« Stalincrack » : un vendeur de crack rejugé en appel pour homicide involontaire

Publié le 09/12/2022

Relaxé par le tribunal correctionnel de Paris le 22 août dernier du chef d’homicide involontaire sur la personne d’un de ses clients décédé d’une overdose, Ahmed B a été rejugé jeudi 8 décembre par la cour d’appel. Le parquet estime que le simple fait d’avoir vendu une dose de crack à la victime suffit à démontrer la faute et la responsabilité du prévenu. 

Palais de justice de Paris
Palais de justice de Paris (Photo : ©AdobeStock/uniqueVision

Au palais de justice de la Cité, l’ancienne 16e chambre correctionnelle s’appelle désormais la D30. Elle accueille la 3e chambre du pôle 2 de la cour d’appel de Paris en charge ce jeudi après-midi de se pencher sur un dossier de crack. À travers les vitres sales du box des accusés, rendues plus opaques par l’éclairage incertain de la salle, on aperçoit Ahmed B, 29 ans, baraqué, en survêtement noir et blanc Adidas. En août dernier, il a été relaxé du chef d’homicide involontaire sur la personne de Pierre, 60 ans, décédé d’une overdose de crack en juin 2021 (lire notre récit du procès en première instance). Le parquet a fait appel, la famille de la victime aussi, c’est pourquoi on l’a extrait de Fleury-Merogis, où il purge trois ans pour trafic de stupéfiants, afin de le rejuger.

L’achat d’une dose à 2 h 17 du matin

Les faits sont aussi simples que tragiques. Dans la nuit du 6 ou 7 juin 2021, Pierre se rend à Stalingrad, surnommé par les habitants « Stalincrack », tant le quartier est devenu le haut-lieu de négoce de ce poison. La vidéosurveillance montre qu’à 2 h17 du matin, il achète une dose de crack à Ahmed B., ce que celui-ci ne conteste pas. A 3 h 20, Pierre est de retour chez lui. Les relevés bancaires racontent qu’il effectue ce jour-là 3 retraits de 50, 30 et 90 euros entre 2 h 44 et 7 h 40. Le téléphone évoque quant à lui une deuxième sortie entre 7 h 30 et 9 h 10 le 7 au matin. Dans le nord de Paris relève l’enquête, sans en dire plus. Mais cela permet d’imaginer du côté de la défense qu’il est ressorti acheter une nouvelle dose, payée avec le cash retiré. Sa sœur, qui veille quotidiennement sur lui depuis des années,  lui parle au téléphone vers 10 h 40 puis ils se voient pour faire des courses. Elle ramène son frère à 16 heures chez lui. Après avoir tenté en vain de le joindre durant les deux jours qui suivent, elle appelle les pompiers qui le découvrent le 9 juin au soir sans vie sur son canapé, des pipes à cracks à côté de lui.

Absence de lien de causalité

Selon l’analyse toxicologique, il a succombé à une overdose de crack. Seulement voilà, on ignore quand précisément et rien ne démontre qu’il y ait un lien direct et certain entre la dose vendue par Ahmed B et le décès. C’est en tout cas ce qu’a relevé le tribunal dans son premier jugement : « Le tribunal considère que le lien de causalité n’est pas établi entre le décès et la dose. En l’absence de rapport d’autopsie, nous ne savons pas quand ni à quelle heure il est décédé. Par ailleurs, il y a un défaut de comparatif entre le produit vendu et le produit ingéré, de ce double fait, le tribunal ne peut considérer que le lien de causalité est établi entre le décès et le produit ingéré ».

Un commerce à 200 euros par nuit

À la lecture du rapport par la présidente, une certitude apparaît, qui n’est contestée par personne, Ahmed B est un trafiquant de crack. Lors de la perquisition, on a trouvé chez lui de l’argent liquide (5 100 euros), des stupéfiants (27 grammes de crack) et le matériel du parfait petit chimiste. Né en septembre 1997 à Libreville au Gabon, il dit être arrivé en France en 2016 via l’Italie, de là, il monte à Paris et s’installe Porte de La Chapelle en raison de la présence d’une communauté africaine. Il trafique depuis son arrivée des galettes qu’il achète 250 euros, débite en 40 morceaux revendus 8 à 10 euros pièce à Stalingrad entre minuit et 7 heures du matin. Le commerce est juteux : 180 à 200 euros par nuit.

« Tous les Africains sans papiers ne deviennent pas dealers »

Ahmed B. assure qu’il est tombé dans le trafic en raison de son addiction. S’il reconnaît la transaction de 2 h 17, il objecte que rien ne démontre que c’est son crack qui est à l’origine du décès de la victime. « Tous les Africains sans papiers ne deviennent pas dealers, on peut faire autre chose de plus honnête dans le non déclaré, la cour en sait quelque chose » objecte la présidente qui visiblement n’entend pas s’en laisser compter. Et puis d’abord où a-t-il trouvé 250 euros pour acheter une galette et débuter son commerce, lui qui raconte être arrivé sans rien en France ? Ahmed B. répond qu’il a travaillé en prison. Oui mais avant ? Le prévenu élude. L’appartement qu’il occupe, moyennant un loyer non déclaré de 600 euros par mois ? C’est une fille qui lui loue. Ses fournisseurs ? Pas toujours les mêmes, il y en a beaucoup dans le parc à Stalingrad, explique-t-il. La présidente secoue la tête d’un air à la fois entendu et résigné.

« Je veux être loin du crack »

« — Le fait d’avoir été condamné à trois reprises n’a rien changé à vos habitudes de vie : 4 mois ferme en novembre 2017, un an ferme en 2018, 18 mois en 2019 avec interdiction du territoire français pendant 10 ans. Vous êtes en situation irrégulière, vous n’avez depuis 2016 eu aucune autre activité que le trafic de stupéfiants. La justice vous n’en avez pas grand-chose à faire, vous effectuez votre peine et vous recommencez, vous restez en France quand même et pour continuer à agir de la même façon. Je ne dis pas que c’est simple mais quand même ça fait beaucoup, on est d’accord ?

— Oui.

— Elle le sait votre famille que vous êtes en détention ?

— Elle en penserait quoi si elle savait ?

— Elle ne serait pas fière

— Comment vous envisagez votre avenir ? Vous voulez rester en France ?

— Je veux être loin du crack

— On a du mal à vous croire ».

« Vous êtes-vous dit « je vends de la mort » ? »

C’est toujours la même défense, visiblement cette chambre connait bien le dossier du crack à Paris : les dealers assurent qu’ils revendent pour se payer leur dose. Mais la réalité est toute différente, souvent ce sont des trafics organisés et leurs auteurs se gardent bien de consommer leurs produits.

La présidente en vient aux faits

« — Le 7 juin 2021 en début de nuit, parmi vos multiples clients, vous allez vendre du crack à Pierre, vous vous êtes reconnu sur la vidéo. Toutes les nuits où vous avez vendu du crack, vous êtes-vous dit « je vends de la mort » ?

— Je ne savais pas ça.

— Vous ne saviez pas ?

— Non ».

Quand on connait l’état des consommateurs qui hantent Stalingrad on a beaucoup de mal à croire qu’il ignore les ravages occasionnés par son produit…

Dealer et consommateur, vraiment ? 

C’est au tour de la sœur de Pierre de s’exprimer. Elle est à vif depuis le début de l’audience et son avocat se tourne régulièrement vers elle pour l’apaiser. L’inédit dans ce dossier, c’est le profil de la victime. Contrairement aux ombres errantes du quartier du crack, Pierre avait un domicile et une famille qui veillait sur lui. Le crack, il était tombé dedans il y a longtemps ; à la suite d’un accident de la vie qui avait révélé un syndrome bipolaire. C’était un homme cultivé, très apprécié de son entourage, et parfaitement conscient de son état. Sa sœur raconte les états de souffrance inouïs qu’il traversait quand il était en manque, et dénonce l’impossibilité en France d’obtenir de la morphine pour endurer les crises. Son expérience la fait douter sérieusement que le grand type sportif apparemment en pleine santé dans le box puisse être lui aussi un consommateur. « Mon frère les appelait les vendeurs de morts. Quand on voit la stratégie qu’il faut mettre en œuvre, porter des cagoules, passer plusieurs relais, se cacher, mon frère n’aurait pas pu, comment peut-on être vendeur et consommateur en même temps. Je m’interroge sur cette double posture». Le fait qu’il soit ressorti le 7 au matin, peut-être pour acheter une nouvelle dose qui lui aurait été fatale ?  « Il lui est arrivé de marcher toute la nuit sans rien consommer, cela fait partie des symptômes, il arrivait parfois les pieds en sang. Dans sa tête c’est comme un robot quand il marche, il n’allait pas se rendre dans le 16e,  il est allé marcher là-bas ». Là-bas où on vend du crack, mais pas forcément pour en acheter donc. Elle dit encore que leur père est mort de chagrin à la suite de la disparition de son frère, puis fond en larmes et quitte la barre.

Tout est dit. Vient le temps des plaidoiries.

La délicate question du lien indirect

Les deux avocats des parties civiles contestent l’analyse juridique développée dans le jugement. Me Véra Goguidze, qui plaide pour une partie de la famille de Pierre, estime que comparer le crack trouvé deux mois plus tard chez le dealer avec celui qui a tué la victime était impossible et inutile. Impossible parce que le crack dans le sang n’est pas comparable à celui d’avant sa prise. Inutile parce que celui qui a été saisi n’est forcément pas le même  que celui qui a été vendu. Quant au déplacement dans le nord de Paris, elle ne savait pas que tout le nord tout entier était un marché de crack. Surtout, la thèse des parties civiles est qu’en l’espèce il importe peu que plusieurs personnes aient concouru au dommage, y compris la victime, l’intention de la loi est de punir la faute à l’origine du dommage fut elle non exclusive.

« Est-ce qu’Ahmed B a vendu du crack : oui

Est-ce que cela a concouru au décès de Pierre : oui

Que serait-il arrivé si on avait découvert qu’il avait acheté aussi à un autre vendeur ? Il y aurait eu un partage de responsabilité entre les deux » conclut l’avocate.

À son tour Me Philippe Ohayon, qui assiste la sœur du défunt, insiste sur le fait qu’un lien indirect suffit à condamner. Et il prend l’exemple de 9 personnes participant à une expédition punitive qui fait un mort. Si les 9 n’ont pas forcément frappé la victime, la justice considérera néanmoins que la simple présence des coauteurs a donné le courage aux autres de porter les coups et de donner la mort. De telle sorte que toutes ont participé, fut-ce de manière minime, au décès de la victime et se sont ainsi rendues coupables d’homicide involontaire. On est donc en présence, a minima, d’un homicide involontaire par faute grave avec lien indirect.

Cinq ans de prison requis

C’est également la position du parquet. « Ici la question n’est pas de dire qu’Ahmed B a pris du crack et l’a fait ingérer à la victime pour la tuer, la question c’est : les produits stupéfiants entrent-ils dans un enchaînement de conséquences qui a entraîné la mort de Pierre ? » Et l’avocat général de souligner « on n’est pas aux assises, mais sur un délit non intentionnel relevant d’une jurisprudence constante sur les fautes conjuguées ». Pour le parquet, le prévenu « a contribué à la réalisation générale de la déliquescence d’un état de santé jusqu’à la mort ». De fait, il requiert 5 ans de prison avec maintien en détention ainsi que la confirmation de l’interdiction définitive du territoire français. Et de conclure, « M. Ahmed B n’a vécu ici depuis 2016 que pour et par le crack à Paris jusqu’à causer la mort de M. Pierre ».

« On ne peut pas, pour répondre à une douleur légitime, tordre le cou au droit »

En défense, Me Frédéric Landon, a le jugement pour lui et donc ne s’étend guère.  « Vos qualités d’orateur ne démontrent pas le bien-fondé de vos arguments qui consistent à faire entrer un rond dans un carré car il faut absolument un coupable de la mort de ce monsieur » rétorque-t-il au parquet. Et l’avocat de rappeler que seule l’autopsie aurait permis de connaître exactement les circonstances de la mort. « On ne peut pas, pour répondre à une douleur légitime, tordre le cou au droit. Vous ne pourrez que confirmer l’impossibilité de déterminer le jour et l’heure du décès, l’absence de lien de causalité certain avec la dose, et le fait que la téléphonie a démontré que la victime était ressortie bien après cette dose ». Son client a été condamné pour trafic à trois ans par ce même jugement, une « réponse à la hauteur » conclut-il.

La cour prononcera sa décision le 11 janvier prochain. Gageons qu’elle sera observée avec attention tant le problème du crack à Paris et en particulier à Stalingrad devient critique. Et l’on se doute qu’une jurisprudence reconnaissant la responsabilité des dealers dans le décès de leurs clients, y compris en l’absence de lien direct démontré, soutiendrait l’action répressive du parquet…La famille de Pierre est repartie avec le sentiment que cette fois-ci, contrairement à ce qu’il s’était passé en première instance, elle avait été entendue et que la cour était parfaitement avertie des ravages du crack et de la responsabilité des trafiquants.

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