TJ de Nanterre : « C’était quoi le but ? Jouer aux caïds ? »
Une annonce sur Le Bon Coin, un rendez-vous donné à Colombes… et un guet-apens au cours duquel un homme a été dépouillé et frappé. Deux vingtenaires ont été présentés à la justice, mais déterminer leur implication n’a pas été chose aisée.
L’un est assis dans le box, l’autre, juste devant lui, est venu libre devant la 16e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Nanterre. Face à eux deux, leur victime, pas beaucoup plus âgée, a pris place sur le banc des parties civiles. Walid* et Amin* comparaissent pour extorsion avec violences. Le premier ne reconnaît pas les faits, le second, seulement en partie.
Quelques semaines plus tôt, Damien* porte plainte au commissariat de Colombes. Après avoir répondu à une annonce sur Le Bon Coin pour acheter un iPhone, il est tombé dans un piège : on lui a volé 600 euros, mais aussi sa montre Rolex, deux portables, son sac Louis Vuitton, des bagues, et il a reçu de nombreux coups. Il raconte aux policiers avoir d’abord retrouvé un jeune garçon qui se présentait comme le petit frère du vendeur avec qui il venait d’échanger au téléphone, et l’avoir suivi avec un ami du garçon pour faire la transaction dans un lieu sûr. C’est une fois arrivé dans un parking souterrain que les choses ont viré au cauchemar et que le plus âgé lui aurait dit : « Je crois que t’as pas compris, t’es pas là pour acheter un iPhone », avant de lui ordonner de donner tout ce qu’il avait sur lui.
« Quel est le problème qu’il peut y avoir à dire la vérité ? »
L’enquête a indiqué qu’une des cartes bancaires dérobées a été utilisée pour un paiement le lendemain à une station-service. Sur la vidéosurveillance, apparaît Amin. Damien affirme aussi avoir été menacé par les deux individus avec un couteau. « C’est faux, je l’ai pas tapé, j’avais pas de couteau », conteste Amin, qui donne une autre version de l’histoire : « C’était pas pour un iPhone qu’il est venu, c’est pour des cartes SIM ». Sur le banc des parties civiles, Damien laisse échapper un « Hein ? ! » incrédule. « Vous avez volé les cartes, ce jour-là ? », poursuit le juge en direction d’Amin.
– « Oui, il voulait pas payer.
– Ça justifie les violences ? »
Le juge poursuit en s’intéressant au rôle de Walid, qui n’était pas sur les lieux où les faits ont été commis. Pourtant son téléphone a borné à proximité. Le jeune homme s’approche à la barre. « Pourquoi êtes-vous en communication avec ces deux personnes ? », questionne le juge qui rappelle que le mineur est aussi poursuivi. De nombreux appels téléphoniques ont été relevés par les enquêteurs le jour des faits.
– « Il n’a pas de crédit, et je savais qu’il était avec Amin.
– Ces appels sont anormaux…
– J’appelle peu d’habitude, je passe sur Insta, Snapchat.
– C’est bien ce qui intrigue ! »
Walid ne se souvient pas pourquoi il a appelé son ami ce jour-là. Et s’il est à Colombes, ce n’est pas si étonnant, puisque le soir, il passe chez sa mère qui y vit. Une incohérence que le juge ne manque pas de relever : en audition, Walid a affirmé qu’il n’était pas à Colombes ce jour-là.
– « Je me suis fait interroger à 10 heures du mat’ et j’avais pas dormi de la nuit !
– Et vos réponses en voyant les photos, c’était « Je sais pas qui c’est »…
– J’ai pris peur alors j’ai dit que je les connaissais pas !
– Quel est le problème qu’il peut y avoir à dire la vérité ? Vu la fréquence de vos appels, vous pensez que les policiers vous croient quand vous dites que vous ne connaissez pas le mineur ? »
Le juge est dépité, épluche l’épais dossier en grommelant « J’ai passé l’âge de faire ça… d’ailleurs vous avez quel âge ? ». Walid a 20 ans.
Le magistrat revient au cas d’Amin et sur les violences dont Damien l’accuse, violences qui sont reconnues par le mineur impliqué. La victime lui aurait été décrite comme un escroc, un « scameur ». Comment Amin le saurait-il ? « Je préfère garder le silence », répond le jeune prévenu.
« J’ai l’impression qu’on n’a pas vécu la même histoire »
Au tour de la victime de venir à la barre.
– « Que pensez-vous de ce que vous avez entendu ?
– J’ai l’impression qu’on n’a pas vécu la même histoire ».
Damien ajoute qu’il n’a aucun élément sur Walid. Il décrit l’agression, dans un sas près d’un parking souterrain, fermé par des portes qu’on ne peut ouvrir que de l’extérieur. C’est grâce à une personne résidant dans l’immeuble qu’il a réussi à sortir. Il se dit aujourd’hui stressé, craignant pour sa sécurité. Incapable de reprendre un ascenseur, il a dû déménager de son appartement au 25e étage. Il réside en Thaïlande et n’est revenu que pour assister à cette audience.
Le procureur a d’autres questions pour Walid. Si lui et Amin sont amis, alors pourquoi ce dernier ne figure-t-il pas dans la liste des correspondants privilégiés établie par les enquêteurs ? Il énumère une série de noms, les personnes qu’il appelle le plus fréquemment.
– « Mais là, vous sortez le nom de mes parents !, proteste Walid.
– Vous racontez n’importe quoi ! s’emporte le procureur. Amin n’est pas un de vos correspondants fréquents, avez-vous une explication crédible, si vous lui parlez tous les jours ?
– Ça, c’est des contacts avec qui je parle, 20, 30 fois par jour !
– Et le 13 septembre, c’est devenu un contact favori, comment vous l’expliquez ?
– Je sais pas.
– Et le mineur, c’est aussi la première fois qu’il vous appelle et plus du tout après, comment vous l’expliquez ?
– Je sais pas…
– C’est un peu un mystère, quoi… », raille le procureur.
L’avocate de Walid rappelle que le plus clair de ses communications sont en data, et que comme il l’a déjà mentionné, elles passent par les réseaux sociaux, et que l’absence d’Amin dans la liste n’a finalement rien d’étrange. Elle souhaite aussi souligner les conditions d’interpellation du prévenu, le fait que des policiers ont cassé la porte chez son père, qu’il a passé 48 heures en garde-à-vue. « Moi je croyais que j’allais sortir le soir-même, j’ai rien à voir avec cette histoire », maintient Walid.
Une des juges assesseurs demande à Damien s’il reconnaît la voix de Walid et si elle correspond à celle qu’il a brièvement entendu avant l’agression. Il lui est impossible de l’affirmer. « Pourquoi vous aviez tout ça avec vous ? Deux téléphones, cinq cartes bancaires, une Rolex… ». La victime ne se laisse pas démonter par ce qui pourrait être pris pour une insinuation :
– « Est-ce que vous vous habillez en fonction des gens à l’extérieur ?
– Non, mais pour une annonce sur Le Bon Coin, je n’y vais pas avec toutes mes affaires de valeur !
– Une femme a bien son sac avec ses effets personnels ».
« Ce dossier est vide, il n’y a rien de bizarre à ses correspondances »
Walid n’a aucune mention à son casier judiciaire, il a passé un bac technologique, cherche une formation, tout en travaillant sur les marchés à Paris et en travaillant dans l’animation. L’enquêtrice sociale l’a décrit comme désinvolte et peu coopératif. « Je savais pas qui c’était », se défend le jeune homme, dont la famille est présente dans la salle. Amin, lui, a reçu deux avertissements du juge des enfants et a quitté sa scolarité pour faire un service civique. Il souhaite devenir chauffeur poids lourds. Damien souhaite se constituer partie civile, il demande 19 000 euros au titre de préjudices matériels.
« Je comprends qu’on puisse s’étonner de l’attitude de Damien, concède le procureur. Il faut aussi s’étonner qu’on ne puisse plus se promener tranquillement et faire confiance à un interlocuteur sur Le Bon Coin. Il faut s’étonner qu’on vous tende un guet-apens, qu’on vous extorque avec violence ». S’il n’y a pas de doutes sur l’implication des deux prévenus, le cas de Walid est plus complexe, selon lui. Plus complexe, mais cela amène néanmoins le parquet à interpréter la situation de façon lapidaire : Walid est le commanditaire de l’opération, Amin et le mineur en sont les exécutants. « Ce ne sont pas des grands délinquants. C’était quoi le but ? Jouer aux caïds ? Je trouve ça dommage ». Il requiert une peine de huit mois ferme avec bracelet électronique pour Amin et dix mois dans les mêmes conditions pour Walid.
« Ce que raconte Amin n’a rien à voir avec ce que dit la victime, qui s’est présentée comme quelqu’un qui va acheter et qui va être extorquée ». L’avocate d’Amin indique que son client a été missionné « par un grand » pour vendre des cartes SIM et que de son côté la victime « n’est pas très claire » : « C’est parole contre parole ». Pour l’avocate de Walid, il n’est tout simplement pas possible de rentrer en voie de condamnation : trop d’incohérences et pas d’éléments pouvant amener à croire que son client est le cerveau de l’opération, l’auteur de l’annonce et le planificateur de l’agression. « Ce dossier est vide, il n’y a rien de bizarre à ses correspondances ».
Au délibéré, Walid est relaxé, faute d’éléments. Amin est déclaré coupable et condamné à huit mois d’emprisonnement qu’il pourra effectuer sous bracelet électronique. Il devra s’acquitter de dommages et intérêts à l’égard de la partie civile, 1 300 euros au titre du préjudice matériel. Damien est débouté du reste de ses demandes, faute de justificatifs.
*Les prénoms ont été changés.
Référence : AJU012m6