Quand la mise en œuvre d’une nouvelle politique d’entreprise est constitutive d’un harcèlement institutionnel pour les salariés

Jusqu’à récemment, la Cour de cassation était réticente à caractériser le harcèlement moral institutionnel. Elle vient de franchir le cap en consacrant les éléments caractéristiques de cette infraction, sur le fondement des dispositions du Code pénal, et retient la responsabilité des dirigeants au même titre que l’entreprise. Cependant, la reconnaissance du harcèlement moral institutionnel, dans le cadre de la mise en œuvre d’une politique d’entreprise, n’est pas sans risque pour les entreprises connaissant des difficultés économiques. Elle ouvre la voie à un contentieux abondant, à l’initiative des salariés, d’autant plus que les éléments constitutifs de l’infraction ne requièrent pas un préjudice direct et particulier.
Les réorganisations d’entreprise par l’adoption de nouvelles politiques organisationnelles peuvent incidemment occasionner une réduction des effectifs salariés. Même ingénieusement menées, leur mise en œuvre n’est pas sans incidence sur la situation des travailleurs et pourrait exposer les dirigeants de l’entité économique en restructuration à une action en responsabilité pénale. L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 21 janvier 2025, dans sa formation criminelle, à propos du harcèlement moral institutionnel constitue une illustration topique et mérite quelques développements substantiels au regard de son apport.
L’examen du rapport factuel révèle qu’au cours de l’année 2006 une société a adopté une nouvelle politique d’entreprise comportant un volet social, en vue d’une réduction drastique de ses effectifs salariés pour pas moins de 22 000 pour un personnel global estimé à 120 000. La mise œuvre de cet important programme, présenté par les dirigeants comme indispensable pour assurer la compétitivité de l’entité lucrative, a conduit à la mise en examen de la société et de ses cadres dirigeants en 2013, à la suite de la requête de certains salariés.
En 2018, par ordonnance du juge d’instruction, la société et ses dirigeants ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel du chef de harcèlement moral commis entre 2007 et 2010. Ils ont été reconnus coupables de faits de harcèlement moral à l’égard de 39 des salariés licenciés lors de la mise en exécution de la nouvelle politique d’entreprise. Les dirigeants de la société furent ainsi renvoyés devant la chambre correctionnelle, sous la prévention de complicité du délit de harcèlement moral reproché à la société et aux dirigeants. Il leur était reproché de s’être rendus complices du délit de harcèlement moral, au préjudice notamment des mêmes 39 salariés, en ayant facilité sciemment la préparation et la consommation du délit, par aide et assistance. Par jugement rendu le 20 décembre 2019, sur action publique, le tribunal correctionnel a déclaré les prévenus coupables des délits qui leur étaient reprochés, entre 2007 et 2008, et s’est prononcé sur les intérêts civils, à la suite de la constitution des parties civiles. Déboutés à l’occasion de l’appel interjeté consécutivement au jugement du tribunal, les dirigeants de la société ont formé un pourvoi en cassation.
Les demandeurs au pourvoi font grief à l’arrêt attaqué de les avoir tenus responsable des faits de harcèlement moral institutionnel et de complicité de ce chef à l’encontre des salariés, sur le fondement de l’article 222-33-2 du Code pénal, alors que ce texte législatif n’a pas vocation à réprimer le harcèlement institutionnel. En outre, en matière pénale, nul ne pouvant être puni que de son propre fait et la complicité supposant un fait principal punissable, c’est à tort que la cour d’appel a confirmé la décision rendue par le tribunal correctionnel et a exposé sa décision à la censure de la haute juridiction.
L’arrêt attaqué retient, pour confirmer le jugement rendu par le tribunal, qu’en assurant l’effectivité des mesures de réorganisation de l’entreprise, en pratiquant un management très directif favorisant la pression sur les départs aussi bien des agents que des salariés, les dirigeants de la société se sont indiscutablement rendus responsables de harcèlement moral institutionnel à l’égard du personnel de la société engagée dans un processus de restructuration aigu.
Il revenait dès lors aux juges du Quai de l’Horloge de répondre à la question de savoir si le harcèlement moral institutionnel était caractérisé par la mise en œuvre d’une politique d’entreprise dont l’exécution a été assurée par les dirigeants sociaux. Pour le dire autrement, les mesures portant réorganisations d’entreprises peuvent-elles être constitutives d’un harcèlement moral institutionnel et justifier la mise œuvre de la responsabilité pénale des dirigeants au même titre que la personne morale ?
Revenant sur la qualification des faits de harcèlement moral institutionnel, la haute cour retient la caractérisation de l’infraction, à l’égard de l’entreprise, et la complicité de ses dirigeants du fait de leurs agissements respectifs. Par ailleurs, l’infraction retenue au sens de la Cour n’exige pas, pour des agissements en lien avec l’organisation du service, un lien direct entre la ou les victimes et le ou les auteurs de l’infraction mais cela requiert une identification précise des victimes. Par cette décision, la Cour de cassation admet l’existence du harcèlement moral par la mise en œuvre d’une nouvelle politique d’entreprise (I) et consacre formellement l’infraction de harcèlement moral institutionnel (II).
I – L’admission du harcèlement moral institutionnel dans la mise en œuvre des politiques d’entreprise
Selon la haute juridiction, les politiques d’entreprises correspondent à « des politiques axées sur les ressources humaines, intégrées à la politique générale d’une société et déterminées par la ou les personnes qui ont le pouvoir ainsi que la capacité de faire appliquer leurs décisions aux agents et de modifier les comportements de ceux-ci ». Dans certaines entreprises, il n’est pas rare que les dirigeants exercent une certaine pression sur les salariés, afin d’atteindre les objectifs fixés dans les plans de restructuration de ces entités économique. Ces agissements sont susceptibles d’être constitutifs du délit de harcèlement moral, dès lors qu’est clairement identifié l’élément matériel de l’infraction constitué par les agissements répétés1 des dirigeants qui portent atteinte à la situation des salariés (A) et l’élément intentionnel matérialisé par la réalisation consciente et volontaire des actes qui portent atteinte à l’avenir des salariés au sein de l’entité économique (B).
A – La caractérisation de l’élément matériel du harcèlement moral institutionnel
Le changement des politiques d’entreprise, encore appelées réorganisations, a généralement pour but de permettre aux entités économiques de redynamiser leurs ressources et rebondir face aux difficultés qu’elles rencontrent ou pourraient rencontrer. C’est le cas notamment lorsqu’une entreprise met en œuvre un programme comportant un volet social destiné à réduire une masse importante de l’effectif salarié de l’entité économique. Pour le professeur Pierre-Yves Verkindt, « les restructurations et les réorganisations d’entreprises exercent nécessairement un impact sur les conditions de travail. Il est même possible de dire que les réorganisations sont faites pour cela et que les effets induits des restructurations sur la situation des salariés, qu’il s’agisse de la situation objective ou de la situation ressentie ne sont plus guère contestées aujourd’hui »2. Ainsi, qu’ils soient clairement orientés vers le volet social ou non, les changements organisationnels opérés dans les entreprises ont nécessairement un impact sur la situation des salariés3. Cependant, la frontière entre application des prescriptions résultant d’une nouvelle politique managériale et harcèlement moral institutionnel semble être fine. Il est possible de soutenir que le délit de harcèlement moral institutionnel peut être retenu à l’égard d’un dirigeant, dès lors qu’il est établi une implication directe4 de celui-ci même dans le cadre de la mise en œuvre d’une politique générale d’entreprise5. Toutefois, il faut que de tels agissements aient pour incidence la dégradation des conditions de travail des salariés et soient susceptibles d’altérer leur santé physique ou mentale et de compromettre leur avenir professionnel6. C’est fort de ces constatations que l’arrêt examiné retient le harcèlement moral institutionnel en se fondant sur les pressions diverses exercées par les dirigeants sur les salariés afin de les inciter soit à solliciter une mobilité forcée, soit à poser leur démission. On note une implication directe et personnelle des dirigeants ainsi que l’accomplissement d’actes positifs7, sans qu’il ne soit nécessaire d’établir l’existence d’une relation interpersonnelle entre les auteurs des agissements et les victimes déterminées.
De plus, lorsque le harcèlement moral, sanctionné par l’article 222-33-2 du Code pénal, est caractérisé et qu’il résulte de la mise en œuvre d’une politique d’entreprise, les juges n’ont pas besoin de vérifier préalablement s’il existait au moment des faits un lien de subordination direct entre l’auteur de l’infraction et la victime. S’il est vrai que l’identification des actes de harcèlement doit avoir pour conséquence une dégradation des conditions de travail, il n’en demeure pas moins que cela requiert que soient clairement identifiées les victimes. Selon la motivation de la chambre criminelle, « lorsque les agissements harcelants ont pour objet une telle dégradation, la caractérisation de l’infraction n’exige pas que les agissements reprochés à leur auteur concernent un ou plusieurs salariés en relation directe avec lui ni que les salariés victimes soient individuellement désignés ». Il s’infère très clairement que l’extension de la responsabilité de l’infraction au groupe d’individus représentant les dirigeants n’est nullement subordonnée à l’établissement d’un lien direct entre les auteurs et les victimes, étant donné que l’élément constitutif de l’incrimination est la mise en œuvre d’une nouvelle politique d’entreprise entraînant une réduction significative des effectifs salariés. En retenant ce critère, la Cour permet d’engager la responsabilité de tout dirigeant d’autant plus qu’elle soutenait déjà, dans un arrêt du 5 juin 2018, que « le délit de complicité de harcèlement moral peut être caractérisé en l’absence de lien hiérarchique entre l’auteur et la victime »8. La règle serait donc désormais que toute personne possédant un poste à responsabilités au sein d’une entreprise met en jeu sa responsabilité pénale, dès lors que son comportement s’inscrit dans la mise en œuvre d’une politique ayant un effet direct et néfaste sur la situation des salariés. Encore qu’il faille établir les caractères conscient et délibéré de ces actes attentatoires aux travailleurs.
B – La caractérisation de l’élément intentionnel du harcèlement moral institutionnel
La caractérisation du harcèlement moral suppose, outre la commission d’actes matériels, la réalisation consciente des actes répréhensibles. Dans l’arrêt de la chambre criminelle examiné, les hauts magistrats soutiennent que « le harcèlement moral reposant sur des agissements répétés ayant pour objet la dégradation des conditions de travail requiert la caractérisation de l’intention d’obtenir un tel résultat ». Le délit de harcèlement moral peut alors être retenu à l’égard d’un dirigeant, lorsqu’il facilite délibérément la commission de l’infraction reprochée à l’entreprise, en notifiant des objectifs de départ élevés aux directeurs territoriaux et en prônant des méthodes de management harcelantes, et ce, en diverses occasions, y compris lors de formations. Le dirigeant qui se rend responsable de harcèlement moral doit avoir conscience de la commission des actes et de ses effets sur l’avenir des salariés. Le caractère délibéré de la commission de l’infraction de harcèlement moral semble déterminé lorsque le dirigeant sait pertinemment quel est l’objectif poursuivi par les mesures prises par l’organe directionnel de l’entreprise. Disons que le dirigeant qui applique, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui dégrade gravement les conditions de travail, au point de porter atteinte aux droits et à la dignité des salariés, se rend coupable de harcèlement managérial9. Pour revenir aux circonstances de l’espèce, un dirigeant avait notifié aux directeurs territoriaux et aux cadres supérieurs des objectifs de départs de l’entreprise à l’origine de la dégradation des conditions de travail, des départs volontaires et des demandes de mutation.
Aussi, l’infraction de harcèlement moral institutionnel est-elle caractérisée lorsque le dirigeant a notamment « décidé volontairement de faciliter la commission de l’infraction reprochée, en connaissance de cause, en notifiant des objectifs de départ élevés aux directeurs territoriaux, et en prônant des méthodes de management harcelantes, ce, en diverses occasions, y compris lors de formations, de sorte qu’elle s’est rendue complice du délit de harcèlement moral », nous dit la Cour de cassation. L’intention en matière pénale étant la volonté tendue vers un but dont l’auteur connaît le caractère illicite, il constitue en principe une des composantes de la majorité des infractions10. Il ressort donc de cette décision que les pressions exercées par le dirigeant pourraient, potentiellement, exonérer sa responsabilité si jamais il est suffisamment établi que l’acte n’était nullement délibéré. Ce serait sans doute le cas lorsque le dirigeant n’a fait qu’exécuter les ordres de son supérieur hiérarchique qui lui a fixé des orientations précises sur les méthodes à mettre en œuvre dans l’intérêt de l’entreprise. Pourtant, la commission volontaire de l’infraction devrait conduire à évincer du champ récriminatoire les actes posés par un chef de service sous les ordres de son supérieur hiérarchique direct, dès lors qu’il est suffisamment lucide pour les juger contraires aux objectifs de préservation de la santé mentale des salariés qui s’impose à toute entreprise11 ; de même qu’un supérieur hiérarchique peut être reconnu coupable de harcèlement moral quand il a laissé le directeur d’agence agir alors même qu’il était au courant de ses pratiques harcelantes à l’endroit des salariés12. Le succès de l’action reste néanmoins tributaire du caractère répétitif de l’agissement, si bien que c’est la répétition de l’acte répréhensible qui aura un effet décisif sur la situation des salariés13.
II – La consécration du harcèlement moral institutionnel à l’origine d’une condamnation de l’entreprise et ses dirigeants
Le harcèlement au travail, quelle qu’en soit sa forme, est interdit en milieu professionnel et l’employeur devrait tout mettre en œuvre pour prévenir la commission de l’infraction14 et en faciliter la répression15. Lorsque les actes de harcèlement sont perpétrés par des personnes investies d’un mandat de gestion dans l’entreprise, le harcèlement souvent moral peut être, sous certaines conditions, qualifié de « harcèlement managérial »16 ou « harcèlement institutionnel ». Par l’arrêt de cassation du 21 janvier 2025, la Cour régulatrice vient consacrer le harcèlement moral institutionnel par l’exclusion d’une responsabilité individuelle du fait de la commission de l’infraction, même dans le contexte d’une réorganisation d’entreprise (A). Cette décision aura sans aucun doute pour effet d’inviter à une plus grande moralisation des politiques de l’entreprise (B), aux fins d’une prise en compte global de la sécurité des travailleurs.
A – Une consécration au prix de l’exclusion d’une approche individuelle du harcèlement moral institutionnel
La commission d’une infraction pénale suppose le rattachement de celle-ci à un individu déterminé, aussi bien du point de vue des victimes que des auteurs de l’acte incriminé. L’approche individualiste de l’infraction de harcèlement moral peut se décliner, à travers une identification précise des victimes de l’infraction et de l’auteur du délit. Or, la haute juridiction admet, depuis quelques années, une approche collective de l’infraction, aussi bien du point de vue des victimes que des auteurs, lorsque des agissements ont pour effet un changement des conditions de travail des salariés. L’infraction de harcèlement moral peut donc s’exercer sur un groupe d’individus, dans le cadre d’un programme de réorganisation d’entreprise comportant un volet social de réduction drastique des effectifs salariés. Il est devenu banal de considérer que c’est au moment des restructurations, de fusions-absorptions des entreprises privées ou de changements d’orientation managériale que le harcèlement moral se développe davantage. Toutefois, la détermination des victimes parmi les salariés devrait être simplifiée quand ils se constituent parties civiles, dans le cadre d’une instance pénale. Il s’est par ailleurs posé la question de savoir si les représentations syndicales pouvaient être autrices de la saisine de l’institution judiciaire répressive en cas de suspicion des faits de harcèlement. À ce propos, la Cour soutient que, dès lors que le harcèlement moral d’un salarié porte atteinte à l’intérêt collectif de la profession et que les faits sont en lien avec ses fonctions syndicales ou représentatives, un syndicat peut être fondé à agir en réparation du préjudice indirect qui en résulte17. Ainsi, l’évocation par la Cour de l’effet collectif du harcèlement morale est loin d’être exclusive, au regard de l’évolution de sa jurisprudence sur cet objet. Le vocable de harcèlement managérial est ordinairement convoqué, pour parvenir à un résultat analogue18. En matière de harcèlement moral institutionnel, l’atteinte à la dignité du salarié et l’altération de sa santé sont suffisantes pour parvenir à sa caractérisation par voie judiciaire19.
Dans l’arrêt commenté, la haute cour semble également favorable à une approche plus collective de l’infraction de harcèlement moral, en retenant dans un premier temps la responsabilité personnelle de l’entité économique, avant d’admettre une responsabilité partagée avec les dirigeants qui ont favorisé, par leurs agissements, sa commission. Cette approche est contraire à sa position antérieure consistant à refuser de donner prise au schéma du harcèlement moral institutionnel, au motif pris de ce que les juges du fond, pour valablement prononcer la culpabilité sur le terrain de l’article 222-33-2 du Code pénal, doivent établir « l’existence d’agissements répétés directement imputables au prévenu à l’égard de chacune des salariées plaignantes »20. C’est dire que l’implication personnelle d’un ou plusieurs dirigeants, qu’ils soient supérieurs hiérarchiques directs ou indirects du ou des salariés identifiés, pourrait permettre de retenir une responsabilité partagée des actes par le jeu de la complicité. La complicité dans la commission d’une infraction pénale suppose que les personnes présumées complices aient participé en posant des actes positifs rattachables aux faits reprochés ou n’ont pas agi alors même qu’ils savaient le but recherché par les stratagèmes élaborés. Selon les dispositions de l’article 121-7 du Code pénal, « est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation ». Dans le cadre d’une réorganisation d’entreprise, un dirigeant qui a connaissance des pratiques managériales susceptibles de compromettre l’avenir professionnel des salariés en poste dans l’entreprise peut se voir appliquer les dispositions de l’article 222-33-2 du Code pénal et, par conséquent, se voir astreint à réparer sur le terrain civil le préjudice subi par la collectivité des salariés. La répression du délit de harcèlement moral peut même intervenir en l’absence d’intention de nuire21, et ce, dans l’optique d’une moralisation de la politique de l’entreprise.
B – Une consécration vectrice d’une moralisation de la politique de l’entreprise en restructuration
Par négation de sa jurisprudence traditionnelle, la Cour de cassation s’attèle ici à distinguer le harcèlement moral du harcèlement moral institutionnel, de sorte que « le délit de harcèlement moral soit distingué d’un management qui crée de la souffrance au travail »22. L’arrêt rendu le 21 janvier 2025 par la chambre criminelle de la Cour de cassation reconnaît l’existence d’un délit de harcèlement moral institutionnel et admet la possibilité d’une complicité de ce chef. À en croire les hauts magistrats, la mise en œuvre d’un projet de réorganisation des entreprises requiert désormais l’élaboration d’un plan social prenant en compte les situations individuelles ou collectives des salariés23. Les restructurations ou réorganisations d’entreprises ne doivent plus être un moyen pour les dirigeants d’exercer une quelconque pression sur la collectivité des salariés ou sur certains d’entre eux, afin de les inciter à démissionner dans le cadre des départs volontaires. La prise en compte des risques psychosociaux et la nécessité de garantir la sécurité des salariés devraient amener les dirigeants à prendre plus de précaution dans la mise en œuvre des politiques d’organisation des entreprises intégrant un plan de restructuration social avec une diminution drastique du personnel. À l’occasion de la résolution de certains litiges, la Cour était déjà revenue sur la question de la sécurisation des salariés, par la prise en compte de l’impact psychologique des réorganisations d’entreprises24, en sanctionnant les entreprises qui n’avaient pas suffisamment élaboré les mesures visant à accompagner les salariés, aussi bien dans le cadre de leur maintien au sein de l’entité économique que de leur sortie de l’entreprise restructurée25.
Par cette décision, la haute cour vient encore réitérer la nécessité de moraliser aussi bien la conception des politiques managériales et organisationnelles d’entreprise que leur mise en œuvre par les dirigeants sociaux en tant que gestionnaires des situations individuelles des salariés. Si, jusqu’ici, la sanction du manquement à l’obligation de sécurité des salariés était supportée par l’employeur seul26, par cette décision collective du 21 janvier 2025, pour des faits de harcèlement moral institutionnel, les dirigeants pris individuellement peuvent être tenus responsables solidairement avec la personne morale qu’est l’entreprise. Selon une doctrine autorisée, « le risque qui se cache derrière la figure du harcèlement moral institutionnel, c’est la responsabilité pénale du fait d’autrui »27. La Cour revient indirectement, en l’espèce, sur la moralisation des plans de départs volontaires organisés dans les entreprises, en vue de favoriser le maintien de l’activité sans pourtant que les salariés ne soient consciemment poussés à déposer leur démission. La règle qui prévaut en la matière est que le départ volontaire d’un salarié doit être un acte libre et suffisamment éclairé28, les pressions exercées sur les salariés et les changements brusques opérés dans le management des équipes ne doivent pas être de nature à vicier la volonté exprimée des salariés et ouvrir droit à une action en complicité contre les dirigeants. Cependant, on pourrait craindre que cette décision ne soit que la première d’une saga judiciaire forgée par l’instrumentalisation des salariés du délit de harcèlement moral institutionnel.
Notes de bas de pages
-
1.
Sur le caractère répétitif des actes, G. Picca, « Le harcèlement moral au travail », LPA 21 janv. 2002, p. 53.
-
2.
P.-Y. Verkindt, « Le traitement social des restructurations et réorganisations d’entreprises : l’impératif de protection de la santé des travailleurs », GPL 22 août 2013, n° GPL140j0.
-
3.
R. Beaujolin-Bellet et G. Schmidt, Les restructurations d’entreprises, 2012, La Découverte, Repères, p. 7.
-
4.
« Peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu’elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Cass. soc., 10 nov. 2009, n° 07-45.321.
-
5.
A. Carillon, « Le harcèlement moral managérial et le harcèlement moral institutionnel », JCP S 2022, n° 30, p. 1.
-
6.
C. trav., art. L. 1152-1.
-
7.
Pour caractériser le délit de harcèlement moral, il faut que, « en présence d’une relation de travail entre deux protagonistes, les agissements de l’un tendent ou aboutissent à une dégradation des conditions de travail de l’autre ». En ce sens, S. Detraz, « Les conflits de qualifications en matière de harcèlement moral », GPL 7 mai 2024, n° GPL463b9.
-
8.
Cass. crim., 5 juin 2018, n° 17-87.524 : BJT nov. 2018, n° BJT110p6, note A. Casado.
-
9.
C. Rade, « Harcèlement. Méthodes de gestion. Tiers à l’entreprise. Obligation de sécurité de résultat de l’employeur », Dr. soc. 2011, n° 5, p. 594.
-
10.
I. Moine-Dupuis, « L’intention en droit pénal : une notion introuvable ? », D. 2001, n° 27, p. 2144 ; S. Berte, L’intention en droit pénal, thèse, 2015, Paris X.
-
11.
Sur la désobéissance d’un subordonné à un acte manifestement illégal, C. pén., art. 122-4 : Rép. pén. Dalloz, v° Ordre de la loi, 2021, n° 1, p. 36, M. Danti-Juan.
-
12.
P.-Y. Verkindt, « Le traitement social des restructurations et réorganisations d’entreprises : l’impératif de protection de la santé des travailleurs », GPL 22 août 2013, n° GPL140j0.
-
13.
Un acte isolé, et ce, peu importe son degré de gravité, ne suffit pas à retenir le délit de harcèlement moral, la répétition des agissements en est une condition déterminante. Cass. crim., 26 janv. 2016, n° 14-80.455 : JCP S 2016, n° 15-16, p. 2, note C. Leborgne-Ingelaere. ; G. Yildirim, « Regards sur le critère de répétition des agissements de harcèlement moral », JCP S 2022, n° 30-34, p. 1.
-
14.
L. Lerouge, « Le cadre juridique des outils de prévention du harcèlement moral au travail », JCP S 2022, n° 30, p. 1.
-
15.
A. Salon et E. Jeansen, « Pour une consécration légale de l’enquête interne en matière de harcèlement au travail », JCP S 2023, n° 41, p. 9.
-
16.
G. Deharo, « Harcèlement moral managérial », GPL 5 sept. 2017, n° GPL299z5.
-
17.
Cass. soc., 10 juill. 2024, n° 22-22.803 : AJDA 2024, n° 2, p. 26, note R. Serres.
-
18.
C. Leborgne-Ingelaere, « Entre intention de nuire et obligation de sécurité de résultat de l’employeur : le harcèlement moral en question », JCP S 2010, n° 13, p. 10.
-
19.
Le délit peut ainsi se consommer par la simple répétition des actes récriminées, et cela, qu’il s’agisse d’une intimidation, des menaces ou des mesures vexatoires. Cass. crim., 19 juin 2018, n° 17-84.007 – Cass. crim., 13 nov. 2018, n° 17-85.005 : Dr. pén. 2018, n° 2, p. 34, note P. Conte.
-
20.
Cass. crim., 12 avr. 2023, n° 22-83.661 : JCP S 2023, n° 29, p. 2, note L. Saenko.
-
21.
C. Rade, « Le harcèlement moral n’est pas nécessairement intentionnel », La lettre juridique n° 375, déc. 2009, p. 1.
-
22.
Cass. crim., 25 juin 2024, n° 23-83.613 : Dr. pén. 2024, n° 11, p. 18, note P. Conte.
-
23.
P.-Y. Verkindt, « Le traitement social des restructurations et réorganisations d’entreprises : l’impératif de protection de la santé des travailleurs », GPL 22 août 2013, n° GPL140j0.
-
24.
Cass. soc., 5 mars 2015, n° 13-26.321 – Cass. soc., 12 mai 2021, n° 19-24.692.
-
25.
« Réorganisation et restructuration d’entreprise : quel traitement social ? », GPL 22 août 2013, n° GPL140j8.
-
26.
Cass. soc., 17 oct. 2018, n° 16-25.438.
-
27.
L. Saenko, « Pour ou contre le harcèlement moral au travail, dit “institutionnel” ? », GPL 7 mai 2024, n° GPL463a9.
-
28.
M. Kocher, « Plan de départs volontaires : le tour d’écrou », RDT 2013, n° 7, p. 485 ; J.-M. Lavallart, « L’encadrement légal du plan de départ volontaire : la rupture conventionnelle collective », Option finance 2017, n° 1435, p. 45.
Référence : AJU017b9
