Financement des infrastructures numériques : et si les politiques laissaient parler le droit ?
Faut-il renégocier les accords commerciaux entre les GAFAM et les opérateurs télécoms ? « Une poignée d’acteurs occupent à eux seuls plus de 50% de la bande passante mondiale. Il est temps désormais de réorganiser la juste rémunération des réseaux » a tweeté début mai Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur. Me Alexandre Archambault, avocat au barreau de Paris, juge regrettable cette immixtion du politique dans le domaine d’action des régulateurs.
À peine le paquet DSA/DMA terminé, les pouvoirs publics au niveau Européen entonnent un petit air entendu : les grands acteurs systémiques de l’Internet, qui bénéficient d’infrastructures de qualité sans participer à leur financement, devraient payer une contribution aux opérateurs télécoms. Une demande dont les opérateurs télécoms historiques ne cachent pas être à l’origine, qui se traduit par la réouverture du concours Lépine de la mesure législative pour faire payer les méchants GAFAM.
Instrumentalisation
Chaque camp a ses arguments, pour ce qui n’est qu’un nouveau round de négociation d’accords commerciaux, où il n’y a ni gentils, ni méchants. Ce qui interpelle est la manière dont les autorités politiques européennes se font instrumentaliser par l’une des parties. Ces initiatives et prises de position semblent oublier que le droit est déjà parfaitement outillé pour régler la question soulevée.
En premier lieu la régulation sectorielle des communications électroniques prévoit depuis l’origine la prise en charge par le demandeur d’interconnexion des coûts incrémentaux (c’est-à-dire les coûts spécifiquement liés à l’écoulement du trafic du demandeur à l’interface d’interconnexion) induits par le trafic qu’il génère.
Après des discussions pour le moins rugueuses avec les principaux pourvoyeurs de contenus au début des années 2010, une décision de l’Autorité de la Concurrence confirmée par la Cour de Cassation rappelle que neutralité n’implique pas la gratuité, et près de la moitié du trafic Internet en France fait l’objet d’une rémunération de la part de ceux qui bénéficient des infrastructures. En cas de désaccord sur les conditions techniques et financières, l’ARCEP est compétente pour trancher les différends et peut être saisie aussi bien par les acteurs des contenus et services que par les fournisseurs d’accès. A ce jour, aucun de ces acteurs n’a estimé nécessaire de saisir l’ARCEP, signe du caractère raisonnable et consensuel des accords actuels.
En second lieu, le droit de la concurrence dispose depuis longtemps d’outils permettant de sanctionner les abus de position dominante ainsi que d’obtenir des engagements permettant de s’assurer qu’à situation égale, chaque demandeur d’interconnexion est traité sans discrimination. Si la neutralité du net n’est nullement synonyme de gratuité, elle ne saurait en aucun cas être dévoyée pour justifier des traitements discriminatoires revenant à favoriser les acteurs systémiques au détriment de l’innovation. Sans doute des adaptations sont nécessaires, notamment en termes de procédure et pour tenir compte de l’exploitation désormais transnationale des réseaux. Certaines ont déjà commencé, par exemple avec l’évolution salutaire de la doctrine sur la mise en œuvre de décisions conservatoires. Plus que d’une nouvelle loi de circonstance, ce qui est attendu des autorités politiques est de doter les régulateurs et juges des moyens nécessaires pour mener les enquêtes qui s’imposent et trancher des litiges dans des délais compatibles avec les exigences du numérique.
Enfin, au niveau judiciaire, tant le Code de commerce que le code de procédure civile apportent des réponses pour obtenir de la part du juge toute mesure appropriée pour mettre fin à une situation de blocage dans le cadre d’une négociation commerciale. Le Tribunal de Commerce ainsi que la Cour d’Appel de Paris se sont même dotés d’une chambre internationale travaillant en langue anglaise et destinée à faciliter l’accès aux juridictions commerciales françaises pour les entreprises internationales dans leurs litiges commerciaux avec des acteurs nationaux.
Gare aux lois de circonstances
Au final, cette immixtion du pouvoir politique dans le domaine d’action des régulateurs, autorités de concurrence et autorités judiciaires est profondément regrettable à plus d’un titre. Tout d’abord parce qu’elle revient à hystériser un sujet pourtant traité, tout du moins au niveau national, et apaisé comme en témoigne l’absence de contentieux sur les modalités techniques et financières d’accès proposés par les FAI à destination des acteurs des contenus et services en ligne.
Elle revient en outre à malmener le fragile équilibre qui sous-tend l’état de droit, à savoir le respect de l’indépendance des autorités administratives et autorités judiciaires.
Elle méconnaît ensuite des années de travail d’autorités et services administratifs pour monter en compétencemalgré des moyens limités. Elle revient à brouiller la compréhension d’un sujet déjà complexe et fragiliser la position relativement équilibrée retenue depuis une décennie, notamment en France : si les acteurs des contenus et services sont mis à contribution, les autorités restent particulièrement vigilantes à ce que ces modalités techniques et financières proposées par les fournisseurs d’accès ne reviennent pas à leur procurer une rente de situation au détriment de l’innovation.
En amenant la Commission européenne dans les travers très français des lois de circonstance et de son lot d’injonctions contradictoires, ces déclarations à l’emporte-pièce délivrent un signal dégradant l’attractivité numérique de l’Europe à l’heure où ces mêmes autorités européennes rivalisent de déclarations pour séduire les grands acteurs du numérique (concepteurs et fabricants de puces, intelligence artificielle, centres de données, studios de contenus…) afin de localiser leurs investissements qui se chiffrent en plusieurs centaines de milliards d’euros.
Référence : AJU302831