Les affaires criminelles de l’Essonne : le cas d’Amélie Rabilloud

Publié le 18/03/2024

Si l’on s’intéresse à l’histoire criminelle contemporaine, on a sans doute en mémoire l’histoire d’Amélie Rabilloud, présentée comme « la dépeceuse tranquille » ou encore « l’ogresse de Savigny » ! Alors que la presse n’accorde que peu de soutien et clame la préméditation, son procès lui reconnaîtra ce qu’on peut appeler des circonstances atténuantes en tant que femme victime de violence.

Fin d’année 1949, des morceaux de corps humains sont retrouvés à Savigny-sur-Orge et les alentours, dans un parc du château de Parchy et plus tard dans les égouts. Le commissaire Denis, les inspecteurs Grisard, Rodelec, Langlois et Morvan, et le commissaire Creff, sont chargés d’élucider le mystère… Justement, un retraité est porté disparu à Savigny-sur-Orge, Geogres Rabilloud, ancien adjudant, né le 29 juin 1888 à Saint-Symphorien-d’Ozon (Isère), domicilié 15 rue de la Paix.

Une lettre anonyme reçue le 7 janvier 1950 « au siège de la Sûreté » signalait cette disparition « inexplicable » ; elle met les enquêteurs sur cette piste. Lors d’une visite à son domicile, Amélie Rabilloud, 52 ans, élabore dans un premier temps un mensonge : son mari est parti un peu avant Noël avec leurs économies, 90 000 francs, et lui a envoyé un télégramme, le 4 janvier, pour lui dire qu’il allait à Bordeaux et serait absent jusqu’à mi-février. Face à la photo de la tête découpée retrouvée, Amélie nie : « Ce n’est pas mon mari. » Mais les enquêteurs confirment auprès du bureau des PTT que le télégramme a bien été envoyé par Amélie elle-même. De l’avis du médecin légiste, relate un article du journal Ce soir du 14 janvier 1950, « certains signes particuliers permettaient de conclure que le décapité était bien le retraité : même âge, même moustache grise, même cheveux ». Surtout, « malgré un laborieux lavage, les murs et le carrelage du sol présentaient encore des taches suspectes qui, après analyses, s’avérèrent être des taches de sang humain ! »

Lors d’un interrogatoire, au sein de la brigade cette fois-ci, seules quelques minutes suffisent pour qu’Amélie Rabilloud s’effondre en larmes et avoue son crime face aux enquêteurs. « Oui, j’ai tué mon mari. Il était devenu violent. Il me battait. J’ai décidé d’en finir. C’est dans la soirée du 12 décembre, alors que Georges lisait le journal, assis dans la cuisine, et me tournait le dos, que j’ai frappé sur la tête à coups de marteau… », relate L’Humanité du 14 janvier 1950. Dans son livre, Grain de sable – 30 histoires de crimes… presque parfaits, Jacques Pradel écrit : « C’est Amélie elle-même qui, croyant bien faire, a informé le commissariat local. C’est le grain de sable qui fera basculer son destin. Si elle s’était abstenue de faire cette déclaration, son crime aurait été parfait ! » Arrêtée en 1949, elle est jugée en 1952.

« S’il ne m’avait pas menacée avec ce marteau, je n’aurais jamais pensé à m’en servir. »

En février 1952, le président de la cour d’assises de la Seine, M. Dejean de la Bâtie, demande à Amélie Rabilloud : « Pourquoi avoir dépecé le cadavre de votre mari après l’avoir tué ? » Elle répond : « Vraiment, je n’en pouvais plus… toujours des mauvais traitements… il ramassait tout… c’est lui qui faisait à manger… il y avait mon petit-fils Alain. Il ne voulait plus payer la pension. Il m’empêchait d’aller le voir… il me privait de tout. » Plus loin, elle dira : « Deux fois, il m’avait montré le marteau en me disant : « Tu as la tête fragile. Je t’en donnerai un coup et on ne s’en apercevra pas. » S’il ne m’avait pas menacée avec ce marteau, je n’aurais jamais pensé à m’en servir. » Le président : « Quand vous avez pensé à tuer, vous avez aussi songé à ce que vous feriez du corps ? » Elle : « Non. Mais quand je l’ai vu mort, j’ai pensé aux gendarmes et à mes petits-enfants qu’il me fallait élever. » Amélie Rabilloud avait alors dépecé le corps en emportant chaque jour un morceau pour le jeter quelque part.

Ces dialogues ont été retranscrits par Jean-Marc Théolleyre, célèbre chroniqueur judiciaire du Monde.

La reconnaissance de circonstances atténuantes, un fait rare

Le 29 février 1952, Le Monde écrit : « Les psychiatres se penchèrent sur elle et la jugèrent débile mentale. Ils virent en elle « une hyperémotive par accumulation de chocs moraux ». Ils ne l’estimèrent pas pour autant irresponsable, mais déclarèrent sa responsabilité pénale assez largement atténuée. Ce sera là un des arguments essentiels de Me René Floriot, qui assiste Amélie Rabilloud. »

Né en 1902 à Paris, René Floriot étudie le droit à la Sorbonne et s’inscrit au barreau pour ses 21 ans. Dans les années 1930, il obtient des divorces rapides pour des personnes célèbres, ce qui lui confère une première réputation. Après la Seconde Guerre mondiale, il défend collaborateurs et criminels de guerre. Pourquoi René Floriot a-t-il pris la défense d’Amélie Rabilloud ? Nous n’avons retrouvé aucun témoignage expliquant cela. Entouré de son équipe de six avocats, surnommés « l’usine Floriot » ou les « Floriot’s Boys », ses tarifs sont parmi les plus élevés des avocats parisiens.

À la fin du procès, les jurés reconnaissent ce qu’on pourrait qualifier de « circonstances atténuantes ». Le verdict de la cour d’assises est de cinq ans de réclusion criminelle et 50 000 francs de dommages et intérêts à verser à sa fille, Geneviève Rabilloud. Un verdict presque clément puisqu’Amélie encourait la peine de mort – si la préméditation avait pu être prouvée. Trois ans plus tôt, une marchande de charbon de Baugé-en-Anjou, Germaine Leloy-Godefroy, était exécutée dans la cour de la prison d’Angers par le bourreau Desfourneaux : elle avait assassiné à coups de hache son mari parce qu’elle voulait refaire sa vie avec son amant. Son avocat avait plaidé le « crime passionnel » … Vincent Auriol, le président, lui avait refusé sa grâce. Ce fut la dernière femme guillotinée en France.

Pour sa cliente, Me René Floriot n’utilisera jamais cette expression de « crime passionnel », qui ne correspond d’ailleurs à rien dans le Code pénal. Il la présente pour ce qu’elle était : une femme battue, victime d’un harcèlement physique et verbal de la part de son mari alcoolique. Jusqu’au jour où son mari prononce un mot, le mot de trop, particulièrement humiliant, qui pousse la victime à réagir. Amélie Rabilloud n’a jamais souhaité le révéler. Dans le journal La Bourgogne républicaine du 1er mars 1952, on peut lire : « Prenant alors la parole, Me René Floriot plaide humainement et décrit le calvaire que, pendant trente ans, sa cliente dut gravir aux côtés de son mari, qui était un véritable tyran. Son geste s’explique du fait qu’elle pensait son petit-fils très malade. Elle ne voulait point que cet homme, qui l’avait fait souffrir toute sa vie, tuât l’enfant en le privant des soins les plus élémentaires. »

Depuis les années 1950, « les femmes qui tuent leur mari violent » ont fait couler beaucoup d’encre. Dans les débats, la question de la « légitime défense » n’est pas résolue. Faut-il condamner ou acquitter ? Certaines affaires, plus médiatiques ont participé à la réflexion. Il y a bien sûr Jacqueline Sauvage, condamnée puis graciée. Mais il y a plus récemment Adriana Sampaïo, acquittée en 2020 du meurtre de son conjoint, justement au nom de la légitime défense, condamnée en première instance à 7 ans de prison. Décision réitérée en janvier 2024 par la cour d’assises de Saint-Omer (Pas-de-Calais), qui a acquitté une femme de 48 ans qui, en 2021, avait tué d’un coup de couteau son conjoint violent. La cour estime ici aussi qu’elle avait agi en légitime défense. La France connaît trois autres cas en plus de ces deux déjà cités : en 2012, la même décision a été prononcée à Douai en faveur d’Alexandra Lange, jugée pour avoir porté un coup de couteau mortel à son mari ; en janvier 2015, la cour d’assises de l’Aisne a acquitté Céline Sarrazin, qui avait tué son concubin trois ans plus tôt ; puis en février 2020, Florianne Harelle, qui avait tué son compagnon d’un coup de couteau, a été acquittée à Nancy, une décision confirmée l’année suivante en appel.

Encore à ses prémices en France, le concept du « syndrome de la femme battue » a été prononcé en juin 2021, au tribunal de Chalon-sur-Saône lors du procès en appel de Valérie Bacot pour l’assassinat de son conjoint violent. « Pour la première fois, j’entends un juge prononcer l’expression « syndrome de la femme battue » (SFB) pour motiver une décision sur un maricide, écrit la journaliste, Marion Dubreuil dans La Déferlante. Jusque-là, le SFB n’avait pas, en France, dépassé le stade de l’expertise judiciaire. Ce concept a été développé par la psychologue clinicienne américaine, Lenore Walker en 1979 : « Toute femme peut subir la violence une fois dans ses rapports avec un homme. Si cela se reproduit et qu’elle ne fuit pas cette situation, elle est définie comme femme battue. » Le SFB est caractérisé par de l’impuissance, une hypervigilance et des stratégies d’évitement ; il permettrait d’expliquer notamment qu’une femme reste avec un conjoint violent et qu’elle n’aurait parfois pas d’autre échappatoire que tuer ou être tuée. Depuis 1994, il est répertorié dans le registre américain des maladies mentales sous la rubrique « stress post-traumatique ».

Quant à Amélie Rabilloud, après cinq années de prison, elle est « revenue vivre à Savigny-sur-Orge, dans sa maison de la rue de la Paix, écrit Jacques Pradel. On la voyait parfois, seule, attendre l’autobus en bas de sa rue. Et puis, un jour, les voisins ne l’ont plus revue. L’histoire est oubliée depuis bien longtemps. Le dossier d’Amélie a été classé aux Archives judiciaires nationales en Indre-et-Loire. » Son histoire a inspiré la première pièce de théâtre de Marguerite Duras, Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1949), puis son roman L’Amante anglaise (1967).

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