Sciences Po saisit le Conseil d’état pour interdire une conférence de Rima Hassan
Le refus d’autorisation par Sciences Po, le 18 novembre dernier, de la conférence sur l’embargo des livraisons d’armes à Israël par Rima Hassan a été suspendu par le tribunal administratif le 21 novembre. Sciences Po a saisi le Conseil d’Etat d’un recours en référé. Il a été plaidé ce jeudi après-midi.
Parée de son iconique keffieh porté en châle sur les épaules, Rima Hassan patiente au milieu d’un groupe de personnes dans le hall du Conseil d’état. Elle devait intervenir à une conférence sur l’embargo des livraisons d’armes à Israël, mais Sciences Po a refusé de donner son autorisation aux étudiants qui organisaient l’événement et réclamaient une salle. Trop risqué dans le contexte actuel. Ils ont saisi le tribunal administratif de Paris qui leur a donné raison, le 21 novembre, estimant que ce refus portait une atteinte manifestement excessive à la liberté d’expression. Il a par ailleurs enjoint au directeur de garantir la sécurisation et la modération de la conférence, dans l’hypothèse où les organisateurs maintiendraient leur demande.
Le précédent de l’université Paris-Dauphine
C’est contre cette décision que Sciences Po a saisi le Conseil d’état en référé. Une nouvelle conférence est prévue demain vendredi. Il est 15h30, ce jeudi 28 novembre, lorsque le président ouvre l’audience en rappelant que le règlement de l’école prévoit la possibilité pour les étudiants de demander l’attribution de salles pour organiser des conférences.
Par ailleurs, il rappelle les termes de l’article 811-1 du Code de l’éducation « Les usagers du service public de l’enseignement supérieur (….) disposent de la liberté d’information et d’expression à l’égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Ils exercent cette liberté à titre individuel et collectif, dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d’enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l’ordre public. Des locaux sont mis à leur disposition. Les conditions d’utilisation de ces locaux sont définies, après consultation du conseil académique en formation plénière, par le président ou le directeur de l’établissement, et contrôlées par lui ».
Toute la difficulté pour Me Regis Froget, l’avocat aux conseils de Sciences Po, réside dans le fait que le Conseil d’État a déjà été saisi en mai dernier d’une question similaire, à Paris Dauphine, et qu’il a donné tort à l’université. Le 27 mars 2024, le Comité Palestine de Paris-Dauphine, créé par l’organisation Sud Éducation Paris, la CGT Dauphine, l’UNEF et l’association étudiante Les Mutin.e.s, avait demandé au président de l’université l’autorisation d’organiser une conférence ouverte aux seuls étudiants et membres du personnel de l’université. Le président de l’université avait refusé. La décision avait été suspendue par le tribunal administratif de Paris et le Conseil d’État l’avait suivi, enjoignant à la direction de l’université de garantir les conditions de l’organisation de cette conférence. Il avait estimé notamment qu’il n’avait pas « été justifié dans le cadre de l’instruction conduite en référé d’éléments suffisamment circonstanciés de nature à établir, au sein de l’université Paris-Dauphine, la réalité des menaces alléguées à l’ordre public et l’impossibilité d’y faire face, la réalisation de travaux dans la cour d’honneur de l’établissement, rendant plus difficile la sécurisation des locaux, n’étant pas à elle seule suffisante pour fonder l’interdiction de la réunion en cause ».
« You support a genocide »
Alors Me Froget souligne la spécificité de la situation de ce dossier, liée tant à l’établissement, qu’à l’invitée. Rima Hassan a appelé plusieurs fois à la paralysie, au blocage, au soulèvement, à Sciences Po alors que l’école a été confrontée ces derniers mois à des phénomènes assez violents : dégradation de biens, atteintes aux personnes, blocus. La direction ne peut rester sourde aux appels des personnels qui réclament la protection de l’établissement, souligne-t-il. Le directeur, Luis Vassy, présent à l’audience, dénonce « une volonté d’occuper l’espace public pour imposer ses vues » dans le cadre d’une stratégie du rapport de force dont témoignent notamment les slogans à son endroit tels que « Vassy, you support a genocide ». « On n’est pas dans la liberté d’expression, mais dans l’intimidation. C’est cela qui m’a amené à vouloir empêcher cet événement » précise-t-il. Dans ce contexte, le fait que Rima Hassan vienne s’exprimer alors qu’elle a précisément appelé au soulèvement, constitue un risque avéré de trouble à l’ordre public. « Où se situe la barre du risque, si ce n’est pas ça ? » interroge le directeur de Sciences Po.
Rima Hassan n’a pas initié les blocages, elle les a soutenus
En défense, Me Paul Mathonnet, avocat aux conseils de l’organisateur, rappelle que le risque doit être concret et actuel de sorte que les différents incidents passés ne suffiraient pas à l’établir. Quant à la venue de Rima Hassan, c’est une députée européenne qui a déjà organisé des conférences, qui porte un message et dont rien ne dit qu’elle évoquera autre chose que l’embargo des armes lors de cette manifestation. « Elle n’initie pas les blocages, mais les a soutenus ce qui n’est pas la même chose » précise-t-il. « Il est important que Sciences Po montre qu’il est en mesure de faire vivre le pluralisme et qu’il tient bon, dès lors qu’il peut maitriser la situation. Il n’est pas possible de poser une interdiction abstraite et générale comme vous le faites contre Rima Hassan, il faut apprécier au cas par cas » explique encore Me Mathonnet.
Le président ne semble pas partager sa vision de la jurisprudence ; les précédents sont pertinents, à condition qu’ils ne soient pas trop anciens, tempère-t-il. Or, depuis le printemps, il s’en produit un par semaine à Sciences Po. Luis Vassy saisit l’occasion pour expliquer que les étudiants se plaignent : leur vie devient « difficile » pour obtenir des stages ou organiser des événements à l’extérieur, ils souffrent « de la dégradation rapide et profonde de Sciences Po, en lien avec ces événements ». Lors du Forum emploi à la rentrée, des chefs d’entreprise ont été bousculés et ont prévenu qu’ils ne viendraient plus proposer d’emplois. Puis, il évoque les incidents récents : manifestations récurrentes dans la Péniche (surnom du hall de l’école), blocage de l’établissement le 9 octobre avec intervention des forces de l’ordre, atteintes physiques contre les membres du personnel le 14 novembre etc.
L’interdiction est-elle la meilleure solution ?
« J’ai du mal à comprendre comment les tensions vont retomber grâce à une interdiction » objecte Me Mathonnet. De son côté, Me Marion Ogier, avocate à la cour, qui intervient aussi pour les organisateurs, s’emploie à montrer que les troubles ne sont pas liés à Rima Hassan. « L’action » au forum des carrières était liée à la présence d’une « entreprise problématique » ; les troubles du 9 octobre intervenaient en réponse à la « répression de l’établissement » contre plusieurs étudiants ; le 7 novembre était une protestation face à l’annonce de la fin de la minute de silence au bénéfice des victimes qui durait depuis un an ; le 14 novembre, Sciences Po a connu des troubles comme de nombreux autres établissements en raison match France Israël. Enfin, le 22 novembre, un étudiant a annoncé une manifestation qui n’a finalement pas eu lieu, ce qui ne nécessitait pas de déplacer les forces de l’ordre. « Qu’est-ce qui présente le plus de risque ? La conférence ou son interdiction qui va être assimilé à une répression de la liberté d’expression ? interroge l’avocate. Rien dans le dossier n’indique qu’il y aura un problème, la tenue de la conférence est une manière d’éviter le trouble à l’ordre public ». Elle précise que si la conférence se tient vendredi, deux professeurs de Sciences Po se sont proposés pour intervenir et assurer la modération. « Le risque de trouble est hypothétique, les étudiants savent que s’il y avait des problèmes, ce serait contre leur intérêt » conclut-elle.
« Une université doit être un lieu de débat » estime Rima Hassan
Le président se tourne vers Rima Hassan. « Je me sens profondément humiliée, explique-t-elle calement. Mais le plus important, c’est de rappeler ce que doit être une université : un lieu de débat où le contradictoire doit pouvoir exister, et c’est de cela qu’il est question ». Or, face au risque de génocide en Palestine, la question de l’embargo des armes est majeure, tant en France qu’à l’échelon européen où elle se pose dans les deux commissions où siège la députée : celle des droits de l’homme et celle des affaires étrangères. Le risque de trouble ? Il la concerne surtout elle. Rima Hassan rappelle que lorsqu’elle est venue donner une conférence en mars dernier à Sciences Po, elle a dû arriver plus de deux heures en avance pour sa protection. Il ne s’est rien passé, excepté une contre-manifestation et des affiches la désignant sous le sobriquet de « Rima Hamas ». Son avocat, Me Vincent Brengarth, ajoute qu’à ses yeux le contexte, loin de justifier l’interdiction, doit conduire au contraire à une plus grande tolérance. Surtout, il dénonce une confusion. « On tente, par la petite porte de l’artificialisation d’un trouble à l’ordre public lié à Rima Hassan, d’interdire sa présence. Cela entrainerait une logique de diabolisation, ce qui serait dangereux pour la liberté d’expression ».
Le président estime qu’il est temps de conclure et donne une dernière fois la parole à chacun. L’avocat de Sciences Po souligne que le risque concerne tout le monde, y compris l’intervenante. Surtout, il se dit gêné par les propos de sa consœur, selon laquelle il faudrait ne pas interdire pour éviter les troubles. « Ça veut dire que j’impose ma volonté par la force ? Ça ne peut évidemment pas fonctionner comme ça ». Me Mathonnet, qui a sans doute saisi le danger qu’une telle position n’apparaisse comme un chantage, met en garde contre les dérives d’une police administrative qui déduirait « sans autre élément concret » que de précédents désordres, la possible survenance de nouveaux troubles lors de cette conférence. Il conclu à la nécessité de laisser les étudiants libres de s’exprimer et de se responsabiliser.
Le président a annoncé qu’il rendrait son ordonnance vendredi.
Référence : AJU485845