TJ de Bobigny : « Je n’ai jamais vu deux lectures du monde aussi différentes »

Pendant une audience qui s’étale sur plus de deux heures, Monsieur A. et Madame C. racontent leur relation commune mais semblent n’avoir presque rien vécu en commun. Madame C., qui a porté plainte contre le père de sa fille, relate des insultes, menaces, gifles, coups de tête, strangulations. Monsieur A. assure ne l’avoir jamais frappée, ou sinon pour se défendre. Le tout, sans avocat.
Exceptionnellement, la 17e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Bobigny se délocalise dans la salle climatisée des assises en cette journée. Dans cet espace plus grand que d’ordinaire, les micros ne fonctionnent pas au début de l’audience. Pour rendre possible le travail de la greffière qui prend tout en note, le président de séance répète chacun des mots du prévenu.
Monsieur A. est présenté en comparution immédiate pour des faits de violences habituelles contre sa conjointe de janvier 2023 à juin 2024. En faisant de nombreuses pauses pour faciliter la tâche de la greffière, le prévenu s’attarde sur des faits survenus en 2022, lors desquels Madame C., sa compagne, se serait jetée sur lui pour le griffer, il aurait appelé la police pour faire constater les blessures. Le président de séance le laisse dérouler, avant que la procureure ne fasse remarquer : « Si je peux me permettre, on est bien avant la période de prévention…
— On a le temps, il n’y a pas beaucoup d’affaires et le contexte est important, d’autant que Monsieur n’a pas d’avocat. »
Monsieur A. n’a pas souhaité être accompagné par l’avocat de permanence avec qui il s’est entretenu, le jugeant condescendant. Il assure donc sa défense seul. Après cette remarque, le président du tribunal recadre quand même les débats sur la période de prévention, ajoutant à destination du prévenu : « Vous savez comment c’est, ce n’est pas votre premier procès… »
Le prévenu de 25 ans nie les faits qui lui sont reprochés – gifles, strangulations, coups de tête, insultes et menaces avec arme et couteau. « Moi je ne l’ai jamais frappé. À part des insultes peut-être et des bousculades avec mon pied, il n’y a rien. Je ne l’ai jamais tapé, sauf pour la repousser avec mon pied ou mes mains.
— Vous avez reconnu tous les faits en garde à vue. Pourquoi pas aujourd’hui ?, questionne le juge.
— J’étais en pleine crise de névrose, j’ai aussi avoué un meurtre pendant la garde à vue. Je n’arrive pas à me contrôler quand il s’agit de ma fille [enfant du couple, âgée de un an, NDLR] que j’aime plus que tout. J’ai fait une tentative de suicide en garde à vue. »
Le juge détaille cette histoire de meurtre : l’ancien colocataire de Madame C., ex-compagne du prévenu et qui a porté plainte contre lui, a été tué par coups de couteau. Monsieur A. s’est dit être l’auteur du meurtre, mais l’enquête a permis la mise en examen de quelqu’un d’autre.
« — Est-ce que vous avez mis en joue Madame ?, poursuit le président du tribunal.
— Non.
— Est-ce que vous l’avez menacée avec un couteau en inox ?
— Non, je n’ai pas besoin d’un couteau pour exercer une pression sur Madame. »
Sont ensuite décrites des images capturées par la plaignante, qui explique avoir pris frénétiquement des photos et vidéos dans le cas où « il retourne la situation contre elle ». Le nombre de photos et vidéos fournies à la justice est cependant réduit, parce que le prévenu en aurait supprimé une grande partie. En restent quelques-unes : les images d’un pistolet (de défense, assure le prévenu), une vidéo dans laquelle Monsieur A. dit durant une conversation avec des amis « Je t’ai même mis des coups dans la tête » à Madame C., ainsi que des photos d’une porte fracassée. Le prévenu admet avoir frappé la porte de la salle de bains, « malheureusement », comme il le répète tout au long de l’audience. « On s’était disputé, j’ai préféré donner un coup de poing à la porte », justifie-t-il. Madame C. était à ce moment-là enfermée dans la salle de bains avec sa fille dans les bras pour fuir Monsieur A. qui la poursuivait.
« — Vous la poursuiviez parce qu’elle vous avait réveillé ?, questionne le juge à partir des déclarations de Madame C.
— Parce qu’elle m’a réveillé avec une gifle », répond du tac au tac le prévenu.
Examinée par un médecin, Madame C. n’a obtenu qu’un jour d’ITT. Le certificat médical fait une page et ne mentionne pas l’état psychologique de la jeune femme, grande et frêle, qui semble pourtant très atteinte par la situation.
-« Pouvez-vous nous décrire les conséquences de ces faits sur vous ?, demande la procureure.
— Pour ma fille, je me disais que je peux tenir mais je ne pouvais plus. Au quotidien c’était dur. J’avais peur de parler aux gens. Je me suis renfermée sur moi, répond la plaignante d’une voix tremblante.
— Vous vous sentiez libre avec lui ?
— Non. Il fallait que je fasse attention à comment je m’habille, comment je parle, à mes manières, à ce que je disais… »
La magistrate s’adresse ensuite au prévenu qui maintient sa version des faits, à l’opposé de celle de son ex-compagne :
« — Vous dîtes qu’elle ment. Pourquoi ferait-elle ça ?
— Son intérêt, c’est que je ne vois plus ma fille. Elle a des comportements dangereux pour ma fille, elle n’a pas conscience du danger. Elle met en danger sa fille en sortant dans une rue remplie de bars avec des gens éméchés. Une fois elle a été suivie dans la rue, elle m’a appelé.
— Lors de votre audition, vous avez dit ne pas être apte à s’occuper de votre fille. C’est le cas ?
— Je confirme. Je ne suis pas stable financièrement. J’avais peur de mal faire. Et on avait un accord : un enfant a besoin de sa mère jusqu’à ses trois ans au moins, les études le prouvent. »
Les magistrats en viennent à la lecture d’éléments supplémentaires : des SMS échangés entre le couple à l’époque de la grossesse. « Tu as ma fille dans ton ventre. Tu sais de quoi je suis capable. Ta vie à toi je m’en fous. » Monsieur A. reconnaît avoir envoyé le message et se justifie en assurant qu’ « une fausse couche est vite arrivée ».
Le président du tribunal revient à Madame C : « Madame, vous vous rendez compte qu’il faut peser vos propos ? Vous êtes consciente des conséquences de vos accusations ?
— Oui, je n’ai pas cherché à dire plus, je n’ai pas menti. Je ne voulais pas en arriver là mais je n’ai vraiment pas eu le choix ! »
Les questions se poursuivent sur les coups de tête : Monsieur A. nie, Madame C. confirme ses propos. Puis sur la place de la petite fille du couple pendant ces scènes de violence : Monsieur A. minimise et regrette, Madame C. assure que l’enfant commençait à pleurer dès qu’il y avait des coups. « Je n’ai jamais vu deux lectures du monde aussi différentes, se désole le juge. Soit vous vivez dans deux univers parallèles, soit l’un des deux ne fait que mentir !
— Je confirme, assure Monsieur A.
— Les erreurs judiciaires viennent de là. Tous les grands procès avec des erreurs, c’est quand on a des versions des faits aussi irréconciliables. »
Les magistrats en viennent à aborder la personnalité du prévenu, condamné déjà plusieurs fois pour des vols aggravés et des agressions sexuelles en 2017, à l’époque par un tribunal pour enfants. Monsieur A. a depuis peu un emploi et consomme du cannabis quotidiennement (8 joints par jour). Quand le juge lui fait remarquer que c’est une « horreur » pour les personnes qui ont des difficultés psychologiques ou psychiatriques, le prévenu rend une fois de plus la plaignante responsable de la situation : « Malheureusement, ma compagne est accro. »
Arrive la fin de l’audience et le temps pour les différentes plaidoiries. Sans avocat, c’est plutôt rapide. Il faut quand même au président de séance expliquer à Madame C. ce que signifie se constituer partie civile et son droit à demander des indemnités. Sans y avoir visiblement réfléchi en amont, la plaignante demande 100 euros pour le préjudice moral – bien en deçà de ce qui se fait d’ordinaire – et à être « tranquille moralement » via une interdiction de contact.
Au tour de la procureure, selon laquelle les éléments du dossier concordent avec la version de Madame C. Compte tenu de la gravité des faits étalés sur 18 mois, l’usage d’une arme, la survenue des violences devant un enfant et l’addiction du prévenu au cannabis, la magistrate insiste sur le risque de réitération et demande deux ans et demi de prison (deux ans ferme et six mois avec sursis probatoire).
Au tour de prévenu, qui se défend seul. « J’avoue qu’il y a des menaces mais jamais de coups et blessures, encore moins devant ma fille. J’ai vu ma mère être frappée par mon beau-père », insiste-t-il. Monsieur A. rappelle qu’il n’a pas été condamné depuis 2017 et qu’il a réussi à obtenir un emploi. « Si je suis incarcéré aujourd’hui, tous mes efforts depuis quatre ans seront réduits à néant. » Il conclut en assurant ne plus vouloir être en contact avec son ex-compagne : « Ça a failli mener à ma mort, j’ai failli me suicider. Je souhaite que justice soit faite. »
Le tribunal se retire et rend son jugement après une longue pause. Monsieur A. est déclaré coupable. « On n’a pas retenu vos déclarations en garde à vue mais on a eu la même lecture que Madame le procureur », indique le juge pour expliciter la décision du tribunal. La peine prononcée est moins lourde que celle requise : un an de prison aménagé ab initio en semi-liberté à Bois d’Arcy, « pour ne pas casser le travail entrepris » et un an et demi de prison avec sursis probatoire. « Tout le sens de la peine est de vous éloigner », détaille le juge, de sorte que Monsieur A. écope d’une interdiction de paraître dans toute la Seine-Saint-Denis, d’une obligatoire de formation ou de travail, de soins psychologiques, psychiatriques et en addictologie, d’un stage de sensibilisation aux violences conjugales, d’une interdiction de contact avec la victime et de se rendre à son domicile.
À l’issue de l’audience, Monsieur A. retourne dans le box. Et Madame C. quitte les bancs du public, accompagnée par la mère du prévenu, qui soutient pleinement son ex-belle-fille.
Référence : AJU014u2
