TJ de Nanterre : « Cet accident a brisé la vie de Monsieur, vous en êtes conscient ? »

Publié le 07/05/2024
TJ de Nanterre : « Cet accident a brisé la vie de Monsieur, vous en êtes conscient ? »
Aldeca Productions/AdobeStock

Un salarié et son entreprise sont entendu devant le tribunal judiciaire de Nanterre pour statuer de leur responsabilité après un grave accident de travail sur un chantier, au cours duquel un homme a perdu un œil.

Le 25 octobre 2018, Monsieur O. a été victime d’un terrible accident de travail lors d’une manœuvre sur un chantier au Plessis-Robinson. Il est venu assister à l’audience qui se tient devant la 17e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Nanterre, où doivent comparaître Monsieur L. et l’entreprise S. qui l’employait. Tous deux doivent répondre des faits de mise à disposition de travailleur d’équipement de travail ne permettant pas de préserver sa sécurité.

L’avocat de Monsieur L. commence par demander la nullité sur plusieurs points du dossier. D’abord, en interrogeant le fondement des poursuites du parquet, mais aussi parce que l’entreprise ne porte plus le même nom depuis quatre ans. De plus, Monsieur L. a dû se présenter en urgence au tribunal ce jour, et décaler pour cela un examen. « Ce ne sont pas des conditions de représentation acceptables », argue la défense. Insuffisant pour l’avocat des parties civiles : « Il n’y a pas de difficultés majeures, ce n’est qu’un changement de dénomination sociale. » Même son de cloche pour le procureur : « La société est en mesure de comprendre ce qui lui est reproché. »

Les faits reprochés sont justement anciens. Lors d’un chantier d’assainissement sur lequel intervenait Monsieur O., une tête de forage est venue percuter l’œil de ce dernier. L’inspection du travail est alors venue vérifier les conditions de travail et voir si l’entreprise a failli à ses obligations d’assurer la sécurité des travailleurs. La juge insiste bien sur un point : il ne s’agit pas d’un dossier de blessures involontaires. Ici doit être jugé si Monsieur L. et l’entreprise ont mis en danger les travailleurs de ce chantier.

« J’avais jamais entendu parler de barre de protection »

Une femme s’avance à la barre, elle représente l’inspection du travail et vient répondre aux questions de la juge. Sur place, après la prise en charge de la victime, elle a pu observer que la buse de curage était effectivement sortie du regard. Elle n’a observé aucune protection, ni dispositif de retenue. Elle mentionne aussi que Monsieur L. a été convoqué à deux reprises par l’inspection du travail pour être auditionné dans le cadre de l’enquête. Il ne s’est jamais présenté.

Monsieur O. est appelé à la barre. La juge veut revenir sur cet accident qui a bouleversé sa vie, très précisément sur les conditions dans lequel il travaillait sur ce chantier.

– « Quel type de protection aviez-vous ?

– Aucune.

– Est-ce que c’était différent des autres chantiers où vous aviez déjà travaillé ?

– Non. J’avais jamais entendu parler de barre de protection.

– Aviez-vous été formé aux mesures de sécurité ?

– On avait reçu des conseils d’ouvriers plus expérimentés. »

Au tour de Monsieur L. d’être appelé à la barre. Pourquoi n’a-t-il pas répondu aux convocations de l’inspection du travail ? Il explique qu’il était en congé au moment des faits. Il a donc estimé qu’il n’était pas le mieux placé pour répondre aux questions sur les événements.

– « Mais vous avez une délégation de pouvoir, rétorque la juge. Vous ne vous dites pas que l’inspection du travail a besoin d’entendre ce que vous nous dites là ?

– Ma présence n’était pas adéquate pour répondre à ces questions.

– C’est très rare que des gens ne répondent pas à ces convocations. L’inspection du travail a été dans l’incapacité de comprendre ce qu’il s’est passé. Comment vous voulez faire comprendre ce que vous nous dites ? Vos conseils ne vous ont pas dit ça ? »

Monsieur L. admet qu’il n’a pas raisonné de manière « très cartésienne » : « J’imaginais pas me retrouver devant vous. » La juge veut comprendre son rôle sur les chantiers : « Comment vous, vous vérifiez que ça va ? Comment vous faites pour que cet incident ne se reproduise plus ? » Monsieur L. se lance dans une explication détaillée de son rôle, de sa place dans la hiérarchie. La juge s’impatiente face à ce prévenu qui semble contourner ses questions.

– « Mais qu’est-ce que vous faites concrètement ? Qu’est-ce que vous avez mis en place ? Qu’est-ce qui a changé ?

– Le CHSCT s’est réuni, c’est le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail qui doit au sein de l’entreprise…

– Je sais ce que c’est qu’un CHSCT !

– Ce qu’on a fait, c’est un flash prévention sur les conditions de forage, pour que les opérations soient faites en pression progressive, que soit vérifié l’état des têtes. Il y a eu un groupe sur la protection du regard pour éviter les sorties de têtes. »

Les explications sont très techniques. La juge s’intéresse aussi à sa présence ou non sur le terrain. Monsieur L. repart dans un exposé des rôles dans la hiérarchie de l’entreprise. La juge n’y tient plus :

– « On, on, on, la société, la société… moi je demande, vous, ce que vous faites ! »

Monsieur L. se ressaisit, explique ses visites mensuelles pour documenter les conditions de sécurité.

« Vous pensez que Monsieur était suffisamment formé ? »

« Cet accident a brisé la vie de Monsieur, vous en êtes conscient ? », demande l’avocat de la partie civile. La réponse est d’une franchise déconcertante : « À vrai dire, non. »

– « Vous avez été en lien avec lui ?

– Je ne le connais pas personnellement. Avec les ressources humaines, nous avons travaillé à comment le réintégrer dans l’entreprise.

– Mais vous avez pris de ses nouvelles ?

– Pas directement, mais via son responsable.

– D’un point de vue administratif, donc. »

L’avocat s’intéresse aussi à son action sur ce chantier réputé difficile, mais aussi à la place de Monsieur O.

– « Vous pensez que Monsieur O. qui avait signé un CDI dans cette entreprise six mois avant, était suffisamment formé, encadré ?

– Je suis étonné de cette question. Les ouvriers ont été formés, ils ont leur FIS, ils sont formés à l’utilisation du véhicule, ils ont reçu un tutorat à Sainte-Geneviève-des-Bois sur l’assainissement. »

Son avocat rappelle que les justificatifs de formation ont bien été transmis par l’entreprise. Aujourd’hui Monsieur L. n’est plus salarié de l’entreprise S. et est en reconversion professionnelle dans la rénovation énergétique.

« Aucun élément ne permettait d’assurer la sécurité de ce chantier »

L’avocat de la partie civile fait le point sur les solutions apportées par l’entreprise, des repères de couleur pour évaluer le niveau des têtes, des barres anti-retournement, qui cependant ne sont pas satisfaisantes pour le CHSCT. « On regrette que cela n’ait pas été mis en place avant. » Monsieur O. a déjà obtenu une provision de 15 000 euros sur ses dommages et intérêts mais doit saisir à nouveau le pôle social du tribunal judiciaire de Nanterre. En attendant, l’audience de ce jour doit évaluer la responsabilité de l’entreprise et seulement cet aspect. L’avocat demande la condamnation de Monsieur L. et de l’entreprise à verser 5 000 euros chacun à Monsieur O.

Il s’agit d’un dossier lourd, rappelle le ministère public. La victime a reçu 60 jours d’ITT, et a perdu son œil. Si cette audience ne doit s’attarder que sur les infractions techniques, il remercie néanmoins Monsieur O. de s’être déplacé. « De fait, aucun élément ne permettait d’assurer la sécurité de ce chantier, il n’y avait pas de moyens de voir que la buse était en train de sortir du regard. » Il requiert une amende de 2 000 euros pour Monsieur L. et 30 000 euros pour l’entreprise S.

Pour l’avocat de la défense, les circonstances de l’accident n’ont pas été caractérisées. « Le CHSCT n’a fait qu’émettre des hypothèses sans les confirmer. » La barre de retournement n’est pas convaincante, ni le dispositif de retenue qui n’est pas adapté à ce type de pression. Il demande la relaxe pure et simple et se dit gêné par les raisonnements émis, comme si son client aurait dû être « omniscient et omnipotent ». « La réalité de la vie en entreprise, c’est qu’il reste un salarié avec une direction au-dessus de lui, sa responsabilité est de déployer des règles de sécurité. Il faisait des visites techniques, il n’a pas manqué à ses obligations à ce titre. »

La parole est au prévenu. Il se tourne vers Monsieur O. pour lui faire part de son « empathie ». Il semble à la fois sincère, sans vraiment savoir s’y prendre. « J’en profite pour vous souhaiter un bon rétablissement et vous dire qu’un poste adapté dans l’entreprise vous attend. »

Au délibéré, la juge rejette les conclusions de nullité, et reconnaît la responsabilité des prévenus. Monsieur L. est condamné à une amende de 2 000 euros, dont 1 000 avec sursis. La société est condamnée à 10 000 euros d’amende.

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