Mort de Nahel : il faut supprimer l’usage d’une arme létale pour immobiliser un véhicule
Depuis février 2017, les policiers peuvent utiliser leur arme non seulement en cas de légitime défense, mais aussi, sous certaines conditions, lorsqu’ils ne peuvent pas immobiliser autrement un véhicule. Un texte ambigu qui devrait être abrogé, estime le commissaire divisionnaire honoraire Julien Sapori.
Les faits
Le 27 juin 2023, un jeune homme de 17 ans circule au volant d’une voiture Mercedes AMG de location à Nanterre (Hauts-de-Seine), à proximité de la préfecture. Après avoir commis plusieurs infractions au Code de la route, il est intercepté par deux motards de la Préfecture de Police qui se lancent à sa poursuite. Il refuse une première fois de s’arrêter, mais finalement sa voiture est bloquée par le trafic, permettant aux motards de mettre pied à terre. Armes à la main, ils se placent à côté de la voiture, lui intimant l’ordre de s’arrêter. Le conducteur redémarre, et l’un des motards tire un seul coup de feu le tuant d’une balle dans le thorax.
Le policier est placé en garde à vue à l’IGPN et affirme avoir tiré pour se protéger, ainsi que son collègue, et aussi pour empêcher que le véhicule ne redémarre et, compte tenu des infractions commises auparavant, ne mette en danger des passants. On apprend que la victime n’avait pas de permis de conduire et douze mentions aux antécédents judiciaires pour diverses infractions, dont délit de fuite. Une vidéo prise par un riverain a filmé la scène et sera diffusée sur les réseaux sociaux. Le procureur de la république de Nanterre annonce l’ouverture d’une information judiciaire pour homicide volontaire visant le policier auteur du coup de feu, et requiert son placement en détention provisoire « au regard des faits et de la nécessité de préserver les investigations ». Le motard est incarcéré.
Depuis, la France s’embrase : de nombreuses mairies, commissariats, casernes de pompiers, écoles, commerces sont incendiés et dévastés. « Pas de justice, pas de paix » clament casseurs et manifestants ; ils reçoivent le soutien de nombreuses personnalités, dont, à titre d’illustration, le député « insoumis » David Guiraud qui affirme, « Moi, je n’appelle pas au calme. J’appelle à la justice », nous apprenant ainsi que, dans la hiérarchie des normes qui règlent la vie sociale, il place la paix après la justice. Des élus d’extrême-droite demandent la proclamation de l’état d’urgence.
J’aborderai cet événement tragique uniquement sous l’angle juridique. C’est une question, je veux bien l’admettre, d’habitude, mais également de principe : une enquête est en cours et la priorité à mon sens est de savoir quels sont les textes qui s’appliquent. De toute manière on trouvera du monde, beaucoup de monde même, pour mettre en avant les approches concernant l’empathie, les problématiques sociales et raciales, le « mal de vivre » en banlieue et dans les logements collectifs, la formation des policiers etc.
Ab initio
Les conditions de la légitime défense sont définies, de manière à la fois stricte et claire par l’article L122-5 du Code pénal, qui exige trois conditions pour que la réponse, avec arme à feu si nécessaire, soit autorisée : elle doit être immédiate, nécessaire et proportionnelle. Le 27 juin, le motard de la police a-t-il tiré en état de légitime défense ? La réponse, évidente, est « non » : sa vie et celle de son collègue n’étaient pas menacées, le conducteur et les passagers de la voiture n’étaient pas armés et eux-mêmes ne se trouvaient pas devant le véhicule mais à côté.
Le débat ne devrait donc pas avoir lieu : et pourtant, il existe, car depuis février 2017, les conditions d’usage des armes létales par la Police Nationale ont été modifiées. En plus de la traditionnelle légitime défense, les policiers peuvent désormais faire feu, aussi, dans d’autres circonstances qui y sont énumérées parmi lesquelles une pourrait, éventuellement, être évoquée dans notre cas : « Lorsqu’ils [les policiers] ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ».
Comment et pourquoi le législateur a-t-il décidé en 2017 d’autoriser l’usage des armes au-delà du cadre traditionnel de la légitime défense ? Le 8 octobre 2016, deux véhicules sérigraphiés de la Police Nationale sont en observation à Viry-Châtillon (Essonne), lorsqu’un groupe d’une vingtaine de personne les attaque à l’aide de cocktails Molotov. Deux policiers sont gravement brûlés. Ce véritable guet-apens fait suite à une vague d’attaques terroristes et provoque l’émoi chez les policiers, leurs syndicats organisant plusieurs manifestations de protestation. En réponse, le Premier ministre Manuel Valls et le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve, s’engagent à modifier la loi sur l’usage des armes à feu par les policiers.
Une notion juridique controversée : la « défense anticipée »
La loi entre en vigueur en février 2017 (article L 435-1 du Code de sécurité intérieure) et, de fait, consiste en un alignement du statut de la Police Nationale sur celui de la Gendarmerie. À partir de cette date, les policiers sont donc autorisés à faire feu sur un véhicule « dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ». C’est ce cas de figure qui s’applique au drame de Nanterre.
Une instruction de la Préfecture de Police en date du 9 mars 2017, intitulée « Nouveau cadre juridique d’usage des armes par les forces de l’ordre », explique et commente cette modification.
« Le 4° de l’article L. 435-2 permet aux policiers de faire usage de leurs armes :
lorsqu’ils ne peuvent immobiliser autrement un véhicule, une embarcation ou tout autre moyen de transport. Les policiers ne doivent donc pas avoir eu la possibilité ou les moyens d’installer les matériels appropriés (DIVA…) pour stopper le véhicule, ou bien le conducteur est parvenu à éviter le dispositif ;
-si le conducteur n’a pas obtempéré à leur ordre d’arrêt, non équivoque et désignant clairement le conducteur ;
-si l’usage de l’arme a lieu immédiatement après leur ordre d’arrêt,
-uniquement s’ils ont des raisons réelles et objectives de penser que les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à autrui ».
La même note précise que, dans certains cas, il faut qu’avant de tirer, l’agent ait procédé à haute voix à deux sommations : « Halte police ! », puis « Halte ou je fais feu ! ». En tout état de cause, l’agent devra agir dans un cas d’absolue nécessité comportant une menace d’atteinte à la vie (la sienne ou celle d’autrui), et sa riposte devra être strictement proportionnée. À la vue de ce qu’on sait actuellement sur cette affaire, il ne semble pas que ces trois conditions aient été réunies le 27 juin dernier à Nanterre ; mais l’instruction le déterminera.
Insécurité juridique pour les policiers
Le 29 juin 2023, l’ancien ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a réfuté l’idée que la loi de 2017 soit à l’origine du drame de Nanterre. « Ce n’est pas une loi permis de tuer » a-t-il insisté ; « c’est un texte qui dit : vous ne pouvez tirer que lorsque vous êtes en situation de légitime défense ». Malheureusement, ce n’est pas vrai : on n’aurait eu besoin d’aucune loi pour rappeler que les policiers ne peuvent tirer qu’en cas de légitime défense, puisque ce texte est fort ancien et toujours en vigueur. La loi de 2017 a modifié les conditions d’usage des armes par la Police Nationale, introduisant des nouveaux cas dans lesquels cet usage est autorisé. Certes, les exigences d’ « absolue nécessité » et de « proportionnalité de la riposte » de la nouvelle loi rappellent fortement celles requises traditionnellement par la légitime défense (article L122-5 du Code pénal) au point qu’on peut se demander quelle est la véritable différence entre ces deux dispositifs. Cette différence existe : elle est constituée par la notion d’immédiateté de la menace, qui est mise entre parenthèses. Dans l’article L435-1 du CSI on évoque des dangers à venir, potentiels et donc hypothétiques, qui autorisent, (j’insiste : en dehors des cas de légitime défense), l’usage des armes létales. Je rappelle que les dispositions de cet article ne sont pas applicables aux agents des Polices Municipales, qui demeurent soumis aux anciennes dispositions, plus restrictives, de la légitime défense : ce qui confirme que les deux textes sont bien différents.
La loi de 2017 exige donc de la part des policiers se trouvant sur le terrain (déjà soumis à une importante situation de stress), d’évaluer en une fraction de seconde le danger à venir, et d’agir en conséquence. La marge d’appréciation ainsi laissée à l’agent est beaucoup plus importante qu’en matière de légitime défense : je dirai même excessive, car le risque d’erreur est d’autant plus important. Si la légitime défense a abouti, au cours des décennies, à la production d’une jurisprudence considérable ayant fini par constituer le socle d’une incontestable sécurité juridique pour les policiers, tel ne sera jamais le cas de l’article L435-1 du CSI, notamment en ce qui concerne les véhicules n’obtempérant pas à un ordre d’arrêt : comment prévoir si le conducteur en fuite ne renversera pas, quelques minutes plus tard, un passant ? La décision de justice qui interviendra à la suite du drame de Nanterre constituera la première pierre jurisprudentielle permettant d’éclairer la portée de ce texte et sera, à ce titre, particulièrement importante. Mais on peut d’ores et déjà pronostiquer que les policiers, ayant constaté à quel point les dispositions de cet article sont opaques, que leur collègue est en prison et, d’ores et déjà, suspendu, opteront pour une interprétation très restrictive, se rapprochant de la notion traditionnelle de légitime défense qui offre davantage de sécurité juridique. Dans la meilleure des hypothèses, ce texte tombera donc en désuétude ; dans la pire, on sera confrontés à d’autres drames humains, qui exacerberont les tensions sociales déjà existantes.
En introduisant en 2017 en matière d’usage des armes une importante insécurité juridique qui ne fait qu’aggraver le malaise des policiers, le législateur a commis une erreur. Il serait souhaitable que l’article L435-1 du CSI soit modifié dans les meilleurs délais, notamment en supprimant le 4° cas de figure (immobilisation d’un véhicule n’obtempérant pas aux ordres de s’arrêter).
Référence : AJU376522