Procès de l’attentat de Nice : « Si elle était morte, je ne serais pas devant vous »

Publié le 22/09/2022

Au procès de l’attentat de Nice, l’audition des parties civiles a débuté mercredi 21 septembre et doit durer jusqu’au 7 octobre. Ce jeudi après-midi, Sébastien est venu raconter comment il a sauvé Emma, ce soir-là.

Procès de l’attentat de Nice : "Si elle était morte, je ne serais pas devant vous"
Palais de justice, 5 septembre, les avocats entrent dans la salle quelques minutes avant le début du procès des attentats de Nice (Photo : ©P. Cabaret)

Un attentat c’est comme une pierre que l’on jette dans l’eau, mais contrairement à celle du poète, elle ne fait pas des milliers de ronds dans l’onde. Non, cette pierre étend à l’infini le cercle du malheur. Elle brise des vies entières, et pas seulement celle des victimes directes, mais aussi de leur entourage plus ou moins proche. « Le monde entier a vécu le drame ce soir-là puis les gens sont passés à autre chose, nous, c’est toute notre vie » résume Sébastien, 50 ans, un rescapé de l’attentat de Nice. Pas très grand, entièrement vêtu de noir, ce chauffeur de VTC domicilié en Seine-Saint-Denis n’aurait pas dû être à Nice ce soir-là, l’avion qui devait lui permettre de retrouver sa petite amie était annulé. « J’ai forcé le destin, je suis descendu en voiture dans la nuit ». Le soir de l’attentat, sa petite amie travaille, alors il décide d’aller voir le feu d’artifice. La foule s’engage sur la promenade des Anglais, en direction du vieux Nice, il marche au milieu des gens, longtemps, quand soudain « sans aucun bruit cette masse blanche est passée à côté de moi, j’ai tourné la tête, on n’entendait que le bruit que faisait le camion quand il tapait chaque personne ». Lorsque les gens sortent de la sidération et comprennent, la panique éclate, tout le monde se met à hurler, à courir. « Mais moi je suis resté là, j’ai regardé le camion continuer sa route » raconte Sébastien.

« Je lui ai pris la main, elle était dans un état assez grave »

Un attentat, c’est aussi le moment où l’on découvre la somme infinie de minuscules hasards qui fabrique chaque instant d’une existence. À la grande loterie de la vie, quand le destin décide d’accélérer la partie, il y a ceux qui sont tués, les blessés, et puis les traumatisés. Parmi les récits de ces destins fracassés surgissent parfois des histoires qui donnent envie de croire aux miracles et aux anges gardiens. Sébastien est toujours au milieu de la route, à regarder ce camion tout droit sorti de l’enfer au milieu des cadavres démembrés quand il aperçoit « une petite fille » au sol, « je lui ai pris la main elle était dans un état assez grave, son visage était totalement tuméfié, je suis resté avec elle, je regardais le camion rouler en lui parlant, elle me répétait inlassablement son âge son nom, et me demandait où était sa famille ». L’enfant a 12 ans et s’appelle Emma. « J’essayais de la rassurer mais chaque fois que je relevais la tête, les cris, les odeurs… ». À cet instant de son récit, on se souvient d’un témoignage le matin, de cette femme portant le corps démembré de sa fille en hurlant qu’elle cherchait sa tête. Un attentat, c’est aussi cela, des images qui ne s’effacent jamais.

 

« J’ai vu un homme mourir sous mes yeux »

Soudain, le camion s’immobilise, les tirs éclatent, il y a des policiers embusqués derrière tous les arbres de la promenade. L’un d’entre eux hurle à Sébastien de dégager et de se mettre à l’abri. Mais dégager, c’est abandonner Emma. Impossible. Il est désormais seul, au milieu d’un champ de morts, sous les tirs, avec une petite fille en détresse qu’il craint de voir partir à n’importe quel moment. « Je me suis allongé près d’elle au cas où il y aurait une balle perdue, j’ai vu un homme mourir sous mes yeux, j’aurais tellement voulu lui donner la main pour qu’il puisse partir dignement ». Il apprendra plus tard que c’était l’oncle d’Emma, et qu’à quelques mètres, il y a aussi sa grand-mère, sans vie. Sébastien ne lâche pas l’enfant.

« Plusieurs fois, elle a voulu s’endormir, se laisser partir, mais je la maintenais éveillée » confie-t-il. Enfin, au bout de longues minutes, les secours arrivent, faute de brancard on pose Emma sur une barrière de chantier. Dans l’hôtel transformé en hôpital de campagne, il continue de tenir sa main jusqu’à ce qu’un soignant prenne le relais. Une idée l’obsède, trouver sa famille ; elle lui a donné le nom de sa grand-mère et une indication de lieu, derrière le Negresco, près d’une église. Au milieu du chaos, Sébastien part à la recherche de la maison, mais son enquête tourne court, pas assez d’indices. Quand il veut revenir voir Emma, on lui interdit de passer, le quartier est bouclé. « Cela a été un vrai déchirement, j’ai eu l’impression de l’abandonner ».  Le lendemain il reprend ses recherches et trouve enfin l’adresse. Personne ne répond, évidement, mais le gardien note son numéro. Deux jours plus tard, la maman d’Emma l’appelle. Elle lui explique que ce soir-là, la famille a perdu trois de ses membres. Et Emma ? Elle est choquée, mais vivante.

« Si je pouvais me quitter moi-même, je le ferais »

Quand il parle de lui, Sébastien raconte la vie d’un homme brisé. Il a perdu sa petite amie, mais ne lui en veut pas.  « Plusieurs fois je lui ai dit que si je pouvais me quitter moi-même, je le ferais » confie-t-il à la barre. Il dit avoir perdu beaucoup de choses, des amis, sa joie de vivre… Mais il a créé sa société de VTC, pour ne pas rester seul chez lui et sombrer. « Ça fait six ans que je vis dans la violence, les drames, je connais des gens qui se sont suicidés. Beaucoup sombrent dans la drogue, l’alcool, la dépression ». Comme nombre d’entre eux, il a glissé dans les eaux noires du désespoir, mais il refuse de prendre des médicaments et vit « pleinement sa dépression ». Plusieurs fois il a voulu mourir, pour effacer ces images de corps démembrés qui le hantent et parce que, explique-t-il, c’est difficile de continuer quand on a tout perdu. « J’ai eu la chance de tomber sur Emma qui s’est battue pour vivre, parce que si elle était morte, je ne serais pas devant vous ». S’il continue de vivre, c’est pour elle. « Je suis heureux de la voir grandir, elle a eu son bac avec mention, je suis un deuxième papa, c’est la plus belle chose ». Ce soir-là à Nice, Sébastien a sauvé Emma. Il a reçu une médaille pour cela, c’est un héros, même s’il n’aime pas du tout ce mot-là. Et l’on songe, tandis qu’il quitte la barre, que désormais, c’est Emma qui sauve Sébastien.

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