Affaire de corruption à Fresnes : les risques d’une justice exemplaire ?

En quelques mois, un ancien directeur de la prison de Fresnes a été condamné à une peine exemplaire pour corruption, une sévérité revue à la baisse lors du procès en appel, en mai dernier. Retour sur une histoire rocambolesque.
Le centre pénitentiaire de Fresnes (94) fait souvent la une des journaux, que ce soit pour la spectaculaire évasion d’Antonio Ferrara en 2003 ou celle d’une détenue radicalisée en 2021 (elle avait réussi à percer le mur), que ce soit pour des questions politiques (comme l’affaire dite de « Kho Lantess ») ou humanitaires (la prison est souvent pointée du doigt pour ses conditions d’incarcération et de surpopulation). Récemment, c’est une affaire de corruption qui a secoué les murs de l’institution, inaugurée en 1898.
Tout commence en 2017, suite à une note du Contrôleur général des lieux de privation de liberté et d’un renseignement recueillis par les enquêteurs, évoquant des soupçons à l’encontre d’une personne haut placée à la prison. Plusieurs détenus se plaignent de l’existence d’un système de passe-droits à l’intérieur de la division 3 du centre pénitentiaire. Une enquête de la brigade de la répression de la délinquance économique et de la police judiciaire de Versailles (Yvelines) est lancée et les enquêteurs accumulent rapidement des éléments, en mettant sur écoute le téléphone du suspect et sa voiture de service. Ils épluchent également ses comptes, ses revenus.
Plusieurs personnes sont mises en examen, dont l’ancien Golden Boy Arnaud Mimran (détenu pour de très nombreuses affaires, allant de l’escroquerie en bande organisée à l’assassinat), et Khalid El Khal, 53 ans, le directeur. Entre janvier 2016 et mars 2018, ce dernier aurait touché de l’argent en échange d’avantages accordés à plusieurs détenus. Les prisonniers auraient eu accès à des téléphones portables en cellule (en solo), un meilleur accès aux douches ou aux parloirs. Le fonctionnaire est également accusé d’avoir facilité le transfert de l’escroc de l’affaire de la taxe carbone, dans une prison plus amène, au Havre.
Une sévérité particulière
En première instance,l’avocat d’Arnaud Mimran planche pour une défense accusatoire, fustigeant les conditions de détention de son client.« Ce procès sera celui de Fresnes, ce ne sera pas celui d’Arnaud Mimran », soutient-il dès 2021. Lors de l’audience en première instance, en novembre 2022, le médiatique détenu choisit également cette tactique : « à Fresnes, c’est la misère, on n’a pas de frigo, ne boit pas d’eau, c’est sale, il y a des rats partout, donc on essaye de s’inventer des côtés positifs sinon on tombe en dépression ! ».
Face aux preuves implacables, Khalid El Khal, entré en 1997 dans l’administration pénitentiaire, avait choisi de faire amende honorable en déclarant « regretter profondément » des « fautes gravissimes » et des « errements déontologiques ». « C’est de l’argent sale et maudit (…) je n’aurais pas dû accepter de prendre cet argent », commente-t-il alors, contestant avoir agi pour l’appât du gain. « Quand un détenu rentre en détention, l’objectif est de le réinsérer, j’ai fait ce métier avec humanité », regrette-t-il. « On n’est pas en train de parler d’avantages faramineux, a convenu le procureur. Mais en prison, une douche, un parloir, une circulation plus souple, ça n’a pas de prix », avait convenu le procureur avant d’ajouter « on essaie de faire passer les actes de M. El Khal pour une certaine forme d’humanité. Mais le contexte ne peut justifier ce comportement, ce serait dangereux. La gestion carcérale de Khalid El Khal a contribué à rompre l’égalité de traitement entre détenus ». Une réponse qui avait alors estomaqué l’avocat d’Arnaud Mimran, Me Jean-Marc Fedida : « Une douche, ce n’est pas grand-chose, mais une douche à Fresnes, c’est énorme, parce qu’il n’y a pas de douches ! Vous mesurez la monstruosité du raisonnement ? ».
Le 11 janvier dernier, le tribunal correctionnel de Créteil a rendu sa décision en condamnant Khalid El Khal à quatre ans de prison ferme pour corruption passive et association de malfaiteurs, suivant les réquisitions du procureur. Le tribunal a également prononcé une interdiction définitive de la fonction publique et la confiscation des sommes saisies. Deux détenus ont, quant à eux, été condamnés à des peines allant de deux à quatre ans de détention, peines assorties d’amendes importantes, et un autre a été relaxé. Immédiatement, les avocats de l’ex-fonctionnaire, Philippe Ohayon, Paul Aprile et Vera Goguidze, se dressent contre cette peine, trop sévère pour ne pas être exemplaire. « Nous allons faire appel. La sévérité de ce jugement donne raison à la requête en dépaysement que nous avions faite en début d’instruction. Le tribunal de Créteil ne pouvait pas juger sereinement un directeur de détention de la prison de son ressort », avaient-ils réagi.
Philippe Ohayon a réfléchi à cette sévérité. « Lorsque l’on défend un policier, un juge ou un directeur de prison, on a un peu l’impression d’être l’avocat du « traître ». En Belgique par exemple, le magistrat poursuivi n’a même pas le droit à un double degré de juridiction, suivant cette logique implacable : fonction exceptionnelle, procédure exceptionnelle, sévérité exceptionnelle. Nous avons saisi la Cour européenne des droits de l’Homme à ce sujet », explique-t-il. Selon lui, une affaire comme celle de Khalid El Khal est spécifique. C’est un terrain glissant. « Le risque, c’est que la justice se considère comme une victime trahie, par un proche qui plus est. Dans notre cas, nous avions formé en vain une requête en dépaysement en raison de l’imbrication fonctionnelle entre le tribunal de Créteil, où était instruite cette affaire, et la maison d’arrêt de Fresnes où exerçait Monsieur El Khal. Avec ses deux autres avocats, Paul Aprile et Vera Goguidze, nous avons toujours considéré que le placement en détention provisoire, par nature exceptionnel, de Monsieur El Khal était une grave erreur, tant juridiquement qu’humainement, en raison des risques majeurs de suicides et de l’absence totale de dangerosité de l’intéressé. Ce traitement de « défaveur » s’explique peut-être par le « syndrome du traître ». La difficulté des affaires de corruption réside également dans la suspicion généralisée portée sur l’ensemble des actes de fonctions réalisés par l’agent public suspecté. Celui-ci doit donc se défendre contre un faisceau de présomptions remettant en cause l’ensemble de ses décisions. D’un cas isolé, c’est toute une carrière qui est mise en doute, avec le risque pour la justice de faire fausse route. Ici, il a fallu cinq années de procédure et passer devant la cour d’appel pour être enfin écoutés et convaincre que Monsieur El Khal n’a pas mis en place un système de corruption au sein de cette prison », nous a écrit l’avocat.
Un verdict en appel plus clément
En effet, le 10 mai dernier, lors du procès en appel, le directeur de la prison a vu sa peine réduite. La cour d’appel l’a condamné à cinq ans d’emprisonnement dont deux avec sursis, après que les faits ont été requalifiés uniquement en corruption passive de personne dépositaire de l’autorité publique. Le chef d’association de malfaiteurs a été abandonné, ce qui a profondément soulagé son avocat. « La thèse d’un système corruptif à Fresnes dirigé par Monsieur EL KHAL s’étant totalement effondrée, la cour d’appel a sanctionné Monsieur El Khal pour ses liens avec un ancien détenu mis en cause dans des affaires de taxe carbone. Un total de 5 000 euros de dons en espèce a été relevé au cours des sonorisations du véhicule dans lequel ils se rencontraient et discutaient de tout et rien mais également des affaires judiciaires dans lesquelles l’ancien détenu était toujours impliqué. Toujours dans cette propension à l’excès, les juges d’instruction et le tribunal avaient retenu le délit d’association de malfaiteurs, permettant la saisie de tous les biens et avoirs de Monsieur El Khal, sans lien avec l’infraction. À 50 ans, ce sont les économies de toute une vie que s’approprie la justice à titre de punition. Conformément à nos conclusions, la Cour a requalifié en toute logique ces faits en délit de corruption, puisque le don, soit la remise d’espèces, est un élément constitutif de cette infraction et non un acte préparatoire, constitutif du délit d’association de malfaiteurs. Ses avoirs lui ont donc été restitués puisqu’ils n’étaient pas le produit de l’infraction ».
Aujourd’hui encore, le conseil de M. El Khal s’étonne de la facilité avec laquelle son client a fait les frais, en première instance, d’une sévérité injuste. « Les mauvaises conditions de détention ont aveuglé les enquêteurs qui se sont précipités, à tort, dans la thèse du monnayage par Monsieur El Khal de petits passe-droits auprès de nombreux détenus, ce qui est totalement faux et c’est désormais une vérité judiciaire. C’est même l’environnement de travail conflictuel au sein de cette prison qui a conduit l’instruction à se fonder sur des témoignages, relevant bien plus de l’animosité professionnelle que de l’exposé de faits de favoritisme. Du coup cette montagne de rumeurs et de rancœurs a accouché d’une vérité beaucoup moins grave que celle décrite à l’origine : une histoire entre deux hommes, un directeur et un ancien détenu, en dehors de la prison »…
Référence : AJU009f9
