Quai de la Rapée, un Institut médico-légal en mutation constante

Publié le 27/10/2023
Quai de la Rapée, un Institut médico-légal en mutation constante
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Le Centre médico-légal trône Quai de la Rapée depuis 1923. Rattaché à la préfecture de police de Paris, et non au ministère de la Santé comme les autres morgues de France, sa responsabilité a été pointée du doigt lors du procès du 13 novembre. Depuis, il tente de se racheter une modernité.

Quinze jours après le début du procès historique des attentats du 13 novembre 2015, le professeur Bertrand Ludes, directeur de l’Institut médico-légal de Paris, répondait aux questions de la cour d’assises spéciale. Face aux remontrances émanant des bancs des parties civiles, il s’excusait timidement auprès des familles des victimes des attentats. Le 14 novembre, de 6 heures à 22h50, le centre situé Quai de la Rapée avait accueilli en son sein 123 corps entiers et 17 fragments de corps. Même s’il avait la capacité d’accueillir jusqu’à 200 corps, c’était du jamais vu. L’institut se trouve vite dépassé : l’équipe dispose de six jours pour remettre leurs conclusions mais le temps qu’exigerait l’opération complète (l’autopsie, les examens radiologiques et les rapports) pour chaque victime reviendrait à plus de 15 jours de travail. L’équipe doit faire le choix de ne pas systématiquement procéder aux autopsies. Même si l’Institut a, dans la catastrophe, bénéficié de renforts techniques, une seule psychologue clinicienne a pu accueillir les familles des victimes et leur permettre d’identifier leurs proches, parfois méconnaissables. 159 fois, elle a ouvert le rideau ‒ cinq minutes seulement ‒ pour que les familles puissent voir l’impossible. Erreurs d’identifications, délais de six mois avant d’obtenir les rapports d’autopsie, l’institution n’était apparemment pas prête et c’est ce qui a transparu d’un rapport confidentiel (mais que nos homologues du Parisien avaient pu se prodiguer), publié en juillet 2016, par la mission interministérielle chargée de l’« Évaluation de la médecine légale en Île-de-France » pourtant commandé avant les attentats. Un rapport qui pointait aussi l’absence de travaux de réfection d’ampleur sur le bâtiment, inauguré en 1923 pour remplacer l’ancienne morgue de Paris située à l’extrémité de l’île de la Cité où, jusqu’à un décret du préfet Lépine, publié en 1907, l’on venait comme au spectacle voir les noyés, présentés derrière de grandes vitrines, avec leurs vêtements suspendus au-dessus d’eux.

Aujourd’hui, l’Institut se cherche, entre travaux et adaptation aux nouvelles données scientifiques, Actu-Juridique s’est entretenu avec Bertrand Ludes, directeur de l’Institut médico-légal de Paris et grand spécialiste de l’analyse de l’ADN ancien, une occasion de revenir sur l’histoire et l’avenir de l’Institut médico-légal de Paris.

Actu-Juridique : « Moderniser, ouvrir, transmettre » était votre crédo à votre entrée à l’Institut médico-légal. Comment cela s’est-il affiné avec le temps ?

Bertrand Ludes : J’ai effectué cette prise de poste à la suite d’un acte de candidature sur une vacance de poste. L’importance de l’Institut médico-légal (IML) est indiscutable pour son histoire et le nombre d’actes qui y sont faits. Selon moi, et c’est ce qui m’a motivé à en prendre la direction, il y avait nécessité de faire rayonner cette institution sur la recherche et l’enseignement. Des choses ont été réalisées et d’autres restent à faire : nous avons pu installer un scanner avec une imagerie post-mortem, instaurer un traitement informatique sur les activités médico-légales et funéraires, nous avons également pu obtenir une labellisation par une équipe de recherche par le CNRS orientée vers l’identification des personnes. Avant 2019, il n’y avait pas de structures de recherches spécifiques, qui associent plusieurs techniques sur le sujet, à la fois biologique et technique mais aussi contextuelle. Il y a un gros travail de fait avec les associations qui s’occupent des personnes non identifiées retrouvées sur la voie publique ou sur les chemins de la migration (Cimade). Identifier, c’est reconnaître. Je considère qu’à l’échelle de la société, il est important qu’un hommage soit rendu à ces personnes qui nous quittent sans identification, et cela commence chez nous, à l’IML.

AJ : L’institution a pignon sur rue, c’est un monument connu de tous les Parisiens. Est-ce que cela a aussi influencé votre choix ?

Bertrand Ludes : L’Institut médico-légal est au cœur de la ville, oui. Je suis entre Austerlitz et la gare de Lyon et nous avons même une station Quai de la Rapée sur la ligne 5. C’est important pour rester accessibles pour les familles qui viennent de toute la région, mais aussi des régions. C’est une localisation que le préfet de police a à cœur, car les corps peuvent être regroupés facilement en cas d’événement majeur. Les forces de police et les grands hôpitaux sont à proximité presque immédiate. Pourtant, ce que nous vivons aujourd’hui, dans ces bâtiments, nous ne pouvons pas nous dire que ça avait été pensé il y a un siècle. La construction du bâtiment a été pensée et réfléchie en 1908. Le paysage était très différent alors, le bâtiment hors les murs signait une professionnalisation de la médecine légale. Ce qui avait conduit la construction, c’était l’arrivée de moyens modernes, dernier cri, pour la réfrigération des corps, mais aussi l’adaptation d’un espace professionnel adapté et le développement d’un enseignement de qualité. Les plans datent de 1908, le département de la Seine a monté le budget en 1912, mais la Première Guerre mondiale a ralenti la livraison, qui s’est faite en 1923. Tant de choses ont changé depuis avec l’étalement de la ville et son développement…

AJ : Aujourd’hui quels publics sont accueillis au sein de l’Institut médico-légal ?

Bertrand Ludes : En termes de public, les défunts nous sont confiés par la justice, sur réquisitions judiciaires, ordonnances de magistrats instructeurs, pour analyses, autopsies ou prélèvements pour répondre aux interrogations de la justice quant à l’intervention d’un tiers sur un décès. Ce sont des cas ordinaires que l’on pose dans tout institut médico-légal et que tout légiste peut avoir à examiner. Mais Paris est différent avec les autres instituts du territoire, car nous travaillons sur de grands nombres : on accueille 3 400 défunts par an, on réalise 50 % d’autopsie et 50 % d’examens externes.

AJ : Comment gérez-vous les cas particuliers du point de vue de l’ampleur, comme les attentats (de 1995 ou 2015) qui sont ‒ eux aussi ‒ propres à la capitale ?

Bertrand Ludes : Nous avons effectivement à gérer des événements, heureusement très rares, qui suscitent une tension supplémentaire. Nous répondons à des procédures, déclenchons des plans d’accueil de victimes en masse. C’est dans ce genre de circonstances que l’on prend conscience que l’on fait partie d’un grand ensemble coordonné par la préfecture de police, avec les forces de police, d’enquête. Avec notre force médicale, nous nous intégrons dans un plan beaucoup plus vaste et qui nous donne les moyens d’être au rendez-vous, avec les moyens qui sont les nôtres.

AJ : La particularité de l’Institut médico-légal, par rapport aux autres centres de France, c’est qu’elle dépend de préfecture de police et non de l’hôpital. En quoi cela change les choses pour vous ?

Bertrand Ludes : En réalité, c’est surtout administratif : au lieu d’avoir un directeur d’hôpital, mon interlocuteur est un préfet de police. C’est avec ses services que je m’entretiens de l’entretien des locaux, des ressources humaines ; de même la structuration budgétaire est liée à la préfecture de police, ce n’est pas la même institution… quand un institut médico-légal dépend d’un hôpital il est sans doute plus aisé de traiter des spécificités scientifiques et sanitaires, nous, il faut convaincre. De même, parce que nous ne dépendons pas de l’hôpital, la représentation de la filière hospitalo-universitaire est moins représentée qu’ailleurs, mais on avance vers un rapprochement. Pour les cours, nous sommes très soutenus dans la recherche avec le CNRS.

AJ : Vient de paraître Le charnier de la République d’Anne Jouan,du Pr. Richard Douard et de Dominique Hordé. Ce qui s’est passé au Centre de don des corps touche au respect dû aux corps qui sont confiés à l’État. Quels retentissements cela a-t-il eu sur une institution comme la vôtre ?

Bertrand Ludes : Tout d’abord, je tiens à rappeler que nous avons une organisation et des missions qui sont totalement différentes, avec le Centre de dons des corps. Nous, nous avons une mission médico-légale, les corps nous sont confiés sous scellés et sont rendus à la famille avec un permis d’inhumer. Les corps que nous accueillons sont déjà dégradés, nous accueillons à demeure soit les officiers de police, des magistrats, nous sommes très monitorés. Ce qui s’est passé là-bas ne pourrait jamais exister dans nos murs.

Je pense que ce qui est important comme leçon à retenir, c’est de rappeler à tous les acteurs et tous les maillons de cette grande chaîne, qu’il faut respecter les corps, oui, mais aussi associer les familles au plus près, si possible. Au quotidien, nous faisons attention à répondre présents auprès des familles, nous sommes très vigilants. Pour chaque famille qui se présente à nos portes pour une identification ou un recueil, nous tenons à leur disposition une psychologue clinicienne. Il s’agit de morts violentes, les familles sont très en colère dans leur deuil qui est très particulier. Elles ne se trouvent pas dans le même état d’esprit qu’une personne dont le défunt a choisi, dans sa très grande humanité, de faire don de son corps à la science.

AJ : Il y a quelques mois, le Parisien révélait l’existence d’un rapport interministériel de 2016, jamais rendu public, qui pointait les failles de la médecine légale en Île-de-France. Selon la mission interministérielle, l’Institut médico-légal devait connaître « une réforme plus en profondeur », il affirmait qu’« une implantation dans un hôpital public est indispensable à moyenne échéance », notamment pour bénéficier d’une « mise à disposition facilitée des outils nouveaux d’imagerie et de biologie médicale pour faire de l’IML de Paris une référence en matière de médecine légale ». Qu’en est-il ?

Bertrand Ludes : Depuis 2016, depuis les attentats, beaucoup de choses ont changé. Nous avons obtenu le scanner pour les imageries post-mortem, nous avons effectué des travaux de réfection de l’électricité, avons refait intégralement la salle de présentation pour l’accueil des familles. Comme beaucoup d’institutions publiques, nous effectuons ces travaux par tranches pour maintenir l’activité quotidienne. Nous allons bientôt renouveler l’installation du froid. Je n’évoquerai pas ici la question du rattachement à l’hôpital public, mais pour le déménagement des services hors du bâtiment Quai de la Rapée, c’est un projet qui a été longtemps à l’étude, oui. Mais ces choses-là prennent du temps car il y a un aspect foncier et budgétaire conséquent pour conserver cette institution intra-muros et bénéficier d’équipements avec les nouvelles technologies. Les équipes poursuivent leur travail, cela prend du temps.

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