dissolution
Dans le prolongement de l’affaire des Soulèvements de la Terre, le Conseil d’État a examiné le cas de trois autres associations lors de la même audience.
D’abord le décret du 20 octobre 2021 de dissolution de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie. Si les éléments relatifs au 1° de l’article 212-1 paraissaient insuffisants (provocations aux agissements violents), en revanche ceux du 6° (provocation à la haine) sont apparus fondés au rapporteur. L’association, a-t-il expliqué, soutient que la France est islamophobe dès qu’un événement touche un musulman. Ce qui lui est reproché n’est pas de dénoncer l’islamophobie, qui existe, mais de provoquer à la haine et à la violence notamment sur son compte Facebook de 15 000 abonnés. Le recours doit être rejeté.
Le deuxième concerne l’association d’extrême droite Alvarium à Angers (décret de dissolution du 17 novembre 2021). C’est un groupement identitaire à caractère raciste, estime le rapporteur, dont les mots d’ordre sont « La France aux Français », « préférence nationale », « l’immigration tue » etc. Des déclarations qui excèdent les limites de la liberté d’expression, et ne sont pas tenues dans le but de participer à un débat d’intérêt général, mais pour stigmatiser une population dans un contexte de tension croissante autour des musulmans. Certes l’impact est limité, convient le rapporteur dès lors que l’association compte seulement une trentaine de personnes, n’est connue qu’à Angers où elle critique essentiellement la politique locale. Mais, juge-t-il « le discours de haine n’est pas moins grave parce qu’il est petit, à son échelle il a un impact, et Alvarium entretient par ailleurs des liens avec d’autres groupes identitaires en France et à l’étranger ». Le recours doit être rejeté.
La dernière affaire concerne La GALE « Groupe antifasciste Lyon et environ » (décret du 25 mai 2022). Comme les Soulèvements de la Terre, le décret ordonnant sa dissolution a donné lieu à une ordonnance de suspension en référé. Le rapporteur relève que le décret n’est pas toujours convaincant quand il évoque des éléments de contexte non nécessaires au regard des motifs de dissolution. Mais, ajoute-t-il, « il n’en demeure pas moins que dans le dossier on trouve des provocations explicites à commettre des violences contre des personnes et des biens ». Il cite en exemple : « Mettez Paris à feu et à sang ! », « Vive la police qui brûle ! », « mettez le feu aux prisons », « Beau comme une voiture de police qui brûle ». C’est une organisation qui prône l’action directe. Le rapporteur conclut donc là aussi au rejet de la requête.
Référence : AJU398683