Et si l’informatique était une nouvelle forme de totalitarisme ?
Et si l’informatique était un nouveau totalitarisme ? C’est la thèse que soutient Christopher Pollmann, professeur agrégé de droit public et enseignant-chercheur à l’Université de Lorraine à Metz*, dans un essai très stimulant qui vient de sortir aux éditions Le Bord de l’eau. En 130 pages denses et nourries de très nombreuses références, depuis Bernanos et Günther Anders jusqu’à Antoine Garapon, en passant par Alain Supiot et Jacques Attali, l’auteur montre en quoi l’informatique est en train de rendre l’homme superflu, ce qui est l’une des définitions du totalitarisme proposée par Hannah Arendt. Indispensable à lire.
Actu-Juridique : Comment l’idée de vous pencher sur l’informatique vous est-elle venue, cela parait un peu loin du droit public ?
Christopher Pollmann : Depuis mon travail de thèse en 1986, j’ai recours à l’informatique. Au bout de 37 ans d’usage quotidien, j’estime être un praticien aguerri et pourtant je ressens une insatisfaction croissante face aux dysfonctionnements et aux promesses non tenues, tant des ordinateurs que des logiciels et des sites internet. Mon esprit un peu rebelle a refusé de se laisser faire et de considérer – comme nous avons tous un peu tendance à le faire – que le problème c’était moi, que sans doute je n’étais pas au niveau. Mais je ne pouvais pas non plus rester au stade de la colère, j’ai voulu passer à celui de la critique articulée.
Actu-Juridique : Cette critique articulée vous conduit à dénoncer un totalitarisme de l’informatique. Le mot est fort….
CP : Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt explique que c’est la terreur politique qui caractérise un régime totalitaire. Mais dans le même ouvrage, elle propose une nouvelle approche moins explorée : une société est totalitaire quand les êtres humains y deviennent superflus. Il est assez difficile d’établir un rapport entre la terreur et la superfluité et je n’ai pas encore achevé ma réflexion là-dessus mais, Günther Anders soutient dans L’obsolescence de l’homme que le totalitarisme politique et la terreur ne sont que la conséquence du règne des machines.
Actu-Juridique : La Silicon Valley nous promet de nous augmenter, pas de nous faire disparaître…
CP : Ce prétendu homme augmenté se voit en réalité diminué car la délégation d’un certain nombre de compétences et d’activités à des machines dépossède l’humain de sa capacité à agir et ses facultés, inutilisées, finissent par tomber en désuétude. Prenons l’exemple du GPS, on peut craindre à terme que les gens ne soient plus capables de se déplacer quelque part sans lui. Je cite dans mon livre les accidents en série avec un Boeing 737 Max…
Actu-Juridique : Cette superfluité de l’homme pourrait bien toucher assez vite la justice qui envisage de confier le soin de juger en partie à des robots, qu’en pensez-vous ?
CP : L’automatisation permet d’espérer que l’on pourra faire plus avec moins, ce qui semble répondre à la problématique du manque de moyens de la justice. On espère devenir plus performants, en oubliant que dans un cadre concurrentiel, tout le monde se situe dans cette même perspective, de sorte que les progrès s’annulent. Si l’on rend la justice plus performante, on peut raisonnablement penser qu’on aura d’autant plus tendance à se quereller. Et si les procès deviennent plus fréquents, cela annulera les bénéfices escomptés. L’automatisation promet aussi une plus grande fiabilité, notamment en éliminant les biais dans l’appréciation des dossiers. En réalité, de nombreuses expériences ont montré que la machine ne fait que reproduire les travers de l’humain, en les aggravant. Par ailleurs, s’il est vrai que la sécurité juridique est une valeur cardinale, a fortiori dans une société de plus en plus complexe, l’ouverture et la souplesse du système juridique pour gérer l’avenir sont tout aussi importantes. Or, un système automatisé fonctionne en mobilisant les « données massives » (big data), en prolongeant le passé.
Actu-Juridique : La promesse principale du numérique est de nous libérer des tâches inutiles pour nous permettre de nous concentrer sur notre cœur d’activité, là où il y a une véritable valeur ajoutée. Mais si l’on délègue la faculté de juger, on délègue le cœur de métier du juge et une fonction essentielle de la vie en société…
CP : C’est une question importante, et même cardinale. Déjà la distinction entre une part créative et non créative dans le quotidien me semble artificielle. On peut évoquer nombre de scientifiques qui ont fait des découvertes par hasard en se livrant à des activités très ordinaires. Surtout, la justice et la vie juridique ont besoin de temps. Dans les années cinquante, un sociologue américain a mis en lumière l’importance du conflit dans la démocratie, celui-ci a une vertu régulatrice et apaisante, à condition bien sûr qu’il soit cadré.[1] À l’inverse, l’informatique a pour fonction d’aller vite. En automatisant la justice et, plus généralement, le recours au droit, on a tendance à supprimer ce facteur temps pourtant vital.
Actu-Juridique : Vous soulignez de possibles liens entre abus de numérique et criminalité, voire avec le terrorisme ?
CP : Je me suis penché sur ce que l’on appelle le terrorisme dans un article à la revue Illusio (éditée par les éditions Le Bord de l’eau) numéro 20 d’avril 2023 intitulé « Entre exploration scientifique et désir punitif : le terrorisme suicidaire des sociétés individualisé et technicisées ». J’en tire à présent l’hypothèse que le phénomène “terroriste” est lié à l’informatique dans la mesure où celle-ci rend les usagers solitaires et, en même temps, les pousse dans la désinhibition. On sait que si ces gens qui se radicalisent sur internet apprenaient la religion dans une mosquée plutôt que derrière un écran, le contact humain, les rencontres, la possibilité de débattre changeraient beaucoup de choses. Malheureusement, l’impact de la technique dans la vie des terroristes n’est pas encore assez étudié et documenté. Pourtant nous savons grâce à des études sur la télévision que face à l’écran dans la solitude individuelle, l’appareil psychique de l’être humain est particulièrement vulnérable, beaucoup plus que dans le face-à-face physique, qui impose des limites, une censure et peut aussi susciter l’empathie.
Actu-Juridique : Si l’informatique est un totalitarisme, alors on peut s’inquiéter pour l’avenir de la démocratie ?
CP : En effet, car tout comme la justice, la démocratie se déploie dans la durée. Pour qu’il y ait démocratie, il faut qu’il y ait délibération, ce qui implique la maturation et l’expression de positions qui évoluent dans le temps ; en délibérant, en s’opposant à autrui, en cherchant des arguments, on se rapproche et on s’apaise et on est susceptible de trouver des positions qui pacifient la relation. Cela nécessite un réel investissement notamment dans la durée, ce que neutralise l’informatique en raison de sa course contre le temps.
Actu-Juridique : L’informatique c’est également la réduction à des chiffres et des données, et ça aussi cela menace la démocratie…
CP : Alain Supiot dans La gouvernance par les nombres explique en effet cette réduction de l’univers à un ensemble chiffré qu’il suffirait de gérer de façon mathématique ; à ses yeux, c’est une dogmatique problématique car non contestable. Or, la démocratie implique la possibilité de choisir et de cheminer ensemble dans le travail sur les options différentes, voire contraires, qui se présentent à nous. Norbert Wiener, l’un des pères de la cybernétique pensait au lendemain de la seconde guerre mondiale que l’humain avait failli et qu’il fallait donc le remplacer par la machine, moins soumise aux passions. Ce qu’il n’a peut-être pas vu, c’est qu’on ne peut pas supprimer les passions humaines. En cherchant à les contourner ou les éradiquer, on ne fait que les rendre plus éruptives et violentes. On ne peut donc que les assumer et les encadrer. On peut enfin signaler que l’informatique interpelle le droit et les juristes dans la mesure où son déploiement actuel et ses nombreux dysfonctionnements témoignent de l’insuffisance ou de la défaillance, voire de l’absence de la puissance publique.
[1] V. Lewis Coser, Les Fonctions du conflit social, Paris, PUF, 1982.
*Christophe Pollmann est aussi directeur du séminaire Accumulations et accélérations, Fondation Maison des sciences de l’homme, Paris, consacré en 2024 au « Totalitarisme informatique ».
Le totalitarisme informatique, Le Bord de l'eau 2024, couverture + TM
Référence : AJU422763