Le déréférencement ou l’art de la balance
Tirant les enseignements des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne du 24 septembre 2019, le Conseil d’État a, par 13 arrêts du 6 décembre 2019, donné aux moteurs de recherche et à la Cnil le mode d’emploi du droit à l’oubli.
Il convient d’examiner les conditions dans lesquelles il doit être fait droit à une demande de déréférencement.
La révolution numérique a modifié notre perception du temps. Avant son avènement, nous vivions un présent éphémère entre l’oubli du passé et l’aléa de l’avenir. Aujourd’hui, nous vivons un présent permanent car toutes les données nous concernant sont accessibles immédiatement, grâce aux moteurs de recherche et indéfiniment, du fait du support numérique.
Dès lors, le législateur1 comme le juge2 œuvrent pour adapter un droit à l’oubli3 à l’univers numérique. Ce droit s’exerce par la technique du déréférencement. Il permet à une personne de demander à un moteur de recherche de supprimer certains résultats qui apparaissent à partir d’une requête faite avec son nom et son prénom lorsque ces résultats renvoient vers des pages contenant ses données personnelles. Cette suppression concerne uniquement la page de résultats et ne signifie donc pas l’effacement des informations sur les pages sources. Les informations continuent d’exister, mais elles ne sont plus accessibles par une recherche nominative.
Par 2 arrêts du 24 septembre 20194, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) contribue à définir les modalités du déréférencement. Par 13 arrêts du 6 décembre 2019, le Conseil d’État a commencé à les appliquer.
I – Les grands principes posés par la CJUE
Les interdictions et les restrictions au traitement de certaines données, comme les exceptions prévues par les textes, s’appliquent à l’exploitant d’un moteur de recherche à l’occasion de la vérification qu’il doit opérer à la suite d’une demande de déréférencement.
Le déréférencement d’un lien associant au nom d’un particulier une page web contenant des données personnelles le concernant est un droit mais il n’est ni général ni absolu. L’exploitant d’un moteur de recherche a l’obligation de faire droit à la demande de la personne concernée sauf si des exceptions (prévues par les textes) s’appliquent.
Le droit à l’oubli doit être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux. En conséquence, le droit à l’oubli de la personne concernée est exclu lorsque le traitement des données est nécessaire à la liberté d’information.
L’arbitrage entre le droit à la vie privée du demandeur et le droit à l’information du public dépend de la nature des données personnelles (on en distingue trois catégories) et des circonstances, comme le rôle social du demandeur (sa notoriété, son rôle dans la vie publique et sa fonction dans la société), les conditions dans lesquelles les données ont été rendues publiques (par l’intéressé, par un journaliste) et restent par ailleurs accessibles.
II – Les décisions consécutives prises par le Conseil d’État
Le Conseil d’État a rendu 13 décisions5 concernant 18 cas de figure différents. Il a constaté 8 non-lieux à statuer, rejeté 5 demandes et prononcé 5 annulations. Dans tous ces arrêts, le Conseil d’État a statué en juge de l’excès de pouvoir des décisions de refus de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) d’ordonner à Google le déréférencement de liens.
Pour les non-lieux, le Conseil d’État constate qu’à la date à laquelle il statue, le litige porté devant lui a perdu son objet soit parce que les liens litigieux ont été déréférencés à l’initiative de l’exploitant du moteur de recherche, soit parce que le contenu des pages web avait été modifié.
Pour les rejets et les annulations, il convient d’examiner les caractéristiques mises en balance en fonction des trois catégories de données personnelles.
A – Les décisions concernant les données dites sensibles (données les plus intrusives dans la vie d’une personne comme celles concernant sa santé, sa vie sexuelle, ses opinions politiques, ses convictions religieuses)
La protection dont bénéficie cette catégorie est la plus élevée. Il ne peut être légalement refusé de faire droit à une demande de déréférencement que si l’accès aux données sensibles à partir d’une recherche portant sur le nom du demandeur est strictement nécessaire à l’information du public.
Données sur les convictions religieuses6. Un article de presse de 2008 fait état d’une note attribuée aux RG, rédigée à l’occasion d’une information judiciaire consécutive au suicide d’une adepte de « l’Église de scientologie ». Le requérant y est cité à raison de fonctions exercées au sein de ladite église et comme étant intervenu, à ce titre, auprès de la famille de la victime.
Le Conseil d’État a relevé les arguments justifiant le refus du déréférencement :
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l’information litigieuse avait été rendue publique par le requérant ;
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la source journalistique ;
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l’exactitude de l’information n’est pas contestée.
Le Conseil d’État a relevé les arguments en faveur du déréférencement :
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il n’exerce désormais plus d’activité en liaison avec cette organisation ;
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l’ancienneté des faits (11 ans) ;
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l’affaire citée dans l’article s’est conclue par une ordonnance de non-lieu ;
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le maintien des liens est susceptible d’avoir des répercussions pour l’intéressé ;
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il est possible d’accéder par d’autres liens à cette information.
En conséquence, le Conseil d’État a conclu pour le déréférencement et a annulé le refus de la Cnil.
Données sur la vie intime7. Des liens renvoient vers des articles de blogs, un forum de discussion et une vidéo faisant état d’une relation extraconjugale que la requérante aurait entretenue avec l’ancien président de la République de B. et mentionnant l’existence alléguée d’une vidéo intime en témoignant.
Le Conseil d’État a relevé les arguments justifiant le refus du déréférencement :
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le rôle que joue Mme X dans la vie économique et sociale de B.
Le Conseil d’État a relevé les arguments en faveur du déréférencement :
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il s’agit de rumeurs ;
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il est possible d’accéder par d’autres liens à des informations faisant état des relations amicales entre l’intéressée et l’ancien président.
En conséquence, le Conseil d’État a conclu en faveur du déréférencement et a annulé le refus de la Cnil.
Données sur l’orientation sexuelle8. Un lien renvoie vers un site comportant une fiche descriptive du roman écrit par le requérant, faisant état de certaines données qui conduisent à révéler son orientation sexuelle.
Le Conseil d’État a relevé les arguments justifiant le refus du déréférencement :
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les informations litigieuses avaient été manifestement rendues publiques par l’intéressé en 2009 ;
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les pages des résultats d’une telle recherche comportaient des liens menant vers des informations faisant état du roman en cause.
Le Conseil d’État a relevé les arguments en faveur du déréférencement :
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le requérant n’exerce plus d’activités littéraires ;
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le roman n’est aujourd’hui plus édité ;
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le maintien des liens est susceptible d’avoir des répercussions pour l’intéressé.
En conséquence, le Conseil d’État a conclu en faveur du déréférencement et a annulé le refus de la Cnil.
B – Les décisions concernant les données pénales (relatives à une procédure judiciaire ou à une condamnation pénale)
La protection dont bénéficie cette catégorie est aussi la plus élevée. Il ne peut être légalement refusé de faire droit à une demande de déréférencement que si l’accès aux données pénales à partir d’une recherche portant sur le nom du demandeur est strictement nécessaire à l’information du public.
Données sur un vol9. Plusieurs liens renvoient à des sites d’information, blogs ou forums comportant des informations relatives au vol d’une statue dans le jardin de A., qui aurait été retrouvée en 2003 dans le jardin de la requérante. Ces articles font état de ce que la relation amicale qu’entretenait le président de la République de B. avec la requérante qui est, comme son époux, une personnalité du monde économique de premier plan en B., lui aurait permis de ne pas être inquiétée.
Le Conseil d’État a relevé les arguments justifiant le refus du déréférencement :
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la source journalistique ;
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l’exactitude des faits n’est pas contestée ;
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les faits mettent en cause un ancien président de la République de B. ;
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la requérante joue un rôle dans la vie économique et sociale de B.
Le Conseil d’État a relevé les arguments en faveur du déréférencement :
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l’ancienneté des faits (16 ans).
En conséquence, le Conseil d’État a conclu pour le refus du déréférencement et a rejeté la demande.
Données sur une condamnation pénale10. Des liens renvoient vers des articles de presse indiquant que le requérant a exercé, de 2003 à 2008, les fonctions de surveillant et animateur scolaire et qu’à la suite d’attouchements sexuels sur mineurs, il a été mis en examen puis condamné par un tribunal correctionnel à une peine de 7 ans d’emprisonnement, qui a été exécutée, assortie d’un suivi socio-judiciaire de 10 ans et d’une interdiction d’exercer une activité impliquant un contact avec des enfants.
Le Conseil d’État a relevé les arguments justifiant le refus du déréférencement :
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la source journalistique ;
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l’exactitude des informations n’est pas contestée.
Le Conseil d’État a relevé les arguments en faveur du déréférencement :
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les articles donnent au public un accès direct et permanent à la condamnation dont a fait l’objet le requérant alors même qu’en application du Code de procédure pénale, cet accès n’est en principe possible que dans des conditions restrictives et pour des catégories limitées de personnes ;
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l’absence de notoriété du requérant ;
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l’ancienneté des faits et de la condamnation pénale (16 et 11 ans) ;
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le maintien des liens a eu des répercussions sur la réinsertion du requérant qui allègue avoir perdu deux emplois du fait du référencement en cause ;
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l’absence d’incidence du fait que la mesure de suivi socio-judiciaire dont fait l’objet l’intéressé soit, à la date de la décision, toujours en cours.
En conséquence, le Conseil d’État a conclu en faveur du déréférencement et a annulé le refus de la Cnil.
Données sur une condamnation pénale11. Des liens renvoient vers des articles de presse faisant état de la condamnation du requérant (un député-maire) pour apologie de crimes de guerre ou contre l’humanité par un tribunal correctionnel, puis par une cour d’appel, sans mentionner la décision par laquelle la Cour de cassation a annulé sans renvoi cet arrêt.
Le Conseil d’État a relevé les arguments justifiant le refus du déréférencement :
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la source journalistique ;
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le rôle qu’a joué et continue de jouer dans la vie publique le requérant ;
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le contexte dans lequel ont été tenus les propos rapportés dans les articles (litige avec des personnes appartenant à la communauté des gens du voyage) ;
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les articles vers lesquels mènent les liens litigieux comportent, à la date de la décision, un addendum faisant mention de la décision de la Cour de cassation ;
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Google a procédé au réaménagement de la liste de résultats obtenue à la suite d’une recherche portant sur le nom du requérant de telle sorte que le premier lien affiché renvoie vers une page web faisant état, de manière exacte et actualisée, de sa situation judiciaire, en mentionnant notamment la décision de la Cour de cassation.
En conséquence, le Conseil d’État a conclu pour le refus du déréférencement et a rejeté la demande.
Données sur une condamnation pénale12. Des liens renvoient vers des articles datant de mai 2018 faisant état de la condamnation de la requérante pour des faits de violence conjugale prononcée par un tribunal correctionnel. Ces articles reprennent les propos tenus par l’intéressée dans une interview qu’elle a donnée au magazine C. au sujet de sa condamnation.
Le Conseil d’État a relevé les arguments justifiant le refus du déréférencement :
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la source journalistique ;
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les articles reprennent les propos que la requérante a elle-même choisi de tenir au sujet de sa condamnation dans une interview accordée au site « C » ;
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le déréférencement de l’interview accordée au site « C » n’est pas demandé ;
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le caractère récent des faits (18 mois) ;
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la notoriété de l’intéressée acquise en jouant l’un des rôles principaux d’une série qui continue d’être programmée sur la chaîne D.
Le Conseil d’État a relevé les arguments en faveur du déréférencement :
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le maintien des liens est susceptible d’avoir des répercussions pour l’intéressée.
En conséquence, le Conseil d’État a conclu pour le refus du déréférencement et a rejeté la demande.
C – Les décisions concernant les données non sensibles
La protection dont bénéficie cette catégorie est la moins élevée. Il ne peut être légalement refusé de faire droit à une demande de déréférencement que s’il existe un intérêt prépondérant du public à accéder à l’information en cause.
Activité professionnelle, adresse et téléphone13. Un lien renvoie à une page du site Yelp qui fait état de l’activité de médecin généraliste de la requérante, précise les coordonnées postales et téléphoniques de son cabinet et donne la possibilité aux internautes de rédiger des commentaires à la suite d’une consultation. Au jour où le Conseil d’État statue, aucun commentaire négatif relatif à sa pratique médicale n’apparaît plus sur le site en cause.
Le Conseil d’État a jugé que la Cnil a pu légalement estimer que l’intérêt prépondérant du public était d’avoir accès à ces données à partir d’une recherche effectuée sur le nom de la requérante. En conséquence, le Conseil d’État a conclu pour le refus du déréférencement et a rejeté la demande.
Adresse personnelle14. Deux liens mènent vers des pages web faisant état d’un brevet déposé par le requérant en 2006 auprès de l’OMPI ainsi que son adresse.
Le Conseil d’État a relevé les arguments justifiant le refus du déréférencement :
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en vertu du Code de la propriété intellectuelle, les coordonnées des personnes ayant déposé un brevet font l’objet d’une publicité.
Le Conseil d’État a relevé les arguments en faveur du déréférencement :
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l’ancienneté de ce brevet (13 ans) ;
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le requérant ne bénéficie plus, depuis 2010, du monopole d’exploitation de son invention ;
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il n’a déposé aucun autre brevet depuis ;
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il ne joue ni n’a joué aucun autre rôle dans la communauté scientifique ;
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iI reste possible d’accéder aux informations relatives à son invention et à ses coordonnées sur la base d’une recherche sur le champ dont relèvent ses travaux.
En conséquence, le Conseil d’État a conclu en faveur du déréférencement et a annulé le refus de la Cnil.
Données non sensibles15. Un lien renvoie vers un article qui propose un résumé du roman autobiographique du requérant, publié en 2009 et ayant alors fait l’objet d’une couverture médiatique. L’article en cause comporte un certain nombre de données à caractère personnel concernant l’auteur.
Le Conseil d’État a relevé les arguments justifiant le refus du déréférencement :
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la source journalistique ;
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leur accessibilité procède de l’activité littéraire du requérant ;
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l’intérêt qui s’attache, pour le public, à pouvoir accéder aux recensions de livres publiés à partir d’une recherche portant sur le nom de leurs auteurs.
Le Conseil d’État a relevé les arguments en faveur du déréférencement :
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l’ancienneté des faits (10 ans) ;
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le fait que l’ouvrage n’est désormais plus édité.
En conséquence, le Conseil d’État a conclu pour le refus du déréférencement et a rejeté la demande.
En conclusion. Les poids à utiliser pour effectuer le test de la balance sont dorénavant clairement identifiés. Ne resterait-il pas cependant à améliorer les délais de traitement des demandes de déréférencement qui sont beaucoup trop longs ? Entre la demande du requérant, l’instruction par les moteurs de recherche puis par les autorités de contrôle16, il peut se dérouler au minimum plusieurs mois17 et pendant ce temps-là, les résultats de la recherche demeurent affichés, le mal est fait.
Dans ces conditions, pour les données sensibles ou pénales et, au moins, pour les personnes qui ne recherchent pas les suffrages du public, ne conviendrait-il pas de diviser puis de renverser la charge de la demande ? D’imposer que l’exploitant du moteur de recherche ait l’obligation, à première demande, de déréférencer ces données ? Et s’il considère que l’accès aux données est strictement nécessaire à l’information du public, l’exploitant devra saisir l’autorité de contrôle puis, en cas de refus, les tribunaux pour demander l’autorisation de re-référencer le lien.
Notes de bas de pages
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1.
La directive n° 95/46 du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995, puis le règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016.
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2.
CJUE, 13 mai 2014, n° C131/12, Google Spain et Google, ECLI:EU:C:2014:317.
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3.
Intitulé aussi droit à l’effacement.
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4.
CJUE, 24 sept. 2019, nos C-136/17 et C-507-17, à la suite de la question préjudicielle posée par le Conseil d’État.
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5.
Consultables sur www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/droit-a-l-oubli-le-conseil-d-etat-donne-le-mode-d-emploi.
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6.
CE, 6 déc. 2019, n° 393769.
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7.
CE, 6 déc. 2019, n° 395335.
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8.
CE, 6 déc. 2019, n° 409212.
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9.
CE, 6 déc. 2019, n° 395335.
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10.
CE, 6 déc. 2019, n° 401258.
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11.
CE, 6 déc. 2019, n° 405464.
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12.
CE, 6 déc. 2019, n° 429154.
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13.
CE, 6 déc. 2019, n° 403868.
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14.
CE, 6 déc. 2019, n° 405910.
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15.
CE, 6 déc. 2019, n° 409212.
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16.
La Cnil en France, puis le Conseil d’État.
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17.
Par exemple, 18 mois pour l’affaire n° 393769 : CE, 6 déc. 2019, n° 393769.