« Rien n’est plus grand que la mère des hommes », ode à la chronique judiciaire

Longtemps, les chroniqueurs judiciaires ont été les grands oubliés de la littérature, délaissés au profit des avocats pénalistes, aux effets de manche et plaidoiries spectaculaires. Dans « Rien n’est plus grand que la mère des hommes », paru aux éditions Albin Michel, l’autrice, Diana Filippova, dévoile le potentiel romanesque des chroniqueurs judiciaires, en mettant en scène une jeune journaliste qui perd pied lors d’un procès d’assises.
C’est un procès comme il s’en déroule toutes les semaines, dans l’indifférence générale. Une audience qui ne déplacera pas les foules, l’inverse d’un pitch de série Netflix. Un soir à Chambéry, un jeune homme de 25 ans tue un marginal. De cette histoire judiciaire des plus banales, Diana Filippova tisse la toile d’un roman enlevé, qui développe des réflexions sur la maternité, la justice, le passage à l’acte. L’intrigue est inspirée d’un compte rendu d’audience paru dans un grand quotidien, pour lequel elle a « eu un coup de foudre littéraire ». Diana Filippova préfère garder dans son « escarcelle secrète » le nom de l’affaire. On saura juste qu’il s’agissait d’un procès qui avait laissé la Cour sur un mystère non résolu. « Ces assises n’étaient pas allées jusqu’à l’aboutissement attendu d’un procès, qui est de découvrir les motivations et la construction de la personnalité de l’auteur, et par la compréhension des parties, trouver une sorte de justice qui peut exister dans l’enceinte d’un tribunal un court instant ». De cette chronique d’une impasse judiciaire, l’autrice a repris le motif du procès décevant, inabouti.
« Rien n’est plus grand que la mère des hommes » raconte la vie d’Emmanuelle Borgia, une jeune fait-diversière dans la trentaine, et en pleine crise existentielle. L’autrice avait à cœur de mettre en lumière le métier d’une journaliste qui dédie sa vie à la compréhension du crime. « J’ai voulu décentrer le regard, prendre des chemins de traverse en faisant entrer le personnage de chroniqueur judiciaire, qui est présent depuis que les procès existent et que l’on ne voit pourtant jamais », éclaire Diana Filippova. « Sa mission est impossible : rétablir une autre vérité que la vérité judiciaire. S’en tenir à une certaine distance tout en étant prise dans le procès ». À rebours de l’immédiateté du siècle, qui voit les live-tweet remplacer peu à peu les comptes rendus d’audiences, l’autrice reste une inconditionnelle des reportages judiciaires, dévore ceux des grands quotidiens comme de la presse locale. « Une chronique demande de prendre du temps, d’observer, de ne pas écrire tous les jours. Alors que des observateurs sont dans la salle et tweetent ». Dans ce roman enlevé, Diana Filippova raconte deux histoires. Celle de son héroïne prise dans les affres des premiers mois de la maternité, et celle du criminel dont la cour peine à percer le mystère. Mariée à une énarque aux grandes ambitions politiques, enceinte de quelques semaines après un parcours de PMA, Emmanuelle Borgia doute de vouloir garder l’enfant qu’elle porte et cache son état à sa compagne. Son chaos intime résonne avec celui de l’audience. Sa maternité vacillante fait écho aux interrogations sur la famille qui se jouent dans la cour. « Les Assises sont un excellent poste d’observation pour interroger la notion de famille. Peut-on tout expliquer par la famille ? Expliquer tout geste par une détermination sociale et biologique ? À quel point l’accusé est-il un adulte responsable ? Ces questions sont systématiquement au cœur de l’interrogatoire de personnalité ». Le roman se déroule presque en huis clos, entre le palais de justice, l’hôtel où est logée la chroniqueuse, et quelques appartements de Chambéry. Les chapitres portent les noms des jours de la semaine, qui chacun rapprochent inéluctablement l’accusé du verdict, et l’héroïne de la décision qu’elle doit prendre au sujet de l’enfant qu’elle porte en secret. Dans ce livre mêlant allègrement fiction et réel, le lecteur familier des prétoires reconnaîtra des figures bien connues, comme celle de l’expert psychiatre, Daniel Zagury, dialoguant avec la grande œuvre russe « Crime et Châtiment ». L’un comme l’autre se heurtent à l’inexplicable du passage à l’acte. « Pourquoi tue-t-on ? Sait-on au moins qu’on tue ? c’est un mystère qui ne sera jamais épuisé. Dans des procès d’assises, très souvent les prévenus ne peuvent pas vraiment reconnaître les motivations de leur crime, ou même ce qui leur est arrivé à eux. On parle de dissociation, de clivage. S’ils reconnaissent, les prévenus s’effondrent. Emmanuelle Borgia, qui n’est accusée de rien, est guettée également par ce risque d’effondrement ».
Diplômée de Sciences Po, d’HEC, et titulaire d’un master de droit, Diana Filappova est aujourd’hui romancière et essayiste, engagée dans le monde politique et associatif. Elle a hésité à embrasser une carrière d’avocate. « J’ai toujours regretté de ne pas être devenue non pas une ténor mais une « soprano » du barreau. J’adore le procès pénal et les assises en particulier, l’antre où la défense des innocents, des victimes, atteint son paroxysme ». Pour nourrir son personnage, elle se glisse sur les bancs du public de différentes cours. Elle suit en intégralité les deux procès de Nordahl Lelandais, coupable du meurtre de Maëlys de Araujo et du caporal Arthur Noyer, et celui de Hubert Caouissin, reconnu coupable du meurtre de la famille Troadec. « C’est l’une des expériences les plus fortes de ma vie. J’ai compris ce que c’est d’être accro aux assises. On n’oublie jamais les corps, le son de la voix, ce qu’on a entendu ». Mais des procès moins spectaculaires pour coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner l’ont tout autant marquée, peut-être même davantage. « On ignorait si le prévenu était vraiment coupable », dit-elle, soulignant le vertige particulier de ces audiences où l’on peut imaginer que l’accusé se trouve dans le box par erreur. « Le non spectaculaire est particulièrement intéressant ».
Au fil des audiences, Diana Filippova observe les journalistes embarqués dans cette plongée au long cours dans les « bas-fonds de l’âme humaine ». Elle leur pose des questions, comprend de quelle manière ils se protègent, eux qui passent la journée à moins de deux mètres des plus grands criminels. « C’est impossible comme posture. Ils voient cet homme qui n’est pas chahuté, que l’on ménage, que l’on essaye de comprendre. C’est insupportable pour l’instinct animal, qui forcément crie vengeance. Alors ils mettent en place des stratégies. Certains m’ont expliqué qu’ils n’écrivent jamais le jour même, laissant parfois passer des jours. D’autres n’écrivent même pas du tout sur ce qui les a le plus profondément bousculés. Les rédactions envoient en général deux journalistes d’une même rédaction pour qu’ils puissent se relire entre eux ».
Fait-diversière aussi brillante que borderline, Emmanuelle Borgia ne suit aucune de ces règles. Fragile, à vif, elle se laisse gagner par les envies de vengeance, écrit en roue libre, au point qu’on l’imaginerait bien, un jour, passer sur le banc des accusés. Le roman pose également la question de la responsabilité immense de ces chroniqueurs débordés par l’émotion. « Vous venez quatre jours, vous écrivez quelques milliers de signes, et vos chroniques sont pires qu’un verdict », rappelle à juste titre l’un des personnages de ce roman fiévreux.
Référence : AJU017h5
